Le piéton enragé

Où en est le piéton aujourd’hui ? Les dents de la maire, de Benoît Duteurtre, décrypte la situation à Paris, celle d’une guerre (in)civile, menée pour la jouissance des voies, des trottoirs et des passages cloutés de la capitale. Un conflit mal théorisé, mais qu’on perçoit dans l’essai paru en anglais de Carmen Hass-Klau, The Pedestrian and the City, et qu’on comprend mieux à l’aune du livre paru en allemand de Jürgen Martschukat, Das Zeitalter der Fitness.


Benoît Duteurtre, Les dents de la maire. Souffrances d’un piéton de Paris. Fayard, 190 p., 18 €

Carmen Hass-Klau, The Pedestrian and the City. Routledge, 316 p., 36,34 £

Jürgen Martschukat, Das Zeitalter der Fitness. S. Fischer, 346 p., 25,70 €


Au mois d’octobre à New York, en me promenant sur un sentier de Central Park, j’ai été effrayé par un vélo. Les véhicules y étant interdits, j’ai interpellé la cycliste. Celle-ci, de la même « race » que moi, a immédiatement mis en cause mon statut de plaignant : « Ah, another white guy! ». Mais ma faute, semble-t-il, renvoie moins à mon ethnicité qu’à ma démarche, au sens propre. En tant que passant, avais-je la moindre légitimité pour être donneur de leçons ? M’a-t-on insulté à cause de ma peau ou à cause de mes pieds ? Le piéton devient-il un bouc émissaire, privé du droit d’être droit dans ses sabots ?

Benoît Duteurtre, journaliste, critique et romancier, le laisse croire : « Tournant au coin pour aller faire quelques courses, j’ai manqué de me faire renverser par une trottinette qui, sur ma droite, arrivait à toute vitesse dans un silence absolu. Dressé devant son guidon, casque sur les oreilles, le pilote semblait indifférent aux passants, ou trouvait amusant de les frôler en les évitant de peu. Il était déjà loin quand j’ai dressé le poing en criant : – Goujat ! Ne savez-vous pas que c’est interdit sur les trottoirs ? »

Comme Duteurtre, j’engueule des surfeurs urbains, avec la honte de perdre les pédales. Road rage : la furie autoroutière provoquée par des conducteurs fautifs, adeptes du talonnage ou des queues de poisson. Y a-t-il un équivalent français ? « La rage au volant », comme le dit Google ? Non : on n’est plus au volant, on s’imagine transporté sur le macadam, pistolet à la main, prêt à exécuter. Road rage implique un passage à l’acte, il s’agit d’un sentiment performatif.

Duteurtre est-il un enragé ? Il se met en scène, avec l’excès d’humilité typique des fous (de rage), admettant sa tendance à voir dans les atteintes à son bien-être « une offense à l’humanité ». N’est-ce pas le propre de tout justicier ? Il lutte pour contrôler ses agacements face à l’omniprésente propagande : « Paris favorise les circulations douces », « Paris respire » et, lors d’une manifestation sportive, « Run my city ». Le flâneur, celui de Baudelaire ou de Walter Benjamin, ne prend plus pied parce qu’il ne prend plus son pied. La rue – ses vitrines, ses passants – constitue-t-elle encore un spectacle ? Que ce soit à New York ou à Paris, on ne fait que « déambuler dans les allées du même centre commercial ».

Run my city : gérer ma ville. L’apatride anglophone est-il appelé à dicter sa loi ? C’est vrai, il peut vite louer un véhicule lui permettant d’aller jusqu’à 50 km/h, sans connaître le code de la route, avec l’interdiction de rouler sur le trottoir, ainsi que d’être accompagné par un « passager ». S’il grille un feu rouge et renverse un piéton, est-il responsable ? La trottinette a-t-elle une plaque d’immatriculation ? Le locataire profite de son statut de seigneur – le blanc-seing accordé aux sportifs faisant de Paris un vaste terrain vague.

Carmen Hass-Klau et Jürgen Martschukat : le piéton enragé

Piétonne à Paris (2020) © Jean-Luc Bertini

The Pedestrian and the City (2015) de Carmen Hass-Klauk met en perspective la situation actuelle. Les premiers trottoirs apparaissent chez les Romains, disparaissent au Moyen Âge et sont rétablis à Londres au XVIIe siècle et à Paris sous Napoléon. La grande époque de la construction des trottoirs fut le XIXe siècle, accompagnée par la transformation de l’avenue – précédemment utilisée pour les marches militaires – en boulevard, celui-ci muni d’un terre-plein central bordé d’arbres et offrant aux piétons la possibilité de se promener et de s’admirer les uns les autres. Dimension perdue aujourd’hui avec la trottinette électrique et le smartphone, dont la fonction appareil photo rend l’utilisateur assoiffé de sa propre image.

