Le roman de l’opération T4

L’heure des spécialistes est un ouvrage surprenant, tant par son écriture que par le sujet qu’il aborde, rarement mis en lumière parmi les crimes du Troisième Reich : l’élimination des handicapés physiques ou mentaux, qui ne fut interrompue (du moins officiellement) qu’en août 1941, quand le secret fut éventé et que les protestations montèrent. Barbara Zoeke, psychologue et professeure qui signe ici son premier roman après d’autres publications, plonge dans les archives sordides de ce que les historiens ont appelé « l’opération T4 ». En annexe, une liste des personnages réels, avec leur destin ultérieur, ainsi qu’un glossaire complet aident le lecteur à s’orienter.


Barbara Zoeke, L’heure des spécialistes. Trad. de l’allemand par Diane Meur. Belfond, 256 p., 22 €


Barbara Zoeke adopte d’emblée le ton juste et la focale idéale pour décrire les faits : elle choisit le point de vue des personnages immergés dans l’action, ignorant encore l’avenir qui leur est réservé et les conséquences de leurs décisions. Elle privilégie leur vécu quotidien, avec son manque d’horizon, ses lâchetés, ses erreurs d’appréciation, ses compromissions dictées par l’ambition et les désirs égoïstes : c’est ainsi qu’une société mise au pas fabrique victimes et bourreaux. Après coup seulement vient le temps du jugement et de la condamnation.

Aucun machiavélisme excessif dans ces pages, aucune simplification réductrice : les bons et les méchants sont tous allemands et peuvent prétendre théoriquement aux mêmes droits, ils sont parfois membres d’une même famille où certains choisissent l’uniforme noir de la SS, d’autres pas. Si le futur bourreau y voit un formidable moyen de promotion et apprend rapidement à museler sa conscience, la future victime pèche par excès de confiance, parce qu’elle a mal estimé le danger, ou qu’elle l’a fait trop tard. Non qu’elle soit aveugle, elle voit parfaitement le changement qui s’opère dans la société allemande, mais elle reste sourde aux avertissements. Pour des raisons personnelles, par souci de carrière ou de confort, ou parce qu’elle se croit encore en sécurité.

Toute brutale qu’elle est, cette société militarisée n’exclut pourtant pas les petits arrangements : le SS Gernoth participe par exemple au sauvetage d’une jeune fille, pour rendre la pareille à son beau-frère qui lui a jadis rendu service en promouvant un jeune nazi ambitieux, fût-ce au prix d’une entorse à la déontologie universitaire : une petite lâcheté peut ainsi, de manière inattendue, engendrer un grand bien ! Barbara Zoeke campe des personnages d’autant plus attachants que ce sont des hommes et des femmes ordinaires, que son métier de psychologue l’aide sans doute à ne pas caricaturer dans leurs rôles respectifs. Mais elle ne perd cependant jamais de vue son véritable objectif : montrer comment des individus plutôt ouverts et instruits peuvent en un tournemain se transformer en de sinistres « spécialistes », attelés sans sourciller à leur tâche criminelle alors qu’ils devraient être scandalisés de ce qu’on exige d’eux.

Barbara Zoeke, L’heure des spécialistes

Plaques commémoratives au monastère d’Irsee, en Bavière, centre de mise à mort des handicapés © CC/Robert Domes

Chacun prend la parole à son tour : la victime d’abord, Max Koenig, un brillant universitaire qui s’est cru à tort à l’abri du danger, celui-là même qui a rendu jadis à son beau-frère le service douteux qui lui permet maintenant de sauver son amie Elfi. Il a bien vu arriver les uniformes noirs et les insignes du parti dans les amphithéâtres des facultés mais, malgré les avertissements répétés de son mentor et père de substitution, il ne comprend la mécanique implacable du système que lorsqu’il est trop tard et qu’il ne peut plus lui échapper, perdant l’une après l’autre ses protections. Orphelin depuis longtemps, il s’était toujours refusé à comprendre que seul le délabrement progressif de la santé de son père avait conduit ses parents au suicide, et qu’une maladie nerveuse parfaitement identifiée, et qui plus est héréditaire, en était la cause : la maladie de Huntington, plus connue autrefois sous le nom de danse de Saint-Guy. Le professeur Max Koenig se découvre donc à plus de quarante ans porteur d’un gène qui, en 1940 en Allemagne, signifie son arrêt de mort. Interné dans une pseudo-maison de santé, il lui faudra du temps pour se rendre à l’évidence que sa lente dégradation physique le condamne à l’exclusion, puis à l’élimination.

