Federigo Tozzi, exister par la lecture

Lire à notre époque, c’est spécialement exister, écrivait Federigo Tozzi avant de disparaître en 1920, à trente-sept ans seulement, victime de la grippe espagnole. C’était presque la conclusion du dernier volet d’une trilogie commencée avec Les bêtes et poursuivie par Les choses et Les gens.


Federigo Tozzi, Les choses, Les gens. Trad. de l’italien et postfacé par Philippe Di Meo. La Baconnière, 205 p., 19 €


L’habitant de Sienne que fut toute sa vie Federigo Tozzi fait l’éloge des broutilles et des riens, observant des alouettes et des sauterelles, des lapins de race qui griffent les mains aussi bien que les saints transis de froid d’une basilique, décrivant des gens qu’il croisait chaque jour, sa propriétaire, son cordonnier, son marchand de vin, racontant que son père refusait de le laisser lire sous prétexte qu’il s’abîmerait les yeux, mais aussi comment il lut Le pays des fourrures de Jules Verne.

Il suffit de savourer les trois pages consacrées au « plus bel arbre » de son champ, un pommier, pour être saisi par le génie poétique de Federigo Tozzi. Lorsqu’il évoque, par exemple, la mort de sa mère, événement si douloureux dans son existence, il le fait de manière presque enfantine, une « allégresse », terme qui revient souvent chez lui, se mêlant à la souffrance et à la nostalgie : « J’ai appris à vivre avec mon âme ! Je dois maintenant apprendre à vivre avec ma maman. […] Je ne parlerai qu’à ma maman. Et elle me rachètera une paire de pigeons ; auxquels elle coupera les ailes, afin qu’ils ne s’enfuient pas ».

Federigo Tozzi, Les choses, Les gens.

Federigo Tozzi © D. R.

Les bêtes était donc le premier volume d’un petit cycle ; Les choses et Les gens, écrits à la suite, devaient constituer un ensemble tel un microcosme. Mais si, comme nous l’apprend le traducteur, Philippe Di Meo, le premier volet parut bel et bien, la mort du Toscan empêcha la publication des deux autres, qui restèrent inédits pendant plus de cinquante ans et ne virent le jour qu’en 1981. C’est cette trilogie que Philippe Di Meo a proposée au lecteur français : Les bêtes en  2012, aux éditions José Corti, Les choses et Les gens aujourd’hui, aux éditions de La Baconnière. Ajoutons un roman, Les yeux fermés (La Baconnière, 2008), et nous avons de quoi rassasier notre besoin d’œuvres singulières.

Federigo Tozzi romancier paraît au départ d’un grand classicisme. Les yeux fermés, chronique d’une désillusion, est un livre qui fait de la perte de l’innocence son leitmotiv. Ghisola, jeune Siennoise provocante, perd son innocence en s’égarant dans des mondes interlopes. Pietro, le fils d’un aubergiste, aveuglé par son amour pour Ghisola, n’a les yeux dessillés que le jour où son éducation sentimentale tourne au désastre. Le lecteur qui découvre Tozzi à travers ces pages verra déjà que son art est aussi pictural. La description de la maison close, loin d’être d’un morne réalisme, a quelque chose de ces tableautins plongés dans un clair-obscur qui laisse présager la fin brutale.

Avec Les choses, Federigo Tozzi, comme le note Philippe Di Meo, poursuit sa traque de l’évanescent, « explorant un espace littéraire interstitiel inaperçu ». Il y célèbre le vent, le ciel, le printemps, la nonchalance des nuages, « l’amitié entre les étoiles et nous », l’horizon, qui est « si beau » parce qu’il a envie de lui inventer il ne sait quoi, des vins qui semblent être du feu, mais aussi des journées qui sont des blocs de glace conservant l’empreinte de ses résolutions, et cette magnifique scène : un rayon de soleil ouvert sur le papier blanc de sa table. Cette joie ne va pas sans mélancolie : « Comme ma vie est vite passée ! », s’écrie-t-il ici. « Mes souvenirs me dégoûtent », avoue-t-il ailleurs.

Federigo Tozzi, Les choses, Les gens.

Federigo Tozzi © D. R.

Ce désabusement trouve sa contrepartie dans « l’allégresse », cette allégresse « qui plierait tout l’univers comme s’il était une danse, avec la lune qui se met à faire la marionnette de l’infini ». Les gens revient sur la mort de la mère, la terreur ressentie entre une eau-forte représentant la Madone et la perspective de voir sa mère emportée, cette mère décrite avant tout comme une femme aimant beaucoup la cire, achetant quantité de bougies, jusqu’avoir peur en se disant que quelqu’un allait mourir. Et ce fut elle qui mourut.

De vieilles gens prenant le soleil, trois aveugles faisant de la musique, un sonneur de cloches, une femme portant un petit chapeau orné d’un bouquet de roses déteintes, une institutrice amoureuse du directeur de son école… « J’ai l’âme aussi limpide que le ciel et l’air. Entre les gens et moi, il y a cette limpidité assurée », écrit Tozzi, qui déplore qu’une bonne part de notre vie s’égare « dans une ambiguïté indéfinissable ». Les gens recueille aussi le résidu de « cette cendre de nous-mêmes ».

Sur la route de Sienne, le lecteur qui passerait à côté des glorieuses vétilles de Federigo Tozzi aurait manqué ce qui fait l’essentiel des œuvres hors du commun : un grain de folie mêlé à une exaltation magnifiée par le scripteur qui incite à lire aussi bien la Bible que Dostoïevski, parce que lire, ce n’est pas seulement exister, c’est exister « de toute notre âme et avec une foi ». Tozzi l’écrivait dans les années 1920, son désenchantement face à son époque ne s’exprime pas avec aigreur, il dissimule une ivresse de poète en bisbille avec soi-même et avec le monde mais porté à triompher de toutes les amertumes en se penchant sur ce que peut avoir de merveilleux l’imperceptible.

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