Le mal du départ

La publication en français de la correspondance intégrale de l’écrivain et marin grec Nikos Kavvadias complète une œuvre à l’aura légendaire. Adaptée au cinéma, elle a aussi inspiré la photographie, des musiciens ou des écrivains grecs contemporains. Encore aujourd’hui, elle sert de phare à tous ceux pour qui la Grèce est autant terre et peuple que langue partie loin en voyage.


Nikos Kavvadias, Nous avons la mer, le vin et les couleurs. Correspondance 1934-1974. Trad. du grec par Françoise Bienfait et Gilles Ortlieb. Signes et Balises, 312 p., 22 €


Nikos Kavvadias n’est pas assez connu en France. Sa production est mince, mais culte : Le Quart (1954), roman météore et solitaire, trois recueils de poésie fabuleux et toujours non traduits en français, quelques nouvelles. Né en Mandchourie en 1910, mort à Athènes en 1975, radiotélégraphiste embarqué pendant des décennies sur des cargos et transatlantiques, connaissant mieux les bordels des antipodes que les Cyclades, il aima jusqu’à la rage la mer, les traversées au long cours, le tabac et la littérature.

Avant de monter à bord, Nikos Kavvadias resta quelques années sur le quai. Puis il descendit peu des navires où il travailla continument entre 1944 et 1974 : « Sur la terre ferme, je tangue, exactement comme les terriens sur la mer. » Écrivant à sa sœur adorée ou à sa nièce, restées à Athènes, il alterne entre nostalgie et culpabilité d’être toujours absent. Cela n’interdit pas la lucidité : « Je pense très souvent aux arbres. Mais je ne sais pas si je pourrais vivre très longtemps à leurs côtés. » Il n’y a plus de chez-soi ni vraiment de patrie pour ce Grec global qui participa à la campagne victorieuse contre l’Italie fasciste en 1941 avant de s’engager dans la Résistance avec les communistes. « “The seas are still pretty big, the weather in the past couple of days has been pretty bad.’’ Mais nous, pour la troisième fois, nous avons déjoué le cyclone. » Écrites depuis Melbourne en août 1951, ces lignes résument le flegme amusé du radio promenant un regard détaché et une inquiétude toute moderne face à des aventures lavées de leur exotisme.

Nikos Kavvadias, Nous avons la mer, le vin et les couleurs. Correspondance

Nikos Kavvadias, à bord © D. R.

Au premier abord, cette sélection de lettres semble s’adresser aux amateurs, tant elle est traversée des obsessions de Nikos Kavvadias. On aimera sans doute retrouver, comme en gestation, tel personnage du Quart ou telle situation présente dans son œuvre poétique. On entre bel et bien dans « l’atelier de l’écrivain », comme le mentionne Anne-Laure Brisac, éditrice et préfacière de l’ouvrage. Cette dernière avait publié il y a deux ans le Journal du timonier (Signes et Balises), carnet de bord qui offrait aussi un bel éclairage et une introduction à cette œuvre.

Cette correspondance de longue haleine est aussi un récit de voyage de plus de trente ans. Récit singulier où rien n’est à découvrir, répertorier, cartographier. Car, devant la profusion du monde et des ports, des côtes et des gens, Nikos Kavvadias s’en tient à invoquer des noms. Suspendus dans la page, comme hallucinés à travers le rideau de pluie d’une mousson, ils flottent tels des balises conduisant aux poèmes : « Guriquina ? C’est un phare ? Un port ? Un nom de fille ? Si seulement je savais ! C’est tout cela à la fois. Préparez le café du pilote. Il est encore tôt. Peu importe. Je veux voir l’horloge de Flinder’Station, Collin Street, la boutique du Chinois. “Ysé, Mesa, De Ciz, Amalric’’. Nous irons ensemble à Paris. Dès mon retour. » Grecquissime par tant d’aspects, son démotique fait eau de toute part et se retrouve inondé de termes, mots et personnes étrangers. Dispersée et planétaire, l’écriture du voyage devient métaphore de la vie de l’auteur. A-t-il vraiment vécu ses voyages ou les a-t-il rêvés ?

Récit de voyage sans descriptions, cette correspondance en dit long sur le rapport de Nikos Kavvadias à la littérature. Lui qui considérait Robinson Crusoë (anti-récit de voyage s’il en est) comme le plus beau livre qu’il ait jamais lu, il cite ici régulièrement T. S. Eliot, Woolf et Joyce. Lui qui mène une vie si aventureuse, le roman d’aventures ne semble pas l’intéresser. Il écrit à Michálīs Karagátsīs, Georges Séféris et Stratís Tsírkas, représentants du modernisme grec. Être au large de la terre ne l’avait pas éloigné, au contraire, des meilleurs écrivains de son temps. Curieux auteur donc, à la jonction du monde littéraire et de la vie des cargos, Nikos Kavvadias semble fait pour écrire des lettres. Entre les lignes, on voit le voyage accoucher de l’écrivain : « Dis à Z. de te faire lire le poème de T. S. Eliot “The soul of a man must quicken’’. Mon âme n’a pas réussi à se mettre en mouvement toute seule, c’est pourquoi elle a désiré le large, elle est montée sur les bateaux pour qu’on la transporte comme une cargaison. »

Au fil de ces lettres, un rythme s’impose et finit par donner l’impression d’une seule et même traversée, de la durée d’une vie. Dans cette trajectoire lestée d’une mystique océanique, les mêmes noms reviennent inlassablement, noms de ports lointains entrecoupés de regrets poignants. Loin de l’Odyssée et de son rassurant retour au foyer, la correspondance raconte une existence jetée aux confins, sans envie de retour et dominée par le « mal du départ ». Vrai voyage autour d’une chambre somme toute, à ceci près qu’il s’agit d’une cabine de cargo.

De là, l’auteur envoie des missives promettant de se croiser, un jour, au Pirée ou à Alexandrie, qui sait. À le lire, faire des tours du monde semble user jusqu’au temps : « Les filles, la nuit. Il n’y en a plus. D’ailleurs il n’y a plus de nuit non plus. » Avec tout ce qu’elles comportent de quotidien, ces lettres font apparaître le bouleversant ressac métaphysique de cette existence où l’exotisme se fait routine et les plus grandes traversées, habitudes. À Tsírkas, lui-même auteur de Cités à la dérive, Nikos Kavvadias raconte : « Ce soir, le maître d’équipage m’a dit que les hommes de la mer (j’en suis un, moi ?) n’allaient ni en enfer, ni au paradis. Ils errent lamentablement entre les deux. Autrement dit, même là ils continuent de naviguer. Tu te rends compte… » Cette traversée sans fin n’a pas d’autre destination que la littérature.

Tous les articles du n° 117 d’En attendant Nadeau