La puissance de l’art

Hubert Haddad consacre son dernier roman, Casting sauvage, à une jeune femme, Damya, personnage lumineux et aérien, qu’aucune des violences auxquelles elle est confrontée ne peut mettre à terre. Le récit avance par petites touches, s’éparpille parfois, mais fait se croiser puis se rejoindre des personnages stupéfiants de solitude et de poésie, dans Paris illuminée par le regard alerte et fougueux de Damya.  


Hubert Haddad, Casting sauvage. Zulma, 156 p., 16,50 €

Emmanuel Finkiel, La douleur 


Il paraît difficile de parler de Casting sauvage sans évoquer le texte de Marguerite Duras, et surtout son adaptation cinématographique par Emmanuel Finkiel : le réalisateur n’est en effet jamais nommé dans le roman mais le lecteur sait qu’il s’agit de cette adaptation, sortie sur les écrans en janvier 2018. Le titre même du roman d’Hubert Haddad fait référence à cette pratique du « casting sauvage », lorsque les « agences coincent » et qu’il faut aller dans la rue chercher des figurants. Damya est embauchée par Lyle, parce qu’elle sait parler aux gens. Et, dès le début du roman de Haddad, la difficulté de l’entreprise apparaît, dans les propres mots de Lyle, car il ne s’agit pas de n’importe quelle mission : « D’habitude, elles [les agences] trouvent tout ce qu’on veut, des nains, des colonies d’enfants, des tribus bantoues. La figuration, c’est toi et moi, les gens dehors, tout ce qu’il y a de normal. On peut maquiller, travestir, affubler à notre guise. Mais là, le metteur en scène est intransigeant sur le réalisme, pas de triche : il veut cent déportés, des survivants revenus de Dachau, de Ravensbrück, des marches de la mort… »

Commence alors une quête étrange dans Paris, à la recherche de corps, de regards susceptibles d’incarner ces colonnes de survivants de retour dans la capitale à la fin de la guerre. Ce qui entraîne, dans le roman d’Hubert Haddad – mais on sait que cela s’est également passé ainsi pour le film d’Emmanuel Finkiel – une étrange déambulation en quête de morts-vivants. Et s’enchaînent alors les rencontres de ces marginaux, à la rue, précaires, malades, comme Alysson Desfosses, anorexique pesant une trentaine de kilos tout au plus, dont Damya apprend la mort au moment du tournage de la scène de retour des déportés.

Le romancier est sévère à l’égard des moyens mis en œuvre par le cinéaste pour atteindre cet objectif, qui consiste d’après Haddad à « abuser des innocents avec des leurres et quelques sous », et lorsqu’on sait combien sont payés ces figurants, une centaine d’euros, dans quelles conditions ils vivent au quotidien, et ce qu’on leur demande d’incarner, on est probablement en droit de s’interroger sur les exigences de la production cinématographique et sur ses limites. Le contraste est saisissant, à la fin du roman, entre « le cinéaste et sa garde rapprochée de chefs opérateurs et d’assistants » qui « retournent au buffet sous la tente, à la suite des acteurs prompts au repli », et ces figurants, « dépouillés de leur uniforme et rhabillés à la hâte, […] rendus à la vie civile », c’est-à-dire, pour une bonne partie d’entre eux à la vie de la rue.

Hubert Haddad, Casting sauvage. Zulma

Hubert Haddad © Nemo Perier-Stefanovitch

Est-ce le sujet ou la façon dont Emmanuel Finkiel a désiré le traiter qui crée un malaise ? La scène dont il est question dans le roman sera coupée au montage. Mais son tournage, qu’Hubert Haddad raconte dans Casting sauvage, met en exergue cette question même de la pertinence du médium. Est-ce l’ironie de l’image qui nous saute aux yeux en lisant le roman d’Hubert Haddad : « – Coupez ! cria le réalisateur excédé. Ce n’est pas un retour de vacances ni l’invasion des zombies ! C’est de l’enfer que vous revenez, je veux du naturel, soyez vous-mêmes, nom de Dieu ! Et plus fondu, le travelling, messieurs les pousseurs ! […] Les techniciens s’empressent un peu partout tandis que les assistants rabrouent sans ménagement cette masse anonyme vers les wagons de bois peint » ? Et quel est-il, « l’enfer » qu’Emmanuel Finkiel veut reconstituer ici, après avoir envoyé deux jeunes femmes à la pêche aux éclopés et aux mourants dans le Paris brûlant de l’été 2016 ? On ne peut s’empêcher de penser au propos de Köves dans Être sans destin d’Imre Kertész qui dit à son retour d’Auschwitz, au journaliste le pressant de questions pour qu’il raconte enfin « l’enfer des camps » : « je ne pourrais absolument rien en dire, puisque je ne connais pas l’enfer et serais même incapable de me l’imaginer ». Hubert Haddad rappelle ainsi combien nous sommes contaminés par une « imagerie collective ».