Dans des lieux qui n’ont d’établissements de soins que le nom, des amitiés se nouent pourtant, et même un projet pour l’après-guerre, un véritable objectif de survie : celui de se retrouver en Toscane quand le cauchemar sera passé, sur la « Mer des Étrusques » chargée d’histoire et de mythologie où s’incarnent toutes les espérances. L’infirmière Rosemarie veille du mieux qu’elle peut sur les « patients », calculant les risques qu’elle prend ; Carl Hohein, professeur de latin et d’histoire qui s’est soudain mis à entendre des voix et qui compose, sans espoir de l’achever, une litanie sur la couleur noire ; Oscar, le jeune trisomique qui récite une bien étrange prière : « P’tit Jésus, rends-moi muet, / Sinon à Dachau j’irai. / P’tit Jésus, rends-moi sourd, / Pour qu’Hitler je croie toujours » ; et enfin Elfi, la jeune pianiste dont les doigts tremblent, chassée du conservatoire, réfugiée dans un univers poétique où elle s’invente une langue à elle, « l’allemand de rêve »… Pourquoi un elfe n’aurait-il pas ici droit de cité en effet, quand la femme de Max (Felicitas) se fait appeler Fée ? Un peu d’air frais ne saurait nuire, si l’on considère que ce « conte » avorté prend rapidement une tonalité cauchemardesque, les « spécialistes » enfermés dans le secret et le mensonge s’apparentant plutôt à Rumpelstilzchen, le nain Tracassin des frères Grimm dont nul ne devait découvrir le nom. Mais Fée est d’abord une femme qu’il s’agit pour Max de mettre à l’abri, tout comme sa fille Poupette (Angelica) que le programme de purification raciale voue à la stérilisation étant donné ses antécédents familiaux.

La parole passe ensuite au médecin-chef responsable de l’unité d’euthanasie où Max va finir ses jours. Friedel Lerbe, lui non plus, n’a pas vocation à se trouver là où il est, son père et son propre frère l’avaient mis en garde. Mais quoi de plus simple que de céder aux sirènes de l’ambition, de booster sa jeune carrière en acceptant de prendre ce qu’on croit être des responsabilités alors qu’il ne s’agit que de crimes à commettre ? L’esprit de sujétion dénoncé par Heinrich Mann est loin d’être mort ! Au bout d’un certain temps, on tue aussi bien qu’on soignerait un corps malade, même si, parfois, un semblant de remords se manifeste, surtout quand c’est Max, un homme qu’on a connu autrefois, qui se tient nu et pitoyable devant vous. Avant de devenir un fervent adepte (et acteur) du programme d’euthanasie, il a bien fallu faire taire sa conscience. Le Führer ne parlait-il pas de « mort douce », de l’art de tuer en infligeant le moins de souffrances possible ? « Le plus grand ennemi de la vérité, ce n’est pas le mensonge ; c’est la conviction ».

Pour endormir les scrupules, on a seriné aux médecins qu’ils étaient des combattants au même titre que les soldats du front, et que tous les Allemands étiquetés de bonne race avaient pour devoir de lutter pour la pureté du corps social en éliminant d’Allemagne, puis d’Europe, tous les éléments susceptibles de le corrompre. Les Juifs et les Tziganes bien sûr – les commandos spéciaux s’en occupaient en Pologne et en Russie – mais aussi tous ceux qui, loin de la zone de guerre et quand bien même ils auraient été citoyens allemands, se voyaient privés du droit à se reproduire. Telle est la tâche confiée aux médecins nourris de vieux grimoires en faveur de l’eugénisme que la science des années 1930 a remis à l’honneur, et que les nouveaux maîtres se font un devoir de mettre en pratique.

