En bref : la singularité des êtres

Catherine Beaugrand et Albert Piette se demandent comment prendre au sérieux la singularité des êtres en faisant appel à l’anthropologie et Abdellah Hammoudi considère, dans un plaidoyer pour l’anthropologie arabe, que celle-ci doit être reformulée et décolonisée pour atteindre son but. Didier Da Silva raconte une biographie-roman d’Erik Satie à partir d’œuvres reprise par d’autres, Romain Rolland rédige ses Carnets d’un séjour en Italie et Gay Talese poursuit une entreprise journalistique particulière qui trouve ses limites. Chacun à sa manière s’emploie à se saisir ce qui nous rend singuliers.

Catherine Beaugrand et Albert Piette | La forme élémentaire de l’être humain. Concepts et dessins pour inventer une science. Naima, 460 p., 28 €

Ce livre est né d’un regret : qu’il n’y ait pas une science qui prenne au sérieux la singularité des êtres, comment fonctionne une singularité. Nos deux auteurs – l’un artiste, l’autre anthropologue – pensent que c’est à l’anthropologie de faire ce travail, selon l’exigence exprimée par Virginia Woolf : « J’en viens à une des difficultés de l’auteur des biographies – une des raisons pour lesquelles sur les nombreuses que je lis, nombreuses sont celles qui tombent à plat. Elles laissent de côté la personne à qui les choses sont arrivées. Cela, parce qu’il est très difficile de décrire un être humain. Alors on dit : « Voilà ce qui est arrivé », mais sans dire à quoi ressemblait la personne à qui cela est arrivé ».

Par quelle opération ? Beaugrand et Piette proposent d’enlever « le contexte », net et sec, pour mieux centrer le regard sur l’être et de ne pas créer un effet de dilution. Autant dire que le livre est une sérieuse critique de l’histoire de l’anthropologie qu’il considère comme étant une science des relations et des contextes. Et de prendre appui principalement sur la sculpture, avec une analyse de nombreuses œuvres, des kouroï à Gormley, en passant par Rodin et L’Âge d’airain.

Anthropologie, philosophie, primatologie ou préhistoire, cet ouvrage est surtout spécifique par le nombre impressionnant de dessins qui représentent l’être humain – le volume d’être, comme l’appellent les auteurs – pris dans ses ligatures internes, celles-là mêmes qu’il faut décrire pour atteindre la singularité de chacun. À partir des dessins est proposée la réhabilitation du contour, de la fermeture, des caractéristiques stylistiques propres, au détriment des axes inverses des doxas contemporaines. Et de soutenir qu’il y a bien, en chaque être, un bord presque infranchissable, une sorte d’indifférence qui protège des événements du monde.

Avec ces dessins et ces concepts, tout un débat s’ouvre entre l’art et la science. D’autant que l’ouvrage se veut « cyclopédique » : on peut aussi commencer par n’importe quelle partie et suivre comme l’on veut une théorie, une méthode, une éthique, pour apprendre à regarder chaque être. Jean-François Laé

"Carnets d’Italie 1889-1891", Romain Rolland (Détail) Abdellah Hammoudi, Pour une anthropologie arabe Didier Da Silva | Trois Socrates. Satie, Cage, Feldman Gay Talese | Bartleby & moi. Mémoires d’un vieux scribe
« La forme élémentaire de l’être humain. Concepts et dessins pour inventer une science », Catherine Beaugrand et Albert Piette (détail) © Naima
Abdellah Hammoudi | Pour une anthropologie arabe. Trad. de l’arabe par Gabriel Tatibouet-Sadki. L’Atelier/Institut du monde arabe, 240 p., 22 €

Professeur d’anthropologie à l’université de Princeton, le Marocain Abdellah Hammoudi est l’auteur de plusieurs études anthropologiques remarquables, notamment La victime et ses masques qui décrit et analyse la mascarade qui suit le sacrifice de l’Aïd-el-Kébir dans une tribu de l’Atlas marocain, et Maîtres et disciples qui établit un lien entre l’autoritarisme des régimes arabes et les relations de pouvoir propres à certaines confréries soufies. Comme le titre l’indique, les essais rassemblés dans ce livre publié en arabe en 2019 sont un plaidoyer pour une anthropologie arabe à venir. Hammoudi croit en l’anthropologie et récuse l’idée, qu’il attribue entre autres à Edward Saïd et à Talal Asad, selon laquelle l’anthropologie serait nécessairement coloniale. Il entend se situer dans un moment postcolonial de « réappropriation nationale de ce domaine intellectuel », reprenant la conception du nationalisme arabe fondée sur la pratique d’une langue et l’héritage d’une culture ainsi que d’une Histoire.

