Là où nous en sommes

En quatre-vingt-quinze propositions réparties en huit chapitres, Hugues Jallon effectue un retour sur notre actualité politique immédiate. Depuis 2017, la grande compromission avec l’extrême droite n’a fait que s’accélérer. Éditorialistes, politiques et milieux d’affaires y mettent du leur, décidément, afin de participer à l’édification du fascisme contemporain. Ensemble, ils nous font entrer, de force, dans Le temps des salauds.

Hugues Jallon | Le temps des salauds. Comment le fascisme devient réel. Divergences, 112 p., 12 €

Le temps des salauds s’élance à partir d’une phrase, dont l’auteur ne parvient pas à déterminer l’origine. La considérant à l’égal d’un proverbe, elle représenterait « la vérité d’un temps ». Il en fait l’axiome de son livre : « Le fascisme, ça commence avec les fous, ça se réalise grâce aux salauds et ça continue à cause des cons. »

Aux yeux d’Hugues Jallon, sa signification est limpide. Les fous seraient une sorte d’avant-garde d’extrême droite, prête à se sacrifier, à la différence des salauds, qui sont, eux, mus par de sordides calculs d’intérêts. Et la continuation du fascisme par les cons n’est, quant à elle, pas réellement évoquée – sans doute n’y sommes-nous pas encore. Après une rapide introduction sur les fous, à qui sont dédiées les premières des quatre-vingt quinze propositions que compte l’ouvrage, le livre est surtout consacré aux salauds, c’est-à-dire à un ensemble large d’acteurs se compromettant avec l’extrême droite.

Cet essai est comme un livre de comptes. En temps réel ou presque, il relève les compromissions des uns et des autres. Les éditocrates énergiques, qui contribuent par leur discours à camoufler la dangerosité de l’extrême droite. Les ministres volontaristes, qui baissent bien bas leur chapeau à leurs homologues étrangers les plus féroces. Les députés sans scrupules, qui préfèrent l’autoritarisme antidémocratique à toute évocation de justice sociale. Bref, une succession tristement carnavalesque, qui sera familière à qui s’intéresse de près ou de loin à l’actualité politique française.

Le livre utilise un procédé efficace : les salauds ne sont pas nommés dans le corps du texte, mais ils le sont dans les notes en fin d’ouvrage. Cela créé un défilement ininterrompu, celui d’une masse de personnalités publiques qui œuvrent de concert pour rendre concrète la possibilité fasciste. Néanmoins, le lecteur curieux n’aura qu’à tourner quelques pages pour connaître les noms de ceux qui y contribuent – leur responsabilité individuelle, manifeste, n’est pas niée.

On sait (et toute personne un peu informée sait) ce qui est en train de se tramer. Mais puisqu’il nous est parfois difficile de prendre conscience de qui arrive, il peut être bon de lire ce livre. Alors lisons, à nouveau, qu’un président en exercice a donné une interview à l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs Actuelles – et a cité, sans le nommer, Charles Maurras ; qu’un ministre en activité a chaleureusement félicité Elon Musk pour son arrivée à la tête d’une officine gouvernementale trumpienne ; qu’une cohorte de journalistes et d’hommes politiques a « accepté, sinon soutenu, des mois durant, une guerre ouverte menée contre des civils par un gouvernement d’extrême droite au nom de son droit autoproclamé à la légitime défense » à Gaza  ; qu’un président de région a affirmé qu’en France les associations « sont nourries d’une pensée d’extrême gauche et financées sur fonds publics » ; et que tout projet, même vague, d’augmentation des taxes sur les entreprises s’est aussitôt attiré les foudres du patron de LVMH – lequel a, pour cela, récolté des lauriers tressés par le parti au pouvoir.

Défilé « Unir la Droite », (Charlottesville, 2017) © CC BY 2.0/Anthony Crider/WikiCommons

Dans un des passages les plus marquants du livre, Hugues Jallon décrit plus largement là où nous en sommes. « Ils savent que la pression scolaire et la pression au travail minent toujours plus la santé mentale de ceux qui la subissent ; [… ] que la course générale à la productivité, à la rentabilité et à la compétitivité dessine un monde où personne n’a envie de vivre – savent-ils que, depuis des années, dans ce pays, on se quitte en se disant ‘’bon courage’’ ? Comme nous, ils savent d’autres choses encore. Par exemple, ils savent qu’il existe un immense amas de déchets, un véritable continent de plastique dans l’océan Pacifique ; que 60 % de la population d’animaux sauvages a disparu en cinquante ans ; que près de 30 % des espèces connues sont menacées d’extinction. » Ils savent, les salauds, mais font tout leur possible pour que rien ne change.

