La cantine de minuit, de Yarô Abe, aux éditions Le Lézard noir. Quatre mangas (je suis en train de déguster le deuxième volume), traduits par Miyako Slocombe. L’argument, mince en apparence : l’histoire d’un petit restaurant de quartier, d’une de ces gargotes ouvertes toute la nuit qui accueillent une clientèle des plus diverses, d’habitués et d’hôtes de passage. Et chaque histoire – qui tient sur quelques pages – se noue autour d’un plat, d’une nuit et d’un plat.
Yarô Abe, La cantine de minuit. Tome 4. Trad. du japonais par Miyako Slocombe. Le Lézard noir, 300 p., 18 €
Chaque plat (Wiener rouges, saucisses de poisson, tomates fraîches, riz au beurre, salade de vermicelles…) résulte d’une demande de la part d’un client. En entrant (l’ouverture de la porte, accompagnée d’une onomatopée, fait office de facteur déclenchant), celui-ci formule ses desiderata et le patron, qui s’est engagé à préparer tout ce qu’on lui demande à condition d’avoir les ingrédients nécessaires, s’exécute de fort bonne grâce.
Et c’est le début… d’une histoire, d’une tranche de vie. Ou plutôt, d’une plongée dans un univers qui, au sein des limites étroites du cadre de l’image, va chercher loin. Étrange, l’impression produite. On pourrait s’arrêter à l’anecdote : un fils en conflit avec sa mère, une croqueuse d’hommes, un animateur de club, une obsédée des régimes amaigrissants… Une succession de portraits, de conflits au sens dramaturgique du terme. Mais c’est plus que cela.
Il y a une grâce troublante dans ces mille et une nuits du quotidien, où les habitués sont tantôt acteurs, tantôt témoins, où le patron accompagne, de sa présence à la fois bienveillante et perplexe, tout ce monde qui se presse chez lui, avide de chaleur et de cordialité. L’ordinaire se teinte d’une forme d’irréalité qui émeut et laisse pressentir ce qu’il y a de mystérieux et de singulier dans ces existences qui se côtoient l’espace de quelques heures. Pas de mystère transcendant, non, disons celui de la poésie, d’une profondeur de champ qui se ressent mais ne s’explique pas.
La simplicité du dessin y est peut-être pour quelque chose. Elle suggère sans imposer. Le trait sait poser sur le papier un objet ou une mimique, un détail ou un plan d’ensemble qui, parce qu’ils sont sans grande profondeur, acquièrent une présence saisissante. Et si l’on peut s’émouvoir, rire, s’attrister en lisant ces scènes de vie, tous ces sentiments, en fin de compte, sont fugaces. Reste, en revanche, l’impression tenace d’accéder à une dimension autre, énigmatique dans son épure même.
Laisser agir – voilà ce qui s’impose au fil des pages. Une attention, une rêverie, une lenteur. La majeure partie des scènes se déroule en intérieur, avec quelques échappées urbaines nocturnes. Les abords du restaurant, un bout de rue, un fragment de ciel noir et pluvieux. Pas besoin d’en montrer plus. Au dedans, la lumière, les discussions, les querelles, parfois, et les plats. Simples, de ceux que l’on ferait chez soi mais qu’il est si bon de manger ailleurs. Et qui tous sont liés à un souvenir, un rituel, une nostalgie. Et, comme de juste, on est là pour partager, aussi, lorsqu’un client exprime le souhait de manger telle chose, les autres ne tardent pas à l’imiter. C’est plus qu’une simple curiosité : une participation. La représentation visuelle des plats y gagne en densité expressive. Ce qu’offre le patron de la Cantine, c’est là encore de la présence.
On aurait tort de croire à un esprit de sérieux. Cette poésie singulière qui se dégage de l’ouvrage est d’une ironie subtile. Enfin, ironie, est-ce bien le terme ? À vrai dire, on peine à qualifier ce souffle d’humour, de distance, d’implication souriante, pas guindée, qui traverse ces vignettes. Un drôle de ton, assez indéfinissable. Le verbe joue à cet égard un rôle essentiel. Et là, il faut rendre hommage à la traduction. Elle est pour beaucoup dans le plaisir qu’on prend à vivre ces nuits en compagnie de ces individus humains, si humains. Extrêmement juste, précise, elle cisèle les dialogues, les fait résonner avec finesse et à-propos. De tout cela, il ressort, oui, une impression d’acuité, comme un faisceau de lumière qui dit, sans s’attarder ni expliciter. Juste ce qu’il faut.