Dans le chapitre ultime, « The Future of Walking », Hass-Klau retrace l’histoire du conflit entre piéton et voiture à travers le XXe siècle, en remarquant que les réseaux piétonniers autonomes avaient disparu à peu près partout au milieu des années 1960, face à l’explosion de la circulation automobile. Comme Duteurtre, elle insiste sur l’importance de la marche pour « la structure et le bien-être d’une ville ».

Son essai, aussi passionnant soit-il, semble figé dans la préhistoire. Dans les analyses de Hass-Klau, où sont les touristes ? les gyroroues ? les motos ? les skates ? les patins à roulettes ? les autocars plaqués contre les trottoirs ? les parades et événements quasi-permanents ? S’agit-il bien des premières décennies de notre siècle ? Dans ses recherches, Hass-Klau a-t-elle songé à arpenter les chemins de Disneyland ? Sa ville fait démodée, déconnectée de la réalité contemporaine : triviale, kitsch et sportive.

D’où l’intérêt de Das Zeitalter der Fitness (« L’ère du fitness ») de Jürgen Martschukat (2019). La rue d’aujourd’hui doit-elle encore quelque chose à l’Antiquité, ou devrait-on chercher son modèle ailleurs ? Avenue, boulevard et chaussée sont-ils devenus la succursale des salles de sport ? Et le trottoir l’extension du domaine du work-out ? Le marcheur contemporain fait figure de sédentaire, péché ultime.

Selon l’auteur, l’ère du fitness a commencé dans les années 1970, fruit du progrès du néolibéralisme. Celui-ci, aligné sur le marché, exige une performance optimalisée, notamment à travers le développement corporel : le capitalisme incarné. C’est le moment où on peut dire : « Fitness ist überall ».

Martschukat en voit les prémices dans la Déclaration d’indépendance de 1776, où l’Amérique revisite le sens du terme « fit » pour lui conférer une signification dynamique, celle de l’homme luttant pour l’obtention du bonheur et de l’autonomie, donnant naissance au citoyen-soldat, futur conquérant de l’Ouest. Benjamin Franklin et Thomas Jefferson ont l’un et l’autre prêché en faveur du « mantra biopolitique » : la primauté de l’exercice physique. Au XIXe siècle, l’influence de Darwin (survival of the fittest) creuse davantage l’assise militaire de cette notion.

L’invention du citoyen-soldat s’accompagne de la démocratisation du statut du héros. Le XXe siècle fut alors consacré aux super héros, tandis que les années 1980 ont vu l’explosion des salles de gym, les grands succès de Stallone et de Schwarzenegger, et les vidéos d’entraînement de Jane Fonda, tous célébrant la culture du « hard body ».

Des muscles durs, überall ! Le pénis néolibéral, lui aussi, est appelé à durcir, avec l’aide de Viagra. Dans le chapitre intitulé « Sex haben », Martschukat explique le contexte général de ce médicament, commercialisé en 1998 : « Les tentatives pour promouvoir le fitness et la performance sexuelle à travers des substances, des tablettes et des interventions externes montrent que l’être humain ne peut jamais agir indépendamment d’agents extérieurs. »

Le pénis et le piéton ont-ils chacun besoin d’« agents extérieurs » ? La trottinette, le skate ou le vélo sont-ils le Viagra du trottoir ? À la différence du médicament, ils sont l’apanage des jeunes : dans la lutte pour la survie sur le macadam, gare aux vieux ! Pas de pitié pour leurs os fragiles !

Benoît Duteurtre en a fait l’expérience dans sa chair, avant de livrer son vécu. Là où on n’arrive pas à le suivre, c’est dans son obsession pour la locatrice de l’Hôtel de Ville. L’actuelle maire de Paris ne fait que céder à l’idéologie dominante, transportée à Paris par Jane Fonda et Rambo, doctrine illustrée par la proposition de son ex-concurrent, Benjamin Griveaux : remplacer une belle gare néoclassique vouée à d’anciens modes de transport par un énième hommage à New York. Central Park à Paris ? Il était temps : comme cela, les héros urbains, munis de prothèses à roues, auraient de nouvelles pistes à dominer, de nouveaux piétons à effrayer ! Comme le dit Jürgen Martschukat: « Dans la société du fitness, le héros est devenu l’archétype du citoyen, et le fitness-héros l’archétype du néo-libéralisme. »

White guy que je suis, j’attends le métissage. Pas « racial », enjeu du XXe siècle, celui-ci. Non, ma pathétique peau blanche et mes pieds récalcitrants devraient fusionner avec des outils technologiques : habillé en uniforme multicolore et équipé d’agents externes de locomotion, ressemblerais-je à un surhumain issu d’Avengers: Endgame, le film le plus rentable de l’Histoire ? Enfin, je serais digne du slogan de David Bowie : « We could be Heroes, just for one day. »

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