Une ardente contemplation

Avec le confinement général, le ralentissement brutal de l’activité économique, dans des rues désertées, les habitants des villes ont redécouvert le silence. Passer la porte du livre de Max Picard paru en 1954 et réédité il y a quelques mois, Le monde du silence, c’est entrer dans un paysage poétique et philosophique où chaque phrase est une contemplation, chaque paragraphe une méditation sur la présence du silence dans le moindre aspect de notre existence – une présence trop souvent occultée, certes, mais que l’auteur s’attache à rendre sensible et perceptible en des pages magnifiques.


Max Picard, Le monde du silence. Trad. de l’allemand par Jean-Jacques Anstett. Avant-propos de Carlo Ossola. Préface de Gabriel Marcel. Notice et apparat critique de Jean-Luc Egger. La Baconnière, 288 p., 20 €


« C’est un livre de notre présent, pour nos jours et nos cœurs : exigeant et recueilli, fruit de l’essentiel ; c’est un silence de plénitude qui est offert à ceux qui cheminent dans cette vallée de larmes et qui nous rassasie. » On ne peut mieux décrire le fluide bienfaisant que ce livre instille dans l’esprit du lecteur qu’en citant ces lignes de Carlo Ossola dans son avant-propos. Le monde du silence a été publié à Zurich en 1948, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après que la barbarie nazie eut étendu son manteau de folie et de crime sur l’Europe. Max Picard, Suisse allemand, de confession juive par sa mère, se convertit au catholicisme, et revint à la fin de sa vie au judaïsme. Il fut un fervent opposant à Hitler. Il était né en 1888, à Schopfheim dans le Bade-Wurtemberg. Médecin, écrivain et philosophe, il vécut une grande partie de sa vie dans le Tessin, non loin de Lugano, où on l’appelait « le sage de Neggio ». Gabriel Marcel, qui l’a bien connu, voyait en lui « une illustration indubitable de ce que peut être l’existence philosophique ». Il écrit à son sujet : « Je ne crois pas avoir jamais rencontré personne qui m’ait paru non seulement plus authentique, mais plus affamé d’authenticité. » De leur amitié est née une importante correspondance (publiée par L’Harmattan en 2006), commencée en 1947 et qui s’est poursuivie jusqu’à la mort de Max Picard, en 1965.

Il n’est pas anodin de noter aussi que le livre est dédié à Ernst Wiechert, autre opposant à Hitler, auteur de l’admirable Missa sine nomine (Calmann-Lévy, 2013) – roman de ce que Malraux, évoquant l’esprit franciscain, appelait « la métamorphose […] du drame universel en tendresse ». Max Picard et Ernst Wiechert furent de grands amis. À l’époque où il fut écrit, Le monde du silence indiquait un chemin permettant à l’homme, non seulement de se relever de l’abjection dans laquelle un peuple fut entraîné, mais aussi de renaître des cendres que celle-ci laissa sur son chemin.

Max Picard, Le monde du silence

© Jean-Luc Bertini

Tout autre est notre présent, et pourtant le livre demeure étonnamment actuel. Mais de quel silence s’agit-il ? Le livre a son cours rythmé et architecturé autour d’une assertion première qui l’irrigue tout entier : « le silence fait partie de la structure fondamentale de l’homme ». Il est, en effet, pour l’auteur, chez qui les références à Goethe sont fréquentes, un Urphänomen, un phénomène originaire, une donnée première : « sans utilité, sans commencement ni fin, il est la substance même de l’existence ». Une note à propos du titre allemand du livre, Die Welt des Schweigens, précise utilement le sens du mot Schweigen, car il existe en allemand deux mots pour le silence : Schweigen, le silence produit par le fait de « se taire », et Stille, qui désigne le silence des choses. Et, écrit Jean-Luc Egger, le rédacteur des notes du livre : « la présence de Schweigen plutôt que Stille, aussi bien dans le titre que dans la suite du propos, n’est pas un fait secondaire ; elle manifeste l’orientation prise par la pensée de Picard, où le silence apparaît à la fois antérieur, opposé, mais aussi connaturel à la parole. La parole est en effet “l’autre face” du silence ».

À partir de cette assertion première, les chapitres partent en rayons centrifuges, déployant l’éventail des rapports du silence à tous les champs de l’expérience humaine : connaissance, histoire, image, amour, nature, poésie, art, maladie, mort, foi ; chaque section développant une variation nouvelle sur le thème du silence, ce qui confère à ce livre une structure musicale. De la trentaine de chapitres, il faudrait, pour bien faire, rendre compte pas à pas, presque ligne après ligne. Et d’abord les chapitres concernant la parole, laquelle, pour Max Picard, ne fait qu’un avec le silence : « Lorsque la parole n’est plus liée au silence, elle ne peut plus se régénérer, elle perd de sa substance. » Elle a son antagonisme profond dans ce que Picard appelle « la rumeur », parole vidée de son essence silencieuse et qui « fait même oublier qu’il y eut jamais un silence », parce qu’elle a la capacité d’engendrer à l’infini d’autres rumeurs et de rendre tous les éléments et les évènements indifférenciés les uns par rapport aux autres, cette discontinuité ouvrant la porte à la dictature : « L’homme attend que quelque chose vienne déchirer cette rumeur d’un bruit perçant ; il est las de la monotonie de ce bourdonnement […] Le cri du dictateur, son mot d’ordre, voilà ce qu’attend la rumeur ». Dans un autre ouvrage, consacré à Hitler, L’homme du néant (La Baconnière/Seuil, 1963), Max Picard a montré comment l’irruption d’un tel dictateur a été rendue possible par ce phénomène de discontinuité.

