Entretien avec Gabriel Tallent

My Absolute Darling, premier roman de Gabriel Tallent, met en scène un père incestueux et sa fille adolescente, avec en arrière-fond l’époustouflante beauté du comté de Mendocino, en Californie du Nord. En attendant Nadeau s’est entretenu avec l’auteur à Paris.


Gabriel Tallent, My Absolute Darling. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski. Gallmeister, 464 p., 24,40 €


Gabriel Tallent, My Absolute Darling

Gabriel Tallent © Gallmeister

Quelle est l’origine de ce livre ?

Je voulais écrire un roman conceptuel plus important sur le réchauffement climatique, et sur le fait que la violence vient de l’idée que le monde nous appartient. Turtle (l’héroïne du roman, âgée de quatorze ans) était l’un de ses personnages. Ensuite, j’ai décidé de me centrer sur son histoire à elle.

L’inceste serait-il alors une métaphore ?

Notre incapacité à préserver les espaces sauvages, ainsi que la violence contre les femmes, traduisent ce sentiment qu’on a le droit de faire tout ce qu’on veut, que le corps des femmes nous appartient, comme leur attention et leur cerveau. Et donc on vit leur indépendance comme une agression. Les violeurs disent que lorsqu’ils voient une belle femme indépendante, cela leur fait mal, ils se sentent dépossédés.

À moi aussi, voir une très jolie femme me fait mal.

Là, on entre dans le domaine de la philosophie morale, je ne m’y aventurerai pas. Je crois tout simplement qu’il ne faut pas blesser les autres. Qu’il faut œuvrer pour un monde où les gens sont plus en sécurité. C’est bénéfique pour tous les êtres. On a tendance à oublier qu’à l’origine le féminisme faisait partie d’un mouvement de libération vis-à-vis des systèmes de contrôle patriarcal. Alors qu’aujourd’hui les féministes sont souvent dépeint(e)s comme les ennemi(e)s du sexe et du plaisir. C’est faux.

Le lecteur pourrait-il s’identifier à Martin, le père de Turtle, en éprouvant du plaisir lors du récit de leurs ébats ?

La fiction n’est pas la propagande, donc ça laisse la porte ouverte aux mauvaises interprétations, ça fait partie du jeu, c’est le risque qu’on court. Pour ma part, j’ai souhaité éclairer la dignité et l’innocence de Turtle. Faire mal à quelqu’un de cette manière n’est pas sexy : en explorant la réalité de la blessure, on l’expose.

Que ressent-elle pour son père ?

Elle l’aime. L’histoire tourne autour de sa résistance alors que celle-ci paraît impossible, il s’agit de maîtriser son cœur et son âme, mais la difficulté tient à une situation où elle aime quelqu’un qui lui fait mal, donc elle se sent partagée et perdue. Pour réussir, la fiction doit être à la hauteur de ce sentiment. Il faut montrer tout cela, sans justifier la violence.

Gabriel Tallent, My Absolute Darling

Votre mère enseigne l’écriture à Stanford, dans le programme créé pour Wallace Stegner, l’auteur de L’envers du temps. L’avez-vous lu ?

Être écrivain, c’est avoir peu de temps pour lire. En préparant ce livre, j’ai entrepris quelques énormes projets de lectures : Proust, Dostoïevski, Anne Carson et Sharon Olds (The Gold Cell). Un camarade de fac m’a dit qu’Olds avait tué le féminisme, mais je crois qu’il y a quelque chose de très fort dans sa vulnérabilité, ce qui m’a rassuré, parce je m’étais demandé ce qu’était devenu le féminisme. Et sinon, j’ai aussi lu Beloved et Moby Dick.

Pourquoi Dostoïevski ?

Pour le personnage de Martin : il lui fallait ce tempérament explosif, c’est un être blessé dévoré par les idées. Hemingway avait dit de Dostoïevski qu’il n’écrivait pas juste, tout en suscitant des sentiments profonds.

Que pensez-vous de Hemingway ?

