Tombeau pour un esclave

Les recherches sur les mondes de l’esclavage sont particulièrement fécondes pour ce qu’elles nous apprennent des multiples aspects du commerce triangulaire, des conditions d’existence des populations déportées, des rapports maîtres-esclaves, du moment de la première abolition en 1794, de notre rapport aussi à cette histoire. Casimir Fidèle, de Julie Duprat, spécialiste des esclaves et affranchis à Bordeaux du XVIIIe siècle à l’Empire, en est une nouvelle illustration.

Julie Duprat | Casimir Fidèle. 1748-1796. Parcours d’un affranchi. CNRS Éditions, 208 p., 23 €

Mais cette fécondité touche aussi plus largement à l’écriture de l’histoire. Parce qu’il ne s’agit jamais d’imaginer, l’historienne nous conduit avec talent sur les différentes étapes de la vie d’un esclave qui n’alla pas à Saint-Domingue ou en Martinique, mais débarqua à Nantes, se joindre aux près de 15 000 gens de couleur qui vivaient alors en France. D’archive en archive, comme d’ile en ilet, Julie Duprat retrace avec rigueur le parcours singulier de « Casimir Fidèle, nègre traiteur à l’Hôtel de l’Empereur [à Bordeaux] ».

Dans l’expérience historienne de Julie Duprat, la figure du fantôme par laquelle elle ouvre son livre n’est pas un simple effet de style. Lors de recherches antérieures, elle avait croisé ce « maître traiteur » noir, elle l’avait laissé sur le bord de son chemin et voilà qu’il est véritablement venu hanter ses nuits mais aussi ses jours. Comment un homme noir avait-il pu avant la Révolution être propriétaire d’un des lieux les plus courus du Bordeaux d’alors ? Quel était cet homme qui s’était marié à une Française, avait eu un fils métis ? Comment avait-il vécu 1789 ? Quel avait été son itinéraire ? Alors, elle a plongé sans retenue dans les archives.

Dans les énormes bases de données désormais disponibles en ligne des Africain.e.s déporté.e.s, puis dans les archives départementales, celles de Loire-Atlantique et de Gironde notamment, elle a traqué le moindre indice. Elle a suivi de liasse en liasse un enfant dont le nom de naissance a été à jamais effacé, qui a été prénommé Casimir sur un navire au milieu de l’Atlantique par son propriétaire, puis à terre, en France inscrit sous le nom de Fidèle. À partir des traces qu’elle y a trouvées, elle a reconstitué le parcours de cet individu, jeune garçon arraché à son continent en 1754, à l’âge de sept ans, après avoir été arraché à sa mère quelques mois plus tôt par des vendeurs d’esclaves africains, et qui mourut à Bordeaux à quarante-huit ans à peine, affranchi et devenu une figure reconnue et appréciée de l’un des deux plus grands ports négriers de France.

À la différence de Carlo Ginzburg avec son meunier du Frioul Menochio, ou plus récemment de Charlotte de Castelnau-L’Estoile et de sa passionnante enquête sur Páscoa Vieira, une esclave au Brésil envoyée au Portugal pour faire l’objet d’un long procès, Julie Duprat n’a pu s’appuyer sur un dossier d’archives abondant. Les 15 000 femmes et hommes de couleur qui vivent en France selon le recensement de 1777 n’ont pas laissé beaucoup de traces.

Julie Duprat, Casimir Fidèle. Parcours d’un affranchi
« Portrait du cuisinier de George Washington », Gilbert Stuart (vers 1795) © CC0/WikiCommons

L’une des premières est celle qui indique que E. fait partie des esclaves qui quittent Ouidah, le 4 décembre 1854, dans la cale du navire négrier le Saint-Julien en direction de Saint-Domingue. Un autre document chèrement retrouvé par Julie Duprat explique pourquoi il débarqua dans la colonie esclavagiste mais n’y fut pas vendu : « Passager pris un Léogane – le nommé Casimir nègre de nation âgé d’environ sept ans appartenant au Sieur Marie par permission de M. Le Général du 20 juin 1755. » Nicolas Mary, le second du Saint-Julien, avait usé de son « droit de pacotille », qui lui permettait d’acquérir l’un ou l’une des esclaves du « chargement humain » qu’il convoyait et d’en faire ce que bon lui semblait .

