En bref : les mystères de l’écriture

L’écriture s’impose sans explications, les œuvres présentées ici l’attestent. Que ce soit la veine narrative de Silvina Ocampo, la langue précise de la grande poète Anne Parian, la manière de Jacques Darras qui fait danser la langue avant sa fin, ou bien, plus convenu, l’esprit de résistance qui domine l’anthologie poétique composée par Jean-Yves Reuzeau. Autant de mystères qui n’empêchent pas la romancière et universitaire Belinda Cannone de chercher à comprendre comment les écrivains travaillent.

Silvina Ocampo | Voyage oublié. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard. Des femmes-Antoinette Fouque, 112 p., 14 €

Quelques lignes suffisent à Silvina Ocampo pour creuser le quotidien, en faire jaillir les fulgurances inaperçues ou en sonder, au contraire, l’angoisse cachée et les promesses étouffées. Les contes, cuentos pour reprendre le terme espagnol, varient de deux à parfois cinq ou six pages.

La lumière se porte sur l’univers de l’enfance, si sévèrement contrôlé par les adultes. Le récit éponyme, « Voyage oublié », le montre exemplairement sur la fin du livre. La sexualité reste une terre interdite aux filles. Dans la fable qui leur est servie, les nouveau-nés viennent mystérieusement emballés « de Paris », c’est-à-dire d’un inaccessible lointain. Une même barrière définitive se dresse contre la tuberculose, maladie au nom tabou, qui à cette époque décime les familles. Cecilia, atteinte de ce mal, fait les frais de cette insoutenable censure. Du jour où le mal a été diagnostiqué, toute visite à son amie Elena lui a été définitivement interdite, sur la foi d’un mensonge : Elena, cloitrée de force derrière ses volets, serait en voyage. La cruauté est peut-être plus vive encore pour la survivante, à qui le deuil même est refusé, puisque la mort de son amie lui est cachée. Seule demeure la fuite dans le rêve : derrière ses volets clos, Elena rêve par-delà la mort du retour de son amie. Elle s’enfuirait avec elle, comme jadis, en courant, pour une sieste éternelle dans le cèdre voisin (« La sieste dans le cèdre »).

Le rêve demeure, pour certains, un recours contre la mort. Un médecin sauvegarde l’illusion salvatrice. Convoqué au chevet d’un malade âgé, qui lui demande d’examiner sur le lit voisin sa femme, en tous points absente et irréelle, il se penche complaisamment au-dessus du lit pour un long examen du cœur et délivre la sentence : « non, ce n’est rien, ne vous inquiétez pas » (« Diorama »). Avec « Le portrait mal fait » et « La maison des tramways », la mort criminelle et la passion secrète rôdent déjà, sans attendre l’épanouissement de ces thèmes dans les recueils ultérieurs, relayés au XXIe siècle par les traductions d’Anne Picard. Celles-ci, qui se poursuivent avec bonheur, en respectant l’architecture de chaque ouvrage, le donnent à lire dans son intégralité. Inappréciable avantage qui fonde une nouvelle approche.

La veine narrative de Silvina Ocampo, d’emblée d’une exceptionnelle ampleur, déborde l’espace urbain de Buenos Aires pour investir la mer et la campagne. Elle participe, avec le vol des trapézistes au cirque, de l’infini du ciel étoilé. Stéphane Michaud                                             

Anne Parian | Eva Eva Eva. Les petits matins, 128 p., 18 €

On restait sans nouvelles d’Anne Parian depuis Les granules bleus (P.O.L, 2019), elle nous revient en pleine forme (poétique) avec ce récit qui progresse au gré des changements d’identité d’une sorte de chatte à trois queues, « mi-femmes mi-animales / mi-choses à mi-mot ». Comprendre qu’ici tout va par trois : trois fois un même nom constitué de trois lettres (le titre), trois parties (le texte). Incipit « On entre / direct dans Eva / Eva sans programme pas / d’exposition. » Une fois entré, on ne lâche plus ce livre qui dit quelque chose de très contemporain, qui couvrirait un vaste champ lexical débutant par trans. Un vrai livre d’aventures dans le monde actuel, en somme, qui par moments nous ferait songer à Holy Motors. Joie de constater que ce bon vieux sujet d’énonciation est soumis à rude à épreuve (ça ne lui fait pas de mal). Livre que j’ai, pour ma part, lu à trois reprises : pour la découverte du texte, par conscience critique, enfin par pur plaisir, pour admirer la souplesse et l’acuité, pour le découpage magnifique, la langue précise, ces merveilles d’énoncés rythmés, tout ce que parvient à accomplir la grande poète Anne Parian, combinant économie de moyens et maximisation du sens. « Eva coud se / pique porte / le doigt à sa bouche / dans le lointain / on entend / l’écho bénin des / coups de feu / c’est dans les / rêves érotiques / qu’apparaissent / les plus beaux / animaux sauvages / parmi eux certains /n’existent pas / mais la tranquillité / de leurs mœurs / rassure. » Cyrille Martinez

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Jacques Darras, Silvina Ocampo
« Le livre », Juan Gris (1913) © CC0/WikiCommons
Jacques Darras | Je m’approche de la fin. Gallimard, 136 p., 17 €