Je viens de lire une biographie de lui parce que je fais des recherches dans le domaine des traumatismes crâniens : le héros de mon prochain roman est un alpiniste qui souffre d’une dépression suite à un accident de ce genre. Je récuse la lecture conventionnelle de Hemingway, à savoir qu’il fut un macho, cela me fatigue. Ses nouvelles méritent mieux que ça, de même pour Le soleil se lève aussi, bien que ce livre soit problématique à cause de son racisme. Et puis il a cette héroïne incroyable. Mais je ne laisserai pas ses livres trop entrer dans mon cœur.

Et Proust ?

L’amour du narrateur pour Albertine se réduit à l’idée qu’il se fait d’elle. Cela rejoint mon analyse de Pamela, où le libertin Mr. B emprisonne l’objet de son amour. Non content de posséder son corps, il cherche à dominer son esprit, à être aimé. On voit ainsi que les technologies de contrôle sont souvent exploitées par les héros masculins. Cela m’a aidé dans l’élaboration du personnage de Martin.

Votre enfance – vous avez été élevé par deux mères – a-t-elle influé sur cette histoire ?

Je ne crois pas. J’ai été élevé par des féministes lesbiennes de la vieille garde. De nombreuses femmes sont arrivées dans le comté de Mendocino où j’ai grandi pour former des communautés. Il s’est agi d’un moment très particulier dans l’histoire du féminisme : il y avait une profonde suspicion de la culture homosexuelle masculine ainsi que des hommes en général. À ce propos, la pensée d’Angela Carter compte beaucoup pour moi.

Par exemple ?

La femme sadienne est un livre perturbant, mon Dieu ! C’est une critique féministe de Sade assez surprenante. Elle prétend que le marquis a vu juste en exposant les traditionnelles vertus féminines comme des entraves dont il faut se débarrasser. Mais elle trouve répugnante la solution proposée, à savoir que la femme devrait être machiavélique, en utilisant son pouvoir de séduction à son avantage. Donc elle est dégoûtée par toutes les alternatives.

Il y a quelque chose de sadien dans le comportement de Martin, notamment lorsqu’il kidnappe une fille de dix ans et oblige Turtle à tirer sur elle.

Les gens sadiques sont souvent dans la répétition. C’est pour cela que la lecture de Sade est d’un ennui paralysant. Il ne cherche pas à raconter une histoire mais à revivre le même instant en boucle. Je considère Martin comme quelqu’un qui souffre et qui donc ne peut voir sa fille clairement, tellement il est préoccupé par sa propre blessure. Ce qui fait de lui un homme cassé et redondant.

Turtle est experte dans la manipulation et l’entretien des armes à feu.

Pour préparer mon roman, j’en ai acheté plusieurs, et j’ai passé beaucoup de temps à tirer. Enfant et adolescent, je l’avais fait un peu, comme beaucoup de gosses. Mais là, je suis allé dans les magasins d’armes et sur les champs de tir, je m’entraînais deux jours par semaine. Et puis, il y a un désert près de chez moi où l’on peut tirer.

Pourquoi donner autant d’importance aux armes ?

Martin est survivaliste. Pour son attitude relative au réchauffement climatique, ce mouvement est intéressant. Ils ont raison sur l’idée que la civilisation contemporaine occulte le problème, donc on peut comprendre leur désir de sécession, même si je ne suis pas d’accord.

Le comté de Mendocino ne correspond pas aux stéréotypes socioéconomiques.

Dans le Nord-Ouest Pacifique, il est difficile d’identifier les strates socioéconomiques, surtout vu de l’extérieur. Il y a beaucoup de cols blancs qui mènent une existence assez rurale.

Grandir auprès d’Elizabeth Tallent a-t-il influencé votre style ?

On lisait Dickens autour du feu, entouré par nos chattes Mavis et Cixous, nommées d’après une diva pop et une romancière française féministe. Cela a été une formidable éducation en matière de construction des récits. Mes deux mères ont insisté sur l’importance de voir la complexité des phénomènes, les nuances.