De jeunes ambitieux comme Friedel Lerbe deviennent alors indispensables. Quand le roman nous suggère qu’avant de perdre définitivement leur âme ils n’étaient pas plus des démons que leurs victimes n’étaient des anges, on croit bien entendre résonner discrètement la petite musique d’Hannah Arendt… Lerbe est intelligent, il apprend à rédiger les avis de décès plausibles qui n’intrigueront pas les familles lorsqu’on leur retournera les cendres de leurs défunts : car ceux qu’on élimine sans le dire ont des parents tout à fait honorables, et fort capables de demander des comptes si le décès de leur proche leur paraît suspect. Une maladresse, une cause de mort en contradiction avec la pathologie connue, ou trop de décès en provenance d’un même centre « de soins », pourraient donner l’alerte, et pourquoi pas déclencher une enquête. Un peu d’habileté évitera tout tracas, de même qu’un peu d’attention et de délicatesse peuvent rendre la mise à mort plus facile : pas de brutalité, des paroles cordiales jusqu’au bout, jusqu’au moment où, d’un geste simple, facile, professionnel, on ouvrira le robinet de gaz. « Nous avons le pouvoir. Nous fabriquons des cadavres. Rapidement et proprement. Plus tard, nous fabriquerons des enfants. Meilleurs. Avec des gènes irréprochables. Beaux et capables. Déchaînés et intrépides. » Mais la vérité, malgré tout, se fait jour, la fiancée de Friedel Lerbe, Ania, finit par découvrir le pot aux roses et le plante là, en lui assénant ses quatre vérités : « Médecin-chef, tu parles. Tu n’es qu’un minable directeur d’abattoir ».

Barbara Zoeke, L’heure des spécialistes

Mémorial du monastère d’Irsee, un des lieux du programme nazi « Aktion T4 » © CC/Angela Huster

Elfi avait choisi un « allemand de rêve », Max aime jouer à associer une initiale à un mot (« R comme regret. T comme ténèbres, T comme tourment, T comme trépas. M comme mort ») : l’imagination, le vagabondage de l’esprit comme ultime liberté, comme acte de résistance – ce qu’était aussi la prière impertinente d’Oscar. Mais les bourreaux ont une autre manière de détourner le langage, ils évitent de désigner les choses par leur nom. Pour dire l’indicible, ils parlent de dévotions matinales, de carnaval des oiseaux, de cours de géographie, d’épîtres consolatoires : « Nous nous abritions derrière des termes riants. Cela facilitait le travail ». Et ceux qui sont chargés de vider la chambre à gaz et de brûler les cadavres sont simplement désignés par les initiales « I-C », pour éviter de les appeler « incinérateurs de cadavres », syntagme trop explicite, insupportable.

Ce n’est pas le moindre mérite de Barbara Zoeke que d’attirer ainsi l’attention sur l’importance des mots et de la langue pour dire autrement (ou ne pas dire) les choses lorsqu’elles sont, à proprement parler, innommables. Discret hommage peut-être à Victor Klemperer qui, dès les années d’après-guerre, avait définitivement classé sous l’expression de lingua Tertii Imperii une perversion criminelle de la langue allemande.

Après une troisième partie consacrée à la brève confrontation entre Max et Friedel, entre la victime et son bourreau, à l’issue de laquelle évidemment « l’une des deux voix se tait » – et on devine laquelle –, l’auteure intervient directement à la fin du récit, pour relater les événements postérieurs. En 1948, le médecin-chef Lerbe se pend dans sa prison, et cinq ans plus tard, en 1953, la rencontre sur la Mer des Étrusques a finalement lieu, mais beaucoup manquent au rendez-vous. C’est là que tout s’achève, ou commence, car, pour boucler le roman, c’est là aussi que la narratrice apprend ce qui s’est passé de la bouche d’Elfi, la seule rescapée.

L’heure des spécialistes révèle une authentique écrivaine qui sait mettre sa formation de psychologue au service de sa création. Si Barbara Zoeke trouve ici une forme nouvelle, celle-ci n’a aucune peine à s’inscrire dans une lignée allemande qui passe, par exemple, par Kafka, lorsque Max Hohein compare sa fin à celle de Gregor Samsa, ou par Heine prophétisant les malheurs à venir quand l’Allemagne céderait à la Berserkerwut, à la brutalité antique des guerriers d’Odin. La belle part de l’esprit allemand que les nazis sauront faire taire.

La reconnaissance du monde littéraire ne s’est pas fait attendre : L’heure des spécialistes a reçu dès 2017 le Prix des frères Grimm à Hanau, suggérant encore une filiation avec le genre du conte. Mais cela n’empêche pas le roman d’être également mis à l’honneur dans les cercles de la psychiatrie (comme ce fut le cas en mars 2019, lors d’un colloque à Emmendingen, dans le Bade-Wurtemberg), actant du même coup sa valeur scientifique. Si cette œuvre étonnante et forte suscite tant d’intérêt, c’est parce qu’elle est peut-être la première (voire la seule) qui donne de la chair aux victimes trop oubliées de l’« opération T4 », et qu’elle le fait en mélangeant harmonieusement les connaissances d’ordre clinique et la fiction littéraire. Gageons que la traduction de Diane Meur lui offrira aussi sa place auprès des lecteurs francophones.

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