Un tout petit cottage

Le rythme, la prose, les images de L’étang laissent le lecteur doucement mélancolique. Divisé en vingt sections relativement courtes, il peut se lire comme une traversée à laquelle nous invite Claire-Louise Bennett, du « Voyage dans le noir », titre de la première section, à la « Terre familière » qui clôt le livre. Mais cette traversée n’est possible qu’à condition de se laisser porter au plus près par chaque mot, chaque sensation de cette narratrice londonienne qui a choisi de vivre seule dans un tout petit cottage sur la côte ouest de l’Irlande, et qui devient, au fil des pages, comme une amie intime qu’on est triste de quitter en refermant le livre.


Claire-Louise Bennett, L’étang. Trad. de l’anglais par Thierry Decottignies. L’Olivier, 216 p., 19,50 €


Parce que le récit de Claire-Louise Bennett suit le cours des déambulations et des pensées d’une narratrice au sujet de laquelle aucune indication ou presque ne nous est livrée, le lecteur doit accepter de se laisser conduire par une voix qui, dès les premières pages, frappe par son originalité. La nature occupe une place de premier ordre, ou, pour être plus précis, le rapport que cette femme, que l’on devine jeune au fil des pages, entretient avec la nature. Celle qui entoure le cottage, gouttes de pluie qui continuent de filtrer à travers le feuillage après l’averse, orages, « parfum diffus et vivace » de fleurs cueillies dans le jardin, limaces et cloportes, nature nourricière aussi lorsqu’on a le goût et la patience de la cultiver, ce qui n’est pas le cas de la narratrice qui avoue seulement une « curiosité polie pour les activités horticoles ».

Claire-Louise Bennett, L’étang

Claire-Louise Bennett © Patrice Normand

La dérision, délicate mais omniprésente, tend à faire voir autrement ces sentiments dont souvent on parle de manière grave. C’est justement à toute forme de gravité qu’échappe Claire-Louise Bennett, en créant des associations inattendues qui renouvellent notre regard sur des impressions et des sentiments qui nous sont a priori familiers. Comme lorsqu’elle évoque cette expérience de l’amertume, liée à une ingurgitation trop tardive du porridge : « De fait, l’amertume, telle une souche immergée, commencera à poindre dès la première bouchée et il est très vraisemblable qu’elle préside sans mot dire à la journée entière. Jusqu’à ce que, finalement, vers seize heures, elle se trouve injustement mais inévitablement dirigée contre quelqu’un de proche, contre un aspect particulier de son comportement en fait, un aspect invariablement agaçant et que l’on peut facilement isoler et grossir afin de l’identifier comme la source de cet inquiétant sentiment d’amertume qui n’a cessé de croître sans raison, toute la journée, depuis cette première bouchée de porridge. » Tout ce qui peut sembler anecdotique, secondaire, dérisoire, est reconstruit et transformé par l’œil vif et sensible de la narratrice, du concentré de tomate à la « splendeur kitsch et condensée » au son des grenouilles, semblable au « son d’un vagin ». Et au lecteur alors de revisiter le monde, en faisant un pas de côté.

