Paris des philosophes (24)

Philosophie de l’arbre et des bois (1) : le square d’Ajaccio

« L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! Certains Allemands ne disent pas “je pense”, mais “ il pense en moi”. » Maurice Barrès, Les déracinés, UGE, 1986, p. 239.

L’arbre serait-il une figure de droite ? Par sa croissance lente et organique, par la hiérarchie heureuse des racines, du tronc et du faîte, par cette temporalité propre qui lui permet de vivre fort longtemps quand il n’est pas abattu par les hommes ou la foudre, l’arbre ne donne-t-il pas l’image même d’une pensée conservatrice, caractérisée par son fort enracinement et son goût des évolutions lentes ? Barrès, dans Les déracinés, son roman publié en 1897, raconte la montée à Paris de sept jeunes Lorrains, alors qu’ils se trouvent coupés de leurs racines profondes par l’enseignement de M. Bouteiller, leur professeur de philosophie du lycée de Nancy. Ce dernier a jeté, en classe de rhétorique, le doute sur leurs convictions naturelles sans leur redonner d’autre soutien qu’une morale kantienne abstraite qui nourrit leur scepticisme au lieu de les convaincre d’un possible retour à la certitude. Le professeur, enveloppant de belles paroles hypocrites son ambition, quitte Nancy pour faire carrière à Paris dans la politique – il finira député – et incite par son exemple ses élèves à faire de même. Il les reçoit même chez lui, dans son appartement de la rue Claude-Bernard, dans le quartier Latin, mais se désintéresse en fait du sort de ces individus désormais sans attaches, livrés à eux-mêmes ; les uns réussiront sans s’épanouir, dans le droit ou la presse, d’autres, comme Racadot, faute d’argent et de soutiens, tomberont dans le crime crapuleux du côté de Billancourt.

Paris des philosophes Barrès

L’un de ces jeunes gens, le plus talentueux, le « carabin » Maurice Roemerspacher, écrit un article sur « L’origine de la France contemporaine » publié dans La Vraie République, journal « opportuno-radical ». Frappé par cette recension, Taine va rendre visite à ce jeune homme dans sa chambre de l’hôtel Cujas, rue des Cordiers, tout près de la Sorbonne. (C’est Charles Maurras, alors jeune journaliste, qui, en 1890, aurait reçu cette flatteuse visite après avoir écrit un article sur Taine dans la Revue encyclopédique.) Dans Les déracinés (au chapitre VII), Taine propose au jeune homme de l’accompagner dans une longue promenade qui les conduit, par la rue Monsieur-le-Prince et la rue de Babylone, au « square des Invalides », aujourd’hui le square d’Ajaccio, au nord-est des Invalides.

Chemin faisant, Roemerspacher signifie à Taine, avec une respectueuse insolence, que sa génération a dépassé les problématiques qui avaient agité celle de Taine – l’opposition du matérialisme et du spiritualisme – et que les crises comme celle de Renan au séminaire de Saint-Sulpice sont dépassées. La nouvelle génération, formée par des kantiens comme Bouteiller, a renoncé à la certitude cognitive et se sent d’emblée « établie dans le relatif », même si elle éprouve la difficulté qu’il y a à se passer d’un absolu et ne se satisfait pas, par instinct, d’un « matérialisme amoral ». Elle est animée d’une soif de raisons d’agir et de valeurs nouvelles qui va entrer en contact brutal avec les mœurs de la République parlementaire…

Roemerspacher n’est pas dupe : l’impératif catégorique de Kant n’est qu’une « péripétie » sans grandeur, supposée rétablir par la raison pratique les certitudes notamment morales et vitales qui ont été préalablement dissoutes par la critique de la connaissance. Le devoir dans sa formulation universelle est une illusion ; ce qui est réel, c’est l’abondante diversité des êtres et des normes. Reste à savoir lesquelles de ces normes sont appropriées à la vie de chacun.

Quelle leçon Taine suggère-t-il alors au jeune homme en exprimant son admiration devant un « arbre assez vigoureux », un platane, « bel être luisant de pluie » ? « Combien je l’aime, cet arbre ! Voyez le grain serré de son tronc, ses nœuds vigoureux ! Je ne me lasse pas de l’admirer et de le comprendre. […] Par tous les temps, chaque jour, je le visite. Il sera l’ami et le conseiller de mes dernières années ». Taine voit dans cette « masse puissante de verdure », but de ses déambulations quotidiennes, « l’image expressive d’une belle existence », le symbole de la vie de la naissance à la mort. Une « éternelle énigme », une « éternelle unité », une éternelle loi se manifeste dans chaque forme, depuis le germe et la « frêle tige » des débuts jusqu’à la « fédération bruissante » de l’arbre à maturité, pourtant destiné à disparaître malgré sa perfection temporaire. « Sublime philosophie », pense à cet instant Roemerspacher, que cette acceptation des nécessités de la vie impressionne sans le convaincre [1].

