Jeux de balle à la Renaissance

Dans Mort subite, d’Álvaro Enrigue, roman haut en couleur et pétri de violence en tous genres, tout commence, paradoxalement, par une simple partie de tennis entre adolescents.


Álvaro Enrigue, Mort subite. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Serge Mestre. Buchet-Chastel, 320 p., 21 €


« À la collégiale Santa Maria d’Exeter, un groupe de novices avait utilisé la galerie du cloître pour disputer des matchs contre les garçons de la ville. » Il est vrai que le narrateur du roman d’Enrigue en signale immédiatement la tonalité plutôt brutale : « Vu qu’il s’agissait d’un sport inventé par des moines méditerranéens, il possédait des connotations bibliques : les anges attaquaient et les diables défendaient. C’était une question de mort et d’outre-tombe. »  De même ajoute-t-il, comme pour annoncer le second volet de son roman, que « le peintre baroque Michelangelo Merisi da Caravaggio passa les dernières années de sa vie en exil pour avoir transpercé un de ses adversaires avec son épée, sur un court de tennis. » Et à vrai dire le romancier lui-même se prend au jeu et construit l’ensemble de la fiction, avec une virtuosité qui parvient à en faire oublier l’artifice, sur le binaire modèle sportif qui a peut-être régi sa propre enfance puis sa jeunesse. Du moins est-on porté à le croire en voyant successivement défiler sous sa plume, dans une langue coruscante et savoureuse, toute l’histoire classique de l’Espagne, puis celle de la conquête du Mexique par le fameux Hernán Cortés, qui y découvre et partage de nouveaux usages et de nouveaux jeux — parfois moins brutaux que ceux de l’Europe, à vrai dire — avec la population indigène à laquelle il s’impose sans ménagement, aidé comme on le sait par une compagne du lieu qu’il a su habilement attirer à lui. En matière de cruauté nos Européens n’avaient d’ailleurs de leçon à recevoir de personne, comme le rappelle ici l’auteur en évoquant la décapitation de la reine d’Angleterre, Anne Boleyn, puis l’utilisation de ses tresses pour en faire justement des balles de tennis destinées à la gentry. Ces « éteufs », ainsi qu’on désignait alors les balles, furent offertes à notre roi François Iᵉʳ, lequel en homme sensible, nous dit l’auteur, « ne les utilisa jamais sur un court ». Par un étrange destin, elles sont conservées aujourd’hui à la Bibliothèque publique de la 5e avenue et 42e rue de New York.

Dans le chapitre intitulé de manière significative « Changement de terrain » dont le double sens n’échappera évidemment à personne, Enrigue nous transporte brusquement en Italie auprès du prolifique et coléreux peintre connu comme le Caravage qui lui aussi va alterner le pinceau avec la raquette et le bon vin : « Il jouait tellement bien, qu’il n’avait même pas l’air essoufflé ni particulièrement possédé par la volonté de vaincre. » D’ailleurs en ces temps riches en couleurs et en violences de toutes sortes même le pape Pie IV était amateur de tennis et « il jouait de poussifs matchs en double avec ses enfants ». Et comme le note une lettre à un religieux carmélite, « les Romains eux-mêmes pratiquaient quatre genres du jeu de pelote avec diverses sortes de balles ». Mais comme l’exprime aussi fort bien l’auteur de ce livre aux multiples facettes, le génie du Caravage transforma pour toujours la façon d’habiter une toile : « il anéantit les immondes paysages maniéristes […] il transporta les scènes sacrées à l’intérieur, afin de concentrer l’attention du spectateur de ses tableaux sur l’humanité des personnages. »

Après avoir conté par le menu les exploits de Cortés dans la conquête du nouveau royaume américain, Enrigue marque une pause significative, une sorte de perplexité en s’interrogeant sur sa propre faconde et sur la nature de son propos : « Je ne sais pas, tout en l’écrivant, quel est le sujet de ce livre. Ce qu’il raconte. Ce n’est pas exactement un match de tennis. Ce n’est pas non plus un livre sur la lente et mystérieuse intégration à ce que nous appelons avec une obscène perte de repères le monde occidental. […] Peut-être est-ce un livre dont le sujet consiste juste à trouver comment raconter ce livre […] Un livre avec des va-et-vient, comme dans un match de tennis. » Et en effet nombre des chapitres de cette dernière partie portent des titres intercalaires tels que « Troisième set, jeu deux » qui semblent nous ramener vers le début, tant pour la forme que pour le contenu du récit : « Le poète cria Tenez! Il lança la balle en l’air, et mit dans ce coup d’envoi toute l’estime de soi qu’il avait enfin recouvrée. » Mais le dernier mot reviendra tout de même à celui qui dessine le spectacle de la vie, à un peintre:

« Le Caravage s’affala sur le fauteuil […] il sentait qu’il pouvait entendre la supplique d’une âme antique, une âme appartenant à un monde mort, l’âme de tous ceux qui croient que le but du jeu est de gagner, l’âme de ceux qui se sont éteints sans le mériter, les noms perdus, la poussière de leurs os. […] Il entendit : Tu es celui qui peut le mieux plaider notre cause. Tenez ! » Un impératif qui annonce peut-être d’ailleurs sa propre mort subite à la fin de ce livre complexe et fascinant.


Crédit pour la photo à la une : © Zony Maya

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