Pour Mary, son esclave devient sa chose : Casimir est montré en spectacle lors des dîners, mais, selon le texte de 1738, approuvé par le Parlement nantais, ne peut y être esclave que durant trois années. Alors Mary fait baptiser le jeune garçon dans sa paroisse au cours d’une cérémonie fastueuse ; là encore, il s’agit de se conformer au droit voire de l’excéder pour mieux le violer ensuite : depuis 1738, il faut justifier de raisons valables pour introduire un esclave dans le royaume : l’instruire dans la religion chrétienne ou le former à un métier. Une fois baptisé, le maître de Casimir le forme donc au métier de pâtissier – à l’époque, le mot couvre l’ensemble des pâtes sucrées et salées. Casimir, suppose l’historienne, voit dans cette formation une opportunité.

Mais Julie Duprat ne manque pas de rappeler que les gens de couleur ne sont pas les bienvenus au royaume de France, le métissage y est déjà vu comme une terrible menace ; en 1777, dans un projet de déclaration royale réglementant la présence des personnes noires en France, Sartine, le ministre de la Marine, prévoit un article, l’article XIII, interdisant les mariages mixtes. La raison : « les nègres se multiplient tous les jours en France, on y favorise leur mariage avec les Européens, les maisons publiques en sont infestées, les couleurs se mêlent, le sang s’altère ». Si cet article ne fut pas retenu, il dit le climat qui régnait alors. Bien que l’esclavage fût prohibé en France, à Nantes et à Bordeaux les gens de couleur qui étaient en servitude pour une durée qui excédait largement les trois ans légaux étaient nombreux.

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Des ventes illégales ont même lieu ; c’est ainsi qu’au début des années 1760 Casimir, n’amusant plus Mary qui ne lui trouve plus de fonctions – lui qui est souvent en mer –, est « échangé contre rémunération » à un noble parisien. Casimir est donc à nouveau déplacé, ce qui le coupe des liens qu’il avait pu nouer. Pendant dix années, l’historienne perd sa trace ; elle le retrouve péniblement tant les informations sont volontairement mensongères dans le recensement de 1762 : « Fidel, nègre créole né côte d’Angole, âgé de 14 ans, esclave de M. Jean-Jacques Potier de Courcy, commissaire de la Marine du roi qui l’a amené sur un navire de la Compagnie des Indes, a été déclaré par son maître actuellement logé rue Royale, paroisse Saint-Roch, pour recevoir une instruction catholique et apprendre un métier, à peine avant d’être renvoyé dès que possible aux îles. »

Comme à Nantes, à Paris le jeune Casimir suit une formation. Il est formé au métier de maître-traiteur à l’hôpital de la Trinité. Là encore, nulle générosité chez ses nouveaux maîtres, mais un pur calcul. L’immense avantage pour Potier de Courcy est que, considéré comme orphelin, Casimir peut suivre cette excellente formation contre le simple paiement de quelques dizaines de livres annuelles. Cet apprentissage pourra ouvrir ensuite à Casimir la possibilité d’être intégré dans une corporation professionnelle.

Là, Casimir apprend à lire, écrire, compter. Là aussi – et c’est un des rares moments où l’historienne imagine ce que ressent son fantôme, mais en s’appuyant sur les reconstitutions sonores de collègues –, l’esclave découvre Paris et notamment ses Halles. « Dans la rue, Casimir patauge dans le sang qui s’est écoulé de l’abattoir sur les pavés. Ça meugle, ça bêle, ça crie, ça grogne ; Casimir ferme tout son corps, fronce le nez, ferme les yeux, muselle sa bouche mais cela n’empêche rien. Les odeurs, les bruits, tout s’infiltre et ce jusqu’aux mouches vrombissantes qu’il percute en marchant. Il se dit que jamais il ne s’y fera ; et puis, quelques mois plus tard, il se rend compte qu’il a fini par s’y faire. » 