Claire-Louise Bennett, L’étang

© S. Krawczyk

La lecture de L’étang est une expérience douce-amère. Celle de la solitude quasiment jouissive parfois, tout autant douce que rugueuse, traversée par quelques amants, par une lettre d’amour conservée depuis des années dans un sac à main démodé acheté probablement dans une friperie, « dont l’intention était de pénétrer toutes les anfractuosités corrosives et tous les méandres scabreux de sa propre impossibilité », parce que ce qui survit « à toute déclaration exaltée tendant vers l’éternel » est forcément « le visage vaincu du désir, des espoirs brisés et déchiquetés ». C’est aussi l’expérience de la déception qui se traduit par une résignation remplie de rêveries et de sensations, autant d’expériences en creux qui deviennent constitutives de l’existence et lui donnent ses saveurs si particulières. Le regard de la narratrice ne laisse échapper aucun détail de ce qui l’entoure, de ce monde qu’elle rend par des rythmes variés, aux phrases parfois amples et enveloppantes, ou au contraire par des juxtapositions sautillantes et tout aussi poétiques : « Remonte la source secondaire en s’accrochant à son chapeau, ce qu’il appelle un canotier, voit un cheval, puis un autre. Continue à marcher. Grimpe au portail, saute, atterrit de travers. Cœur énorme. Le lac captive un nuage de pluie qui s’ajoure. » Et probablement que la manière que Claire-Louise Bennett a de rompre avec le présent contribue au ton particulier de son récit. Car tout semble saisi dans l’immédiateté de l’instant, et pourtant sa prose tend à faire entrer cet instant dans l’éternité, sans pour autant le figer. Car, dit-elle, « rien de tout cela n’a le moindre rapport avec le présent. Je ne sais pas avec quoi c’est en rapport et à vrai dire je ne suis pas certaine non plus de savoir quoi que ce soit au sujet du présent ».

Claire-Louise Bennett, L’étang

La langue de la narratrice, si surprenante par ses associations, ses images, ses ruptures, contient aussi des accents qui nous sont familiers, au moins par la parenté qu’elle entretient, semble-t-il, avec celle de Virginia Woolf ; cette langue est la colonne vertébrale du récit dans son entier. À plusieurs reprises, la femme donne à lire au lecteur combien il lui faut l’apprivoiser, cette langue qui préexiste à toute langue et qui est celle dont est façonné le livre. Pourtant, l’anglais n’est pas sa première langue : « Je n’ai pas encore découvert quelle est ma première langue donc pour le moment j’utilise des mots anglais afin de dire les choses. Il est probable que j’aie toujours à le faire de cette manière ; malheureusement je ne pense pas du tout que ma première langue puisse être écrite. Je ne suis pas sûre qu’elle puisse être extériorisée vous comprenez. Je pense qu’elle doit rester là où elle est, à couver dans l’obscurité élastique de mes organes vacillants. » L’étang est une réflexion, ou dirions-nous une méditation, sur la langue et ses impossibilités, alors même que le récit tout entier concourt à montrer que la langue dont Claire-Louise Bennett explore toutes les anfractuosités est à même de rendre compte au plus près des subtilités les plus enfouies et les plus inattendues des sensations toujours liées aux pensées de la narratrice. C’est sans aucun doute la plus belle réussite de ce livre qu’il faut absolument goûter, dans toutes ses saveurs. Cette langue enfouie dans « l’obscurité élastique de [s]es organes vacillants » est rendue dans l’extraordinaire manière qu’a Claire-Louise Bennett de peindre un « autre monde ». Car c’est exactement de cela qu’il s’agit. Du monde d’une conscience qui se manifeste dans toute sa sensualité.

Et cette traversée alors, ce « voyage dans le noir » jusqu’à la « terre familière », est tout simplement celle de l’écriture. Car la narratrice n’est pas seulement l’auteure d’une thèse de doctorat, enfouie et cachée, elle est l’auteure de ce récit qui émerge sous les yeux curieux et émus du lecteur, de ce récit qui ne peut s’écrire que dans le noir, de manière invisible, dans cette langue qu’il faut désenfouir, dans ce cahier près du feu, dans la semi-obscurité : « Il y avait des lignes sur les pages mais invisibles à cause de l’obscurité et dès qu’un mot était écrit il était aussitôt introuvable comme dérobé. J’ai continué à plonger des mots dans les pages, me demandant peut-être qui ou ce qui les dérobait. Et alors, pour la première fois de cette journée finissante, j’ai su où j’étais – j’étais sous terre. J’étais loin sous la terre enfin, et mon sang courait et mon cœur allait et venait, furieux et envoûtant ».

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