Il n’exclut cependant pas la possibilité pour cette anthropologie arabe de s’exprimer en une autre langue, en particulier l’anglais, de façon à permettre l’ouverture sur une large sphère publique. De même, à la manière de Dipesh Chakrabarty, il demande que soit maintenu un « échange perpétuel avec les traditions scientifiques occidentales et internationales ». Surgissent alors un certain nombre de problèmes méthodologiques et épistémologiques que Hammoudi expose à partir de sa propre expérience de chercheur attaché à son « lieu d’origine et à un ancrage local », et devant établir la distance exigée par un travail scientifique. Il n’y a là rien d’étranger à la tradition arabe. Cet « exil au cœur d’un univers familier » a été expérimenté par de nombreux créateurs des voies soufies dans les sociétés musulmanes, mais aussi par des artistes et écrivains, « au cours de l’histoire islamique, européenne, américaine et mondiale ». Ainsi, la décolonisation des sciences sociales doit passer, selon Hammoudi, non par le rejet de l’anthropologie, mais par sa reformulation, libérée du rapport de dépendance qui continue à peser sur la discipline. Sonia Dayan-Herzbrun

Didier Da Silva | Trois Socrates. Satie, Cage, Feldman. MF, 84 p., 16 €

« Je n’invente que dans la langue », confiait Didier Da Silva au micro de France Musique à propos de son précédent ouvrage sur Chabrier. Avec Trois Socrates, l’écrivain nous livre une nouvelle biographie-roman à la fois savante et sensible autour du Socrate d’Erik Satie et de ses réécritures par John Cage et Morton Feldman en 1969 et 1980. Biographie par la méthode et l’exactitude des faits, roman par l’écriture, Didier Da Silva signe un récit virtuose sur la nature même de l’œuvre d’art.

1917 : après le scandaleux Parade, Erik Satie s’attelle à l’écriture d’une œuvre d’envergure. Cette fois, pas d’ironie ni de provocation, ce sera « l’œuvre la plus triste du monde », un drame symphonique sur des textes de Platon. Le sujet : la vie de Socrate, en trois tableaux. La réception de l’œuvre est un échec et elle tombe dans l’oubli.

1969 : John Cage s’empare de l’œuvre et en propose une relecture fantomatique. Par un jeu de permutations aléatoires obtenues grâce au yì jīng, classique chinois de divination, il transforme l’original en une paraphrase hallucinée qu’il intitule non sans humour Cheap Imitation. Onze ans plus tard, son ami Morton Feldman arrange cette « imitation bon marché » pour piano, flûte et glockenspiel, en déployant un nouvel horizon sonore.

De cette trame, Didier Da Silva tisse un récit où s’entremêlent trois strates temporelles, qui commence par l’enregistrement de la version de Feldman, Triadic Memories. Le son devient alors la véritable porte d’entrée d’une réminiscence proche de la métempsychose, et c’est dans la transcription du sonore qu’il déploie la virtuosité de sa langue : « offrant aux sons comme terre d’asile leur domaine exigu et furtif ».

La métaphore du tapis persan, l’une des passions de Feldman, sert de motif à une narration d’une grande maîtrise, tant par l’entrelacement des fils temporels que par la réflexion qu’elle engage sur le fait culturel : « Ne serais-tu pas d’accord avec moi pour dire que nous sommes perpétuellement victimes d’intrusions ? Et que faute de mieux nous appelons cela “culture” ou je ne sais quoi », demande Feldman à Cage.

À l’inverse d’une vision qui figerait la culture en un objet immobile et éternel, Trois Socrates défend l’idée d’un mouvement perpétuel où les œuvres circulent, se recomposent, se contaminent, et où chaque reprise devient une variation qui éclaire autrement l’original. En suivant ces métamorphoses, l’auteur révèle que la mémoire n’est jamais un dépôt mais un moteur de la création. Le livre devient alors moins l’histoire de trois œuvres que celle d’un passage de témoin : ce fil très fin, tendu d’un compositeur à l’autre, où l’on voit l’art se transformer, se transmettre, et survivre. Clément Carpentier

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Romain Rolland | Carnets d’Italie 1889-1891. Textes établis par Martine Liégeois. Préface de Jean Lacoste. Bartillat, 224 p., 22 €
"Carnets d’Italie 1889-1891", Romain Rolland (Détail)
« Carnets d’Italie 1889-1891 », Romain Rolland (détail) © Éditions Bartillat

Depuis des années, notre ami Jean Lacoste s’efforce de faire mieux connaître Romain Rolland dans sa diversité. Cette fois, c’est en préfaçant une première édition des Carnets d’Italie de celui qui n’était pas encore l’auteur de Jean-Christophe et un des rares Français à s’être obstinément opposés à la guerre de 1914, en se déclarant « au-dessus de la mêlée » en compagnie d’un Stephan Zweig et d’un Émile Verhaeren.

Fondateur de la revue Europe, il allait recevoir en 1915 le prix Nobel de littérature – durant la Première Guerre mondiale, le Nobel de la paix ne fut attribué qu’une fois, en 1917 au Comité international de la Croix-Rouge. Romain Rolland était musicien et put envisager de s’engager dans une carrière de pianiste, avant d’opter pour la rue d’Ulm et l’agrégation d’histoire. Au sortir de l’École, il a vingt-trois ans et il part sans passion pour un voyage en Italie qui ne ressemble guère au « Grand Tour ». Ce n’est pas tout à fait l’équivalent du séjour à la villa Médicis mais les conditions offertes s’en approchent : un poste à l’École française de Rome avec hébergement au palais Farnèse. À ceci près que ces pensionnaires ne sont pas censés être des artistes mais des archéologues et des historiens. 