Ce que l’auteur appelle « la substance silencieuse » de l’homme, à laquelle il se réfère en continu, est cet espace qui, en nous si souvent, sous l’effet de phénomènes hostiles, se réduit comme peau de chagrin, au point de faire du silence « le lieu où le bruit n’a pas pénétré ». Mais on comprend bien que ce silence, loin d’être seulement absence de bruit, concerne tous les champs de la vie humaine. L’auteur ne manque pas, d’ailleurs, de relever l’ambivalence du silence, son aspect chtonien, démoniaque, par exemple dans la nature : « Le silence de la nature […] rend heureux, car il fait pressentir le grand silence qui était avant la parole et de qui tout naît. Mais il est en même temps accablant, car il replace l’homme en présence de l’état où il n’avait pas encore la parole, où il n’était pas encore homme : il est comme une menace que la parole ne lui soit à nouveau enlevée et ne retourne dans ce silence ».

Un très beau chapitre traite du moi et du silence : « Un homme en qui la substance silencieuse est active porte sur soi le silence dans chacun de ses mouvements […] il apporte le silence dans le monde ». Plus loin, l’auteur évoque l’humour capable d’absorber les contradictions par sa substance silencieuse et qui aide l’homme à mieux supporter ce qui lui est hostile. De belles pages traitent de l’importance de l’apprentissage des langues anciennes : « Dans les langues anciennes, la parole n’est que l’interruption du silence. Chaque parole est bordée de silence. » Grâce à elles, dit-il, l’homme peut découvrir un monde « sans utilité », « il entre ainsi en contact avec quelque chose qui dépasse l’utile » ce qui l’amène à étendre les frontières de son propre monde à ce qui lui est étranger, et par là augmente son être. La question du temps parcourt tout le livre, qu’il s’agisse des saisons, qui viennent et repartent en silence, ou de l’oubli et du pardon : « Oublier et pardonner deviennent plus facile à l’esprit si, dans le temps, il rencontre le silence ; le silence rappelle à l’esprit l’éternité qui est le grand silence et le grand pardon. »

Max Picard, Le monde du silence

Max Picard © D. R.

La poésie est dans chaque mot et dans chaque pensée de ce livre, comme l’a fait remarquer Emmanuel Levinas dans son livre Noms propres (Fata Morgana, 1976) : « L’analyse philosophique de Picard est une analyse poétique. Sa lecture des visages et du monde n’est pas toujours conceptuellement justifiable […] Elle est poétiquement certaine ». Dans le chapitre consacré à la poésie, sont convoqués Hölderlin, Lao Tseu, Sophocle, Shakespeare et Goethe : « la grande poésie est mosaïque sertie dans le silence. […] Elle est comme un vol au-dessus du silence, elle tournoie au-dessus de lui ». Quant aux arts, ils ont bien sûr leur place dans l’ouvrage : « Se promener entre les colonnes grecques, c’est se promener dans un silence lumineux. Silence et lumière sont un ici. » De même, les statues grecques, « vases de silence » : « Il semble qu’elles ne se taisent qu’aussi longtemps que l’homme est devant elles et qu’elles se mettent à parler dès qu’elles sont seules, leurs paroles vont aux dieux, aux hommes leur silence » ; mais aussi les pyramides égyptiennes, les portes et les peintures chinoises, les cathédrales « bâties autour du silence », les tableaux des maîtres anciens, en particulier Piero della Francesca et ses visages d’où « le silence ruisselle ».

Particulièrement attachant, le chapitre sur le visage humain que Max Picard considère comme « la frontière extrême entre le silence et la parole ». Certes, le visage est apparence, mais « c’est par la parole seulement que l’homme choisit ou non d’être simple apparence ». C’est la parole qui le rend maître de son image. Et l’auteur d’associer visage et paysage, un thème qui lui est cher et qu’il a traité dans un autre ouvrage, Le visage humain (Buchet-Chastel, 1962). « Si le silence est absent d’un visage, le visage perd toute trace de paysage au vrai sens du mot ; il est citadinisé. »

Souvent revient chez lui l’opposition entre « aujourd’hui » et « autrefois » – un autrefois lointain, que l’auteur situe, dans un chapitre consacré au paysan, à une époque où la paysannerie détenait la sagesse du monde. Mais, plus largement, de la pensée de Max Picard se dégage un « autrefois » qui serait en chacun de nous, latent, telle une dimension spirituelle occultée, mais toujours là, un « autrefois » intérieur dont il nous incombe de rendre vive la présence.

Quant à l’« aujourd’hui » de ce livre, celui de 1948, il ne semble pas fondamentalement différent de celui du XXIe siècle. Il est probable, en effet, que notre « substance silencieuse » se soit terriblement réduite ; la situation actuelle nous en fait, sans aucun doute, prendre conscience (lire à ce propos le chapitre sur la radio) ; mais cette substance n’est pas pour autant perdue. Max Picard n’appartient pas à ces écrivains du déclin qui prolifèrent de nos jours. Il n’est ni pessimiste ni optimiste à ce sujet. Il se contente de se poser la question au sujet du silence : « Peut-être n’est-il pas mort ; il sommeille peut-être seulement, il se repose seulement. » La merveille de ce « peut-être » et de ce « seulement » laisse à penser, au terme de cette lecture, que le silence dont il est ici question s’apparente à l’espace en nous réservé au sacré, que certains, dont fut Max Picard, appellent Dieu ; le sacré dont la présence, comme le silence, effleure de sa baguette magique tous les aspects de la vie pour peu qu’on lui porte attention.

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