La scène de la colonne de survivants n’existe donc pas dans le film, et Emmanuel Finkiel semble avoir fait le choix de laisser à la marge les personnages de déportés, usant du flou, par exemple lors de la scène du Lutetia. Ces choix permettent de contourner le décalage a priori inévitable entre notre imaginaire des retours de déportés, façonné en grande partie par la lecture de témoignages et par les photographies que nous avons tous contemplées dans l’effroi, et les images que l’on pourrait reconstruire, au cinéma. De même, Finkiel, en inversant la chronologie du texte de Marguerite Duras (il choisit de commencer par le texte consacré à la relation entre Duras et le gestapiste Delval, dit Rabier, Monsieur X. dit ici Pierre Rabier, met de côté, presque dans un hors-champ, la question du corps de Robert Antelme agonisant, ramené par ses camarades. Ce corps quasi christique, soutenu par ses amis qui sont allés le chercher parmi les morts, apparaît au second plan, flou. C’est dans la distance opérée par l’image que la force suggestive est le plus efficace, tout comme dans la réaction de Duras incarnée par Mélanie Thierry.

La douleur, d'Emmanuel Finkiel, et Casting sauvage, d'Hubert Haddad

La question du corps du survivant est centrale dans le film d’Emmanuel Finkiel et n’est jamais aussi bien traitée que lorsqu’elle échappe justement au réalisme. La convalescence d’Antelme, dont on sait en ayant lu La douleur combien elle fut éprouvante, est passée sous silence. Le dernier plan du film de Finkiel, le corps de l’ancien déporté, désormais revenu d’entre les morts, face à la mer d’un bleu éblouissant, est observé par le personnage de Duras, dont les propres mots sont rendus par la voix off : « Je savais qu’il savait qu’à chaque heure de chaque jour, je pensais : “Il n’est pas mort au camp de concentration.” », pendant que ce corps surplombant la mer devient une ligne noire verticale avant de disparaître dans un fondu au noir final.

Le personnage de Madame Katz, par sa douleur de mère persuadée que sa fille, déportée comme juive et infirme au début de la guerre, va revenir, lavant et raccommodant tous ses habits, ressemelant ses chaussures, avec une patience et une méticulosité qui l’empêchent de sombrer dans la folie, est infiniment plus évocateur du tragique que cent déportés figurés par des morts-vivants. Parce que c’est justement dans le creux, dans l’ellipse, dans le travail de création poétique que se fait le mieux entendre la douleur. Emmanuel Finkiel met l’accent sur ce temps interminable de l’attente de Marguerite Duras, cette attente de l’époux sans qui il est désormais honteux de vivre. La présence de Dionys Mascolo, joué par Benjamin Biolay, ami et amant fidèle, est de plus en plus insignifiante, tant le personnage de Marguerite Duras est entièrement tourné vers l’absent, Antelme.

On peut parfois regretter le caractère assez attendu de scènes de reconstitution historique, comme ces scènes de bals populaires, ou encore la façon dont le jeu de Mélanie Thierry fait écran au personnage de Duras. Si la voix off fait résonner les mots de l’auteure, on est parfois peu convaincu par son incarnation, par sa diction quelque peu empruntée, par des effets de robes, de cheveux ou de silhouettes qui demeurent malheureusement gratuits. La restitution de la douleur dans laquelle le personnage de Duras s’enferme perd de sa sincérité. Le travail sur le son, parfois trop appuyé, y compris dans la dissonance, fait perdre de l’intensité à ce que Duras elle-même éprouve en écrivant ce texte qu’elle considère comme « une des choses les plus importantes de ma vie ». Le spectateur aurait aimé pouvoir ressentir plus librement cette douloureuse attente, trop souvent montrée, et insuffisamment suggérée. C’est peut-être seulement dans la scène du restaurant le Saint-Georges que Mélanie Thierry touche parfaitement juste, face à Rabier incarné par Benoît Magimel, chef-d’œuvre de frustration, de médiocrité et de désir de toute-puissance.