On se croit éternel tant qu’on est vivant. Jacques Darras a beau s’approcher de la fin, comme il l’écrit, c’est la vie, toute la vie qu’il exprime dans ce livre. D’ailleurs, le titre se prête à plusieurs interprétations. S’agit-il de s’approcher de sa propre fin ou d’une frontière au-delà de laquelle nous ne savons rien, qui nous oblige à tester nos limites ? Le « m’ » implique une sorte de boucle sur soi-même, de la naissance à la mort, à partir d’une expérience vécue par le poète : la crise cardiaque sur un chemin désert et sauvé in extremis par le passage bien improbable d’une automobile conduite par une dame. Celle-ci, aussitôt disparue, est comme une incarnation de la Providence et prend, compte tenu des circonstances, une dimension mythologique, la Dame du Graal ou Isis. Toute l’interrogation de Jacques Darras voyage entre savoir et croire – hors les murs d’aucune église –, les deux notions, ou Divinités, qui inspirent toute sa démarche. Si le savoir permet de scruter l’en deçà, seule la croyance peut donner à imaginer l’au-delà, d’ouvrir une porte sur l’inconnu, pourtant sans image, mais plutôt le jour que la nuit. « Un peu de lumière allumée par moi dans les mots », écrit l’auteur.

Le sensible et le concept font bon ménage dans ce livre, avec une dose d’humour et d’ironie qui apporte au propos une nécessaire touche de légèreté. Darras a l’art de faire danser la langue jusqu’au vertige, « l’immensément dansante danse », avec de multiples jeux de mots qui viennent éclairer le sens et une « syntaxe désaccordée » pour une nouvelle harmonie. Il y a chez lui cet attelage d’une voix à l’écriture, d’où un rythme oral dans les poèmes et comme le déferlement d’une vague qui emporte et brasse adjectifs, participes présents, verbes et tous ces mots qui s’appellent par des sonorités communes. Alain Roussel

Jean-Yves Reuzeau (dir.) | Esprit de résistance. L’année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui. Seghers, 394 p., 20 €

Poésie de résistance ? On cherchera en vain un fondement théorique à cette ambitieuse déclaration dans la préface de Jean-Yves Reuzeau qui préfère jouer l’intimidation (attention, Seghers, maison issue de la Résistance), convoquer la résurgence de la production (des chiffres !), et bien sûr le « net regain d’intérêt de la part d’un public plutôt rajeuni et enthousiaste » (des stats !), séduit par le renouvellement thématique (la poésie comme commentaire « sensible » d’une actualité brûlante ?). On croyait lire une préface, on a sous les yeux un dossier de demande de subventions : nulle intention de nous éclairer sur les enjeux des pratiques poétiques contemporaines, il s’agit plus prosaïquement de nous vendre le produit poésie. Et puis quel besoin d’argumenter davantage dans la mesure où la poésie bénéficierait par essence d’un certain nombre de privilèges – au premier rang desquels on trouverait cette fameuse capacité de résistance (aux injustices, à la doxa, à la laideur…).

Cette conception d’ancien régime s’avère bien commode en ce qu’elle exonère de toute prise de risque formelle. « Toute poésie est résistance et liberté / Non négociable », assène Tahar Ben Jelloun qui, dans sa contribution, donne de vigoureux coups de hache dans une porte grande ouverte. Facile à dire. Encore faut-il mettre en œuvre ce louable dessein. Or, que nous donne-t-on à lire sinon une bien inoffensive et rassurante anthologie, où le fait de se prendre pour un poète semble la chose la plus importante. On écrit de la poésie comme on exige un passe-droit, comme on formule une demande d’immunité, comme on motive une clause d’exclusivité. Trois mots nous sont venus à l’esprit au terme de ce livre pénible : abolition des privilèges. Cyrille Martinez

Belinda Cannone | Comment écrivent les écrivains. Thierry Marchaisse, 208 p., 20 €

Outre-Atlantique, interviewer un auteur revient en général à se focaliser sur l’aspect technique de son travail, comme en témoigne la série d’entretiens de The Paris Review. En France, pays historiquement plus intellectuel et moins pragmatique, ce côté-là est parfois négligé, lacune qu’entend combler le nouveau livre de Belinda Cannone. La romancière et universitaire a interviewé une quinzaine d’auteurs français sur leur manière d’affronter la page blanche, dont Nathalie Azoulai, Miguel Bonnefoy, Emmanuel Carrère, Jean Echenoz, Cécile Guilbert, Lilia Hassaine, Gérard MacéMarie-Hélène Lafon et Maria Pourchet. Faut-il s’appliquer tous les jours ? Se fixer un but, par exemple un seuil minimum de paragraphes, de signes ? Faut-il élaborer un plan avant de se lancer ? À chacun son approche, ce qui est intéressant ici, c’est le choix de mélanger les voix, de construire une sorte de « symphonie » de réponses autour du thème proposé dans chaque chapitre : le commencement ; la routine ; l’organisation du temps ; les activités secondaires ; le bureau ; la lecture ; les carnets, les notes et le portable ; la réécriture.

On y trouve des ascètes adeptes de Flaubert, ainsi que des auteurs moins monomaniaques, comme Marie NDiaye : « Si j’ai absolument envie d’aller acheter tel objet à l’autre bout de Paris, il faudra que le travail trouve sa place autour de ce désir de course. » Une note commune sort de cette belle polyphonie, celle de la difficulté d’écrire ; selon Nicolas Mathieu, « le plus douloureux, c’est d’arracher de la matière au vide ». Un univers fictif, comme l’univers entier, émerge-t-il du néant, à partir d’un Big Bang ? Steven Sampson

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