Place Venceslas, 16 janvier 1969

À chacun sa mémoire de 1968, et celui qui écrit ces lignes n’a pas oublié le 21 août. Il n’a pas non plus oublié ce qui a précédé cette date, un printemps en Tchécoslovaquie, ni ce qui a suivi jusqu’en 1989 : une période sinistre, lourde de silence et d’humiliations, marquée par la répression pour celles et ceux qui levaient la tête. Au cœur de cette époque, janvier 69, l’immolation par le feu de Jan Palach. Anthony Sitruk, dans un récit-enquête parfois proche du roman, raconte l’histoire de cet homme.


Anthony Sitruk, La vie brève de Jan Palach. Le Dilettante, 192 p., 16,50 €


Invasion, Prague 68 : c’est le titre d’un album (Tana éd., 2008) de Josef Koudelka, le grand photographe tchèque, témoin de ce 21 août. Ses clichés de l’événement ont paru en un volume en 2008 et ils rendent la tension qui régnait dans les rues de la capitale à cette date. Ils mettent aussi en valeur la dimension tragique de l’événement. Il semble qu’une mécanique aussi impitoyable que celle des chars soviétiques et alliés se soit mise en marche. Tout sera écrasé, en quelques jours, et pour plus de vingt ans. Cette histoire, nous l’avons oubliée, sans doute pour les raisons qu’évoque Kundera dans Le livre du rire et de l’oubli : les événements se succèdent, s’effacent les uns les autres, dans un flux ininterrompu. Kundera l’écrivait en 1979 ; le phénomène s’est encore accéléré.

Anthony Sitruk, La vie brève de Jan Palach.

Anthony Sitruk © Alexandre Toukaeff

Anthony Sitruk cite Koudelka et Kundera pour raconter la vie brève de Jan Palach. Brève au double sens du mot. Le jeune étudiant est mort à vingt ans et la vie brève est un genre en soi. Schwob en est l’un des hérauts, cité en exergue par Sitruk : « Le biographe n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. » Le récit que nous lisons émerge toutefois de ce chaos, suivant une ligne qui rend la vérité de Palach. Ce jeune homme est en effet le citoyen d’un pays jamais épargné par l’Histoire. Le voisin nazi l’a opprimé, puis le libérateur soviétique. « Stalinien » serait plus juste, d’ailleurs. En 1945, les chars de l’Armée rouge étaient attendus, et accueillis avec des bouquets de fleurs pour les tankistes. Le coup de Prague de 1948 et la longue période de glaciation qui s’ensuivit sont la vraie face du voisin. Palach appartient à la légende tchèque des « Jan » : on connaît le réformateur Jan Hus, on connaît moins Jan Opletal, incarnation en 1939 de la lutte antinazie. Le cortège funèbre de Jan Palach est suivi par des millions de ses concitoyens.

Raconter la vie du jeune révolté est à la fois simple et difficile. Sitruk dispose d’archives, voit des films comme l’excellent Sacrifice, d’Agnieszka Holland, et il se rend à Prague ou à Všetaty, sa ville natale, au nord de la capitale. Il présente dans son livre la famille de Palach, sa mère en particulier, raconte une existence anodine, celle d’un garçon pauvre pour qui les parents travaillent beaucoup, afin qu’il entre à l’Université Charles, la plus prestigieuse du pays. Jan étudie la philosophie, a des amis, peut-être une amie. Sitruk aime la République tchèque, connaît sa culture et raconte cette vie en l’imaginant à partir des grands films de Miloš Forman : Les amours d’une blonde, Au feu les pompiers et Taking Off. Mais la vie de Palach est si brève et si simple que l’auteur se sent limité par le réel : « Plonger dans l’Histoire, c’est cumuler des questions. Y répondre, c’est déjà un premier pas vers le roman. » Une fois la journée du 16 janvier racontée, une fois sa suite décrite, les trois jours passés dans un hôpital que fréquentait pour une grippe Alexander Dubček, la tentation du « Je » est là. Sitruk n’y succombe heureusement pas. C’est tout juste si, dans un addendum qui constitue la quatrième partie du livre, il adopte le point de vue d’une femme – partie vivre entretemps en France – ayant vécu l’événement de janvier. Mais on soupçonne Sitruk de le faire pour lui attribuer les traits de la jeune ouvrière des Amours d’une blonde et on lui pardonne cette fiction.

Anthony Sitruk, La vie brève de Jan Palach.

Jan Palach

« Je » pour Palach, non : on ne prend pas sans risque la place du héros, qui plus est de celui qui se sacrifie. Et les « moi X (ou Y) qui ai vécu ci (ou ça) » sont nombreux, sonnent faux et ennuient. Ce n’est pas le cas avec ce récit, même si l’on regrette certaines formules comme : « Parce que, face à Palach, nous sommes tous des survivants des camps qui portent en eux la honte d’être revenus. Parce que, face à lui, on se sent un imposteur ». La comparaison est excessive et, disons-le, inexacte à divers égards. C’est d’autant plus dommage que l’auteur-narrateur rend bien l’atmosphère qui régnait dans ce « Woodstock en territoire socialiste » qu’était le pays au printemps 68. Il rend aussi  l’époque qui a précédé, entre 1948 et mars 1968, pendant laquelle le pays entier avait pris le brave soldat Švejk pour modèle. La résistance est silencieuse, ironique ; elle a quelque chose de désarmant pour le pouvoir, puisqu’elle évite l’affrontement, joue l’esquive, l’innocence. Et puis, comme le dit un vieil homme rencontré dans le bus et qui raconte l’insurrection hongroise vue de son pays : « Nous soulever pour quoi, se battre contre qui ? Ces questions étaient en chacun d’entre nous et nous aurions eu beau jeu de les oublier. En dépit de la censure et des purges qui avaient eu lieu, les Russes étaient-ils les ennemis de notre peuple ? »

Ironie, légèreté, toutes choses que Palach ne pratique pas. Comme les bonzes du Sud Vietnam, il choisit le feu. Et face au pouvoir, que celui-ci ait voulu la réforme ou qu’il l’ait réprimée, il incarne une figure issue du peuple. La lettre qu’il adresse à ses camarades le 6 janvier en porte la marque, par un post-scriptum resté célèbre : « Janvier 68 venait d’en haut. Janvier 69 peut venir d’en bas. »

Tout ceci semble loin. Anthony Sitruk rappelle qu’aucune place, aucune rue d’une grande ville française ne porte le nom de Jan Palach. Aujourd’hui, la République tchèque fait partie de ce groupe de Visegrád qui, dans l’Union européenne, adopte les positions les plus rigides, nationalistes, voire réactionnaires, au sujet des enjeux qui devraient nous rassembler. L’auteur décrit la place Venceslas, les rues de cette ville qui fut si belle et qui ressemble désormais à un vaste parc à touristes. Pour qui aime ce pays, Forman et Kundera, Hrabal et la Moravie, c’est un crève-cœur. Mais ces considérations mélancoliques sont déplacées.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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