Ils retournent ensuite vers le quartier de Saint-Sulpice pour reconduire Taine – qui habite rue Cassette (6e arrondissement) – en méditant sur ce « tableau de la vie tout spinoziste » et que l’on pourrait dire aussi goethéen : « la position humble et dépendante de l’individu dans le temps et l’espace, dans la collectivité et la suite des êtres ». Le Moi doit se fondre dans l’âme universelle, et s’en réjouir.

Paris des philosophes Barrès

Roemerspacher se contente-t-il de cette sagesse ? Du petit square d’Ajaccio, la vue donne sur le dôme des Invalides, autre symbole qui parle d’une autre vision de l’existence. Comprendre le monde avec l’objectivité désabusée d’un Taine ? « Doctrine du renoncement » ! L’exemple tout proche de Napoléon suggère une autre voie, celle que va choisir un autre jeune ambitieux Lorrain, François Sturel : la quête de la gloire comme « dépense d’énergie ». Les deux amis se lancent ce jour-là dans une nouvelle marche dans Paris qui, par la rue Royale, les boulevards de la Madeleine et des Italiens, la rue Drouot et la rue des Martyrs, les mène à Montmartre, où règne dans sa brutalité, à cette heure crépusculaire, la « fureur vitale » : « du quartier des bibliothèques ils sont venus vers ce mont de l’instinct », là où règne la chasse de l’argent et du sexe. Par un renversement très peu kantien, « cette idée de la mort et de leur animalité […] met dans leur sang comme un aphrodisiaque, la hâte, la frénésie de vivre ».

Deux chemins s’ouvrent ainsi, symboliquement, dans le Paris fin-de-siècle. L’un qui privilégie « l’intelligence stoïque » de Taine vibrant au spectacle de son arbre et l’autre qui mise sur « l’énergie spirituelle », l’action politique, le « groupement » et, finalement, « l’appel au soldat ». On retrouve en fait dans ces deux déambulations dans les rues de Paris l’opposition classique entre vita contemplativa et vita activa, et Barrès a choisi la seconde par la voix de Sturel : « Le programme très honorable : “vivre pour penser” que s’est fixé M. Taine suppose l’abandon de parties considérables du devoir intérieur : “être le plus possible”. » Le paradoxe est que c’est la première voie, la vie contemplative, qui insiste sur la soumission de l’individu à la collectivité, sur l’enracinement vital dans le tout, tandis que c’est par la vie active que Barrès semble privilégier l’individu solitaire, le héros et le Moi : c’est l’enfance d’un chef, dira Sartre.

Est-ce de la philosophie ? Les doucereuses tartufferies de M. Bouteiller invoquant son devoir pour embellir son ambition – portrait à charge du philosophe officiel –, l’amour de M. Taine âgé pour son platane, les leçons d’énergie de Napoléon mort, le kantisme parisien crime contre la Lorraine ? Les déracinés ? Un bon roman, qui s’achève par les obsèques de Hugo et l’exécution de Racadot, mais une caricature de la pensée philosophique. Où est cependant la pensée philosophique française au XIXe siècle ? Certes, autour de la Sorbonne, tout un réseau de rues rappelle les illustres noms de la profession : Victor Cousin, Royer-Collard, Laromiguière. (Félix Ravaisson, lui, habite quai Voltaire, au n° 11). Mais une pensée authentique n’est-elle pas éminemment présente chez Hugo, chez Balzac, chez Zola ? Les œuvres de fiction peuvent ainsi entrer en résonance : ne faut-il pas rapprocher Les déracinés du roman contemporain de Zola, Paris, le dernier roman du cycle des Trois Villes, qui évoque admirablement la crise de la foi, les interrogations sur la science, la violence de l’anarchisme et les nuances du socialisme ? Et qui présente un autre Montmartre, sage et savant.


  1. C’est le platane de Taine que vise Sartre avec l’immonde marronnier de La nausée, exilé au Havre et « trop faible pour mourir ». Voir la belle étude de Philippe Zard, « L’arbre et le philosophe. Du platane de Barrès au marronnier de Sartre » dans la revue Silène (septembre 2009) qui évoque aussi Gide, sa recension des Déracinés et la « querelle du peuplier ».

À la Une du n° 38