Vos personnages vivent dans la nature, se procurent leur nourriture en chassant, réparent leurs maisons et se soignent tout seuls. Mais de nombreux Américains sont obèses, font leurs courses chez Wal-Mart et mangent au McDo.  

Je suis d’accord, ils ont des problèmes de santé. Il y a des dysfonctionnements systémiques qui sous-tendent les enjeux socioéconomiques et médicaux de mon pays.

Votre roman est technique sans être ennuyeux. En cela, il  fait penser à Melville.

Melville est mon mec. Je trouve Moby Dick brillant. Ismaël ne se passionne que pour la chasse à la baleine, il n’en a pas honte, c’est cool.

Pendant deux ans, vous avez déblayé des chemins dans les forêts du Nord-Ouest, principalement les Cascades. Cette expérience vous a-t-elle aidé dans la construction du roman ?

Oui, même si j’ai décidé de situer ce livre dans une autre région, celle où j’ai grandi.

Y a-t-il beaucoup de rescapés de la Silicon Valley dans le comté de Mendocino ?

Quelques-uns. Dans la ville d’Albion, il y avait le magazine Country Woman. C’était un journal féministe qui a attiré de nombreuses lesbiennes à Albion, où elles se sont établies, achetant des terres de façon communale, construisant des pavillons. J’ai grandi dans l’une de ces maisons, bâtie par Gloria [sa seconde mère] : elle est magnifique, sur le bord du Pygmy, un écosystème exceptionnel.

Quelle est la spécificité géologique de cette région ?

Mendocino est remarquable parce qu’il est situé à côté de l’océan. En quittant la côte, on remonte une série de gradins dont chacun contient sa propre flore et sa propre faune. D’abord, il y a une cuvette de marais, système divers et étrange ; ensuite, il y a des criques et des rivières remplies de salamandres qu’on peut attraper ; plus loin, il y a les forêts de séquoias géants, où crapauds à ventre flamboyant se promènent, c’est assez magique. Mais les séquoias dévorent toutes les ressources, créant un espace vide, comme la voûte d’une cathédrale. En remontant plus haut, on trouve des forêts de chênes, dans lesquelles vivent des araignées « saratoga », parents préhistoriques des tarentules, ainsi que des scorpions.

On décèle dans le roman une certaine tension entre les ex-citadins et les autochtones. Par exemple, Turtle traite son ami Jacob de « larve pourrie gâtée » et d’« espèce de sale petit con de pourri gâté ».

Turtle est quelqu’un de blessé. Dans la vraie vie, il serait très difficile d’échanger avec elle à cause de sa méfiance. Elle est fine observatrice, elle survit grâce à sa capacité de comprendre ses interlocuteurs. C’est son unique passe-temps : tout ce qu’elle fait, c’est lire les autres, elle croit que sa vie en dépend. Donc les adultes lui sont complètement lisibles. En même temps, elle est combattive et réservée. La figure de la femme peu aimable est bien connue dans la fiction, Turtle en fait partie, même si nous l’oublions, à  cause de notre situation privilégiée.

Jacob essaie de l’éduquer en lui donnant son exemplaire de Marc Aurèle.

Cela reflète ses intérêts à lui. Turtle ne pourrait se libérer à travers la pensée. On aurait voulu qu’elle lise certains auteurs, on a envie de lui dire : « s’il te plaît, lis Simone de Beauvoir, lis Rebecca Solnit ». Ce serait génial de lui montrer Ces hommes qui m’expliquent la vie. Mais on ne peut pas, c’est ça la tragédie.

« My Absolute Darling » est génial comme titre.

Il rappelle ce que nous avons dit sur Proust : aimer quelqu’un, c’est aimer l’idéal à l’intérieur de soi. Par ailleurs, dans certaines traductions de Tolstoï, le nom du cheval de Vronski est « My absolute darling ».

On admire aussi le surnom de votre héroïne.

Les tortues me paraissent insaisissables, inquiétantes, merveilleuses. Elles ont quelque chose de la sagesse et de l’intériorité que cherche Turtle, en quête de patience et de clarté.

Propos recueillis par Steven Sampson

À la Une du n° 57