Les Carnets aujourd’hui publiés ont été remplis durant ce séjour, entre 1889 et 1891, les années de maturation intellectuelle qui ont suivi celles des études et des concours. Ils ont bien sûr quelque chose d’intime et le lecteur pourrait se sentir indiscret si Romain Rolland s’y épanchait, ce qui n’est guère le cas. Il serait plutôt un modèle de pudeur. On peut les lire pour mieux connaître les jeunes années de celui qui allait devenir un des plus grands esprits de son temps, incarner le pacifisme radical et se proclamer européen, rencontrer un large public avec des cycles romanesques et des monographies centrés sur la musique et les musiciens. On peut aussi faire abstraction de la personnalité de l’auteur pour s’intéresser à ce moment de l’existence où un grand écrivain commence à se révéler à lui-même.

Très loin de Stendhal, d’ailleurs même pas nommé dans ces Carnets, le jeune Romain Rolland ne se soucie pas de mondanités alors même que sa position lui en offre la possibilité et qu’on le prie assez souvent de se mettre au piano. Entre les pensionnaires de la villa Médicis et ceux du palais Farnèse, contacts et rencontres sont aisés mais pas forcément recherchés – ou du moins pas jugés dignes de figurer dans des carnets intimes. Cela l’intéresse moins que de découvrir la peinture. Non pour dresser l’inventaire de ce qu’il a vu comme ces touristes qui ont « fait » la Joconde ou le David de Michel-Ange, mais pour consacrer de longues méditations aux tableaux qui le touchent. Pas forcément les plus célèbres, qu’il ne fuit pas pour autant. Les plus belles pages de ces Carnets sont celles qu’il consacre à une description précise d’œuvres d’art, dont il rend admirablement la dimension proprement esthétique. Lui qui allait tant écrire sur la musique apparaît là comme un critique d’art d’une exemplaire sensibilité.

Évoquons tout de même une rencontre que l’on peut dire musicale, celle de Malwida von Meysenbug, la vieille dame européenne qui a incarné l’esprit des révolutions de 1848 et soutenu Mazzini, Garibaldi, Liszt, Wagner, Nietzsche. On peut penser que leurs longues promenades et leur abondante correspondance ont joué un rôle non négligeable dans la maturation de Romain Rolland. En tout cas, c’est elle qui l’a emmené à Bayreuth. Marc Lebiez

Gay Talese | Bartleby & moi. Mémoires d’un vieux scribe. Trad. de l’américain par Michel Cordillot. Éditions du sous-sol, coll. « Non-fiction », 304 p., 24,50 €

Voici trois récits juxtaposés. Le premier retrace les premiers pas de Gay Talese au New York Times, où il officia entre 1953 et 1959 comme garçon de bureau, journaliste sportif puis nécrologue. Le deuxième est un making of interminable de son célèbre reportage sur Frank Sinatra, paru dans le magazine Esquire en 1966. Et le troisième retrace le destin d’une parcelle de l’île de Manhattan sur laquelle fut construite, en 1882, une maison de pierre brune que son dernier propriétaire, un médecin ruiné par une décision de justice inique, fit sauter en 2006, et lui avec.

C’est dans cette troisième partie que se conjuguent avec le plus de bonheur le goût de Talese pour les personnages secondaires et son obsession du détail. En la matière, depuis ses premiers reportages sur des chauffeurs de bus, des employés de standards téléphoniques, des diseuses de bonne aventure, des tatoueurs, des chats de gouttière, des démolisseurs, des organisateurs de combat de coqs, des arrangeurs de mariage, des promeneurs de chiens ou encore des affûteurs de ciseaux, Talese n’a pas changé. Son style, original dans les années 1960, à l’époque où il était un des rares journalistes à mobiliser l’arsenal des romanciers (première personne, dialogues, longues descriptions, succession de scènes, etc.), est en revanche devenu un peu plat, malgré son irréprochable traducteur.

Pionnier du journalisme littéraire, Gay Talese est, à plus de quatre-vingt-dix ans, un rentier du genre, toujours habile mais guère inspiré. Après avoir publié quelques très bons livres alors qu’il n’avait pas quarante ans, l’artiste se contente depuis longtemps d’être un bon artisan : précis, méthodique, il empile les faits avec constance mais sans recul, ni profondeur, ni poésie. Le résultat n’est pas une cathédrale, c’est un long mur de briques.

Si vous n’avez jamais lu Talese, je vous conseille donc de faire sa connaissance en lisant ses précédents reportages. Les excellentes éditions du sous-sol en ont proposé un florilège dans Frank Sinatra a un rhume (2014) et Tout est affaire d’imagination (2019), où vous trouverez notamment son fameux article sur le crooner italo-américain et un long extrait de son livre mémorable sur le New York Times. Thibault Le Texier


Une chronique coordonnée par Jean-Yves Potel

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