La douleur, d'Emmanuel Finkiel, et Casting sauvage, d'Hubert Haddad

Marguerite Duras

Le livre d’Hubert Haddad, s’il pointe la question du réalisme et de ses illusions, va bien au-delà d’une simple réflexion sur les possibilités d’une adaptation cinématographique et de sa mise en œuvre. Casting sauvage est un roman à part entière et propose aussi et surtout une réflexion sur la société qui est la nôtre, sur le rapport aux autres mais aussi sur le rapport à la ville. La recherche d’une « centaine de déportés », imposée par l’attachée de production Lyle, hante Damya : « des revenants partout l’accompagnent, ils surgissent de nulle part dans la quiétude flambante du jour. Elle les reconnaît tous à leur regard effaré, leur silhouette de branches sèches et cette pâleur d’outre-tombe ». Et la traversée de Paris est cet œil vif posé sur ces « déportés d’aujourd’hui », cette oreille prêtée aux « clameurs désolantes du monde » auxquelles il paraît impensable de se soustraire, ces écorchés de la rue, qui sont tous accidentés d’une manière ou d’une autre, et qui viennent de partout. Ces figures de déportés potentiels deviennent les « déportés d’aujourd’hui », et l’une des grandes réussites du roman est la façon dont il met en écho des époques et des misères, les violences politiques et les violences sociales, par le prisme de ces personnages dont on « acheté la misère, ces chairs absentes, ces yeux fanés » ; et que dire alors de cette surimpression, de ce jeu qu’Hubert Haddad tisse entre différentes époques : « Ils n’arrivent ni d’Auschwitz, ou d’Orianenburg, ni de Mauthausen, Chełmno ou Buchenwald, mais des rues désemparées de Paris, femmes et hommes, vieux et jeunes, allant avec une retenue de bon aloi dans les pas perdus des déportés ». Et ces gares arpentées par Damya, dans lesquelles patrouillent des soldats, fusils mitrailleurs dans les bras, à proximité de « sacs d’os à face de momie », à qui Damya propose de figurer, pour une scène dans une autre gare, à une autre époque, nous interpellent. Autre gare, autre époque, traversées par différentes formes de violences, en surimpression. Hubert Haddad parvient à mettre en résonance des époques et des lieux sans jamais tomber dans les raccourcis ou la caricature.

Casting sauvage décrit un Paris de solitude et de déclassés, de marginaux, un Paris éclairé aussi par ce si beau personnage de Damya. La jeune femme porte la tragédie de son temps, celle du terrorisme. Son existence est brisée à une terrasse de café, le 13 novembre 2015, il lui faut alors renoncer à la danse, autant dire à la vie. Remplacée du jour au lendemain par Egor, le chorégraphe, elle ne sera plus Galatée : « Il n’y a pas de lendemains pour les cœurs boiteux. Elle aurait dû mourir mitraillée un soir de novembre », ce qui fait inévitablement écho aux propres mots de Duras, regrettant d’avoir raté l’occasion de « mourir vivante ». Casting sauvage est le roman de personnages en errance, erratiques, les uns à la poursuite des autres, auxquels l’amour n’est jamais interdit, cet univers de silhouettes qui semblent s’évanouir au dernier moment, avec une grâce souvent aérienne, sans qu’il soit possible de les retenir, encore moins de s’en emparer, parce que c’est dans cette évanescence même que réside le secret de l’existence. À la manière de la danseuse qu’elle ne cessera jamais d’être, Damya dirige ce ballet vital de la rédemption et de l’amour réparé.

Ainsi, si le roman d’Hubert Haddad prend pour point de départ cette expérience bouleversante du « casting sauvage », il est grâce à son personnage principal, Damya, un roman sur la perte et la solitude, qui fait écho à la douleur de Duras et l’universalise, tout en donnant à lire un récit où l’amour n’est jamais tout à fait perdu, notamment grâce à l’art, dont la force cathartique est présente tout au long du récit. Le deuil interminable de l’ancien comédien Matheo Lothar, sur sa péniche amarrée à côté de la passerelle la Bellone, trouve sa résolution lorsque Damya et sa douleur croisent son chemin. La rédemption est de toutes les rencontres, et Casting sauvage devient un formidable hymne à la vitalité créatrice et amoureuse.


En attendant Nadeau a rendu compte de deux autres textes d’Hubert Haddad : Premières neiges sur Pondichéry et Les coïncidences exagérées.

À la Une du n° 52