Dans La prière des oiseaux, ode aux malchanceux s’obstinant à chercher le bonheur en dehors d’un destin tout tracé, le romancier nigérian Chigozie Obioma allie la tradition romanesque occidentale à la cosmologie igbo pour représenter le grand écart économique, culturel et linguistique auquel sont soumis les Nigérians, entre société bloquée et exil, « langue du Blanc » et « langue des ancêtres ».
Chigozie Obioma, La prière des oiseaux. Trad. de l’anglais (Nigeria) par Serge Chauvin. Buchet-Chastel, 528 p., 25 €
Chinonso n’a pas bénéficié d’un début de vie facile : sa mère est morte, sa sœur s’est enfuie, la maladie de son père l’a forcé à renoncer aux études et son décès a fait de lui un orphelin. Dans la petite ferme familiale, il élève des volailles, métier qui reste la seule boussole d’une existence solitaire et angoissée. En un sens, La prière des oiseaux de Chigozie Obioma n’est que la longue quête de l’amour dont manque cruellement Chinonso. Enfant, il a d’abord dirigé son trop-plein d’affection sur un être qui lui ressemblait, mais qui était encore plus vulnérable que lui : un oison dont son père a tué la mère. Puis les oiseaux en général sont devenus les réceptacles de ses très grandes capacités d’amour, ce qui touchera le cœur de celle qu’il aime.
Incapables de se défendre contre le faucon, ne pouvant que pousser des cris de peur et de plainte, les poules ressemblent à tous les défavorisés, comme le suggère le titre original du roman, An Orchestra of Minorities. Cette expression est celle du père du héros pour qualifier le « chant funèbre pour l’oiseau disparu », chanté par les poules ayant survécu aux attaques des rapaces. Quand Chinonso est contraint à l’exil, Ndali, son amoureuse, relie explicitement sa situation à celle des oiseaux : « Alors, quand les faucons attaquent, qu’est-ce qu’elles peuvent faire ? Seulement crier, pleurer et gémir, Nonso. […] Voilà ce que les puissants nous ont fait dans ce pays. Voilà ce qu’ils t’ont fait. Et à tous les faibles et les déshérités ».
Ndali appartient à une famille riche et considérée. Son père est un chef traditionnel qui, parallèlement, peut s’offrir tous les avantages de la modernité. Pour les siens, il est hors de question que Ndali, qui fait des études de pharmacie, épouse un « misérable fermier ». Alors ils humilient et menacent Chinonso. Pourtant, celui-ci ne se résigne pas. Pour tenter d’amadouer les parents de Ndali, il décide de reprendre des études et, pour achever celles-ci dans un délai raisonnable, il se résout à partir en République turque de Chypre du Nord. Dans ce pays improbable, lieu qui n’en est pas vraiment un, il va, pauvre et étranger, subir doublement le sort des minorités.
La prière des oiseaux montre ce que vit un être qui ne se contente pas des mauvaises cartes distribuées par le hasard. Qui, armé uniquement de son courage et de son dévouement, tente de s’élever au-dessus de sa condition. Chinonso est d’autant plus touchant qu’il reste un homme ordinaire, dont seules la passion et la douleur sont immenses. Chigozie Obioma hisse le récit de son héros éleveur de poules à la hauteur des grandes histoires d’amour tragique. On pense aussi aux romans réalistes du XIXe siècle : Roméo paysan, Chinonso trouve également sa place quelque part entre Julien Sorel et Gervaise Macquart.
Mais la force de La prière aux oiseaux tient certainement avant tout à l’originalité de sa narration. La vie du héros est racontée par son « chi », c’est-à-dire son esprit protecteur dans la cosmologie igbo, une sorte d’ange gardien à l’intérieur de l’être, qui connaît tout de lui, qui peut lui donner des conseils inconscients, mais qui ne doit pas aller contre ses désirs profonds. Entre point de vue interne et narration par un personnage témoin, le récit en devient profondément inhabituel. D’autant plus que le chi raconte les mésaventures de Chinonso à Chukwu, la divinité suprême, pour plaider la cause de son hôte, soumis à tant de malheurs. Le texte prend alors en partie le ton et la forme de la prière, de l’invocation, du mythe, de l’épopée. En outre, le chi déplore et commente l’action, serrant un peu plus le cœur du lecteur.
Ce choix narratif permet d’inscrire le récit dans la cosmologie igbo, car le chi fait des incursions hors de son hôte, par curiosité ou pour tenter de l’aider. Il voyage dans le royaume céleste : les collines des ancêtres, les cavernes des esprits protecteurs, le monde des esprits mauvais. Il ne s’agit pas là d’un artifice séduisant : cela permet à Chigozie Obioma de représenter la complexité de l’identité igbo, et les tensions entre culture traditionnelle et civilisation « du Blanc ». De plus, à travers ses réceptacles passés, l’esprit protecteur évoque les temps d’avant la colonisation, l’esclavage – puisqu’un des hôtes du chi fut emmené au « pays des Blancs cruels », l’Amérique – ou les violences de la guerre du Biafra. Celle-ci reste en arrière-plan, avec les manifestations du MASSOB, parti contemporain favorable à l’indépendance du Biafra, dont un ami de Chinonso est militant.
Ce roman important pose aussi la question linguistique : bien que La prière des oiseaux soit écrit en anglais, de nombreux termes igbo interviennent, en particulier les invocations à la divinité qui le scandent. La langue est également un enjeu dans les relations entre les personnages, puisqu’ils en ont deux – l’anglais et l’igbo –, qu’ils utilisent dans des proportions et des contextes différents. À Chypre, Chinonso se trouve en outre démuni à cause de sa non-maîtrise du turc. Symboliquement, les étrangers et un missionnaire chrétien, à l’influence néfaste sur sa vie, l’appellent par son deuxième prénom, Solomon.
La prière aux oiseaux bouleverse par l’injustice, la malchance qui semble s’acharner sur son héros. Mais, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette malchance a presque toujours des causes sociales. Le modeste agriculteur africain, plus encore quand il émigre, a des probabilités de se faire rejeter, tromper, maltraiter, bien plus élevées que d’autres catégories ; les structures sociales font courber la tête au sort, la modernité brutale provoque angoisses et mauvais choix. C’est ce que nous montre Chigozie Obioma à travers ce grand texte romanesque, élégie pour un homme trop bon, trop doux et trop pauvre.