Sous cet aspect-là, l’ouvrage est efficace, rythmé et clair. Revenons cependant à l’axiome qui lui a donné son titre : « Le fascisme, ça commence avec les fous, ça se réalise grâce aux salauds et ça continue à cause des cons. » Comme tous les axiomes, il n’est pas interrogé. Hugues Jallon le précise seulement, à grands traits, dans les premières pages. Reprenons. Le salaud ne serait pas le fou, car « il n’a pas d’imagination ni de vision », « il ne se jette pas de tout son corps ». Le fou agirait au sein de « bandes de cinglés lunatiques [qui] parviennent à monter sur la scène publique et à faire entendre et résonner leurs délires ». « Les fous s’agitent, braillent, ils parviennent à séduire une frange de l’électorat, mais longtemps ils restent isolés. »

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Aux fous donc la pseudo-audace rhétorique, la créativité idéologique, la détermination des enragés et des francs-tireurs, et aux salauds les petites tractations égotistes, la volonté de se faire une place au soleil, le désir d’utiliser la poussée fasciste pour maintenir en place le système capitaliste. Mettons. Mais le mot « fou » est pris dans des systèmes de labellisation et de domination qui ne peuvent  être subitement abolis. Sa densité sémantique le rend difficilement transmutable. La question des rapports entre folie et fascisme est particulièrement piégée – et elle mérite d’être patiemment analysée. Rappelons seulement que l’idéologie eugéniste et raciste du Troisième Reich a suscité ce qui a été nommé « l’extermination douce » au sein des hôpitaux psychiatriques français, soit la mort de plus de 40 000 personnes d’inanition et de maladie. Ce phénomène massif de mort, aussi appelé « l’hécatombe des fous » par l’historienne Isabelle von Bueltzingsloewen, nous enseigne que le fascisme ne commence pas avec les fous, mais par eux. Les fous, au sens premier du terme, sont les premiers à nourrir la machine exterminatrice.

On est encore plus surpris, peut-être, par l’apparition du mot « folie » au beau milieu du livre, dans un paragraphe dédié aux sovereign citizens, une théorie du complot relative à une fausse possibilité de démissionner de l’état civil. Là aussi, la question des rapports entre conspirationnisme et irrationalité mérite de la prudence. Dans un article de 2021 publié sur AOC, intitulé Les fous et les sages, Jacques Rancière soutenait avec justesse que les « théories complotistes et négationnistes relèvent d’une logique qui n’est pas réservée aux esprits simples et aux cerveaux malades » et que « la possibilité de tout nier […] est une possibilité inscrite dans la structure même de notre raison ». Il ajoutait que ce mode de pensée était « une variante de la rationalité dominante ». L’auteur sait d’ailleurs que le fascisme, lorsque l’ordre socio-économique paraît menacé, peut être choisi en tant que solution rationnelle par ceux qui nous gouvernent afin d’écarter tout risque insurrectionnel – c’est le choix qui revient aux salauds.

Cela dit, si l’on veut bien faire abstraction de cet axiome introductif propre à nourrir la confusion, on trouvera dans cet essai une forme efficace : une structure littéraire calquée sur le flux des actualités. C’est cette forme même qui nourrit un sentiment paradoxal, puisqu’elle semble avoir déjà un train de retard. À l’heure où l’on écrit ces lignes – l’ouvrage a paru il y a seulement trois semaines –, on aimerait déjà y ajouter plusieurs pages. Quelques-unes, au moins, pour tenter de cerner ce qui est à l’œuvre dans les déclarations d’empathie qui ont afflué après l’assassinat d’un influenceur MAGA, réactionnaire et raciste.

Si cet essai crépusculaire conserve une forme d’espoir, c’est celui qu’à un moment il faudra bien rendre des comptes. À un moment, il faudra bien témoigner, tenter de démêler les fils, essayer de comprendre comment tout cela s’est produit. À cette aune, Le temps des salauds est un ouvrage ambivalent, à la fois rythmé par le tempo des news et livre pour l’Histoire.

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