Casimir Fidèle change lors de cette formation parisienne – prend-il confiance en lui ? Lit-il la littérature anti-esclavagiste ? Rien ne permet de l’affirmer ou même d’en faire l’hypothèse – et lorsqu’il quitte la capitale, à nouveau vendu comme esclave à un couple de riches nobles de Bordeaux tout juste revenus de Saint-Domingue où ils avaient une plantation, il ne se voit plus comme un Africain ou un esclave mais comme un sujet qui, à vingt-neuf ans, détient un titre dont désormais il ne se défera jamais, celui de « Maître traiteur-pâtissier parisien ».

Julie Duprat, Casimir Fidèle. Parcours d’un affranchi
« Moi, libre » (1794) © Gallica/BnF

De retour à Bordeaux, il rejoint la douzaine de domestiques de la maison de Charles de Lamontaigne. Deux seulement ne sont pas des esclaves noirs. Aussi, lorsque le recensement de 1776 survient, la veuve Lamontaigne déclare Casimir affranchi. Pourquoi ? Son mari dans son testament, alors qu’il en aurait eu la possibilité, n’avait pas donné la liberté à Casimir. A-t-elle pris cette décision par peur des autorités ? Non, et ce n’est pas non plus un geste de générosité, indique Julie Duprat : « Comme dans tout système oppressif, ces récompenses attribuées à quelques-uns servent de soupape pour maintenir l’ordre : affranchir un esclave, c’est donner l’illusion à des dizaines d’autres qu’ils pourront bénéficier du même traitement pour peu qu’ils suivent les ordres. » C’est donc encore par pur calcul qu’a agi la veuve, dans l’unique souci de perpétuer l’économie esclavagiste.

Pour Casimir, une seule chose compte : affranchi, il peut ouvrir une période nouvelle de son existence où il est maître enfin de son destin. Il épouse Ursule Lachèze, une jeune veuve de trente ans, originaire de Brive-la-Gaillarde. Sa famille appartenant à la moyenne bourgeoisie intellectuelle de la petite ville, Ursule, mère d’un fils illégitime, a dû partir à Bordeaux. Se prostitua-t-elle avant de rencontrer Casimir comme son adresse dans un quartier connu pour ce commerce pourrait le laisser supposer ? Peu importe à l’affranchi, il aime Ursule et ce mariage lui permet de prendre ses distances avec ceux qui ne sont plus ses maîtres mais ses employeurs. Le couple a un fils, Casimir se libère de son emploi, ouvre un premier hôtel puis, au fil des mois, grâce à son talent et son travail, devient une personnalité de la vie bordelaise.

Casimir Fidèle acquiert grâce à ses relations l’hôtel de l’Empereur où il loue des appartements aux voyageurs et où il les nourrit. Difficile de se figurer ce lieu, comme si soudain l’idée que l’ancien esclave ait pu devenir un maître nous était encore impossible à penser. Est-ce le sens des lignes qu’écrit Julie Duprat ? « J’ai longtemps observé la façade, sur place et plus souvent le soir dans mon lit, depuis la caméra de Google Maps, tournant, retournant sur mes pas pour déceler les secrets de cet hôtel et de ses habitants. Et puis un jour, je me décide à y entrer. Je veux me mettre dans les pas des voyageurs, essayer de comprendre à quoi ressemblait l’hôtel derrière la façade, une fois passé le pas de la porte. Un mois de mai, je me plante devant l’immeuble et j’attends. Un habitant a la gentillesse de me faire entrer et je sais déjà que mon entreprise doit lui sembler bien étrange : ce n’est pas tous les jours que quelqu’un se poste devant votre immeuble en prétendant en faire l’histoire. Je lui explique que je cherche à reconstituer l’histoire de cet immeuble qui a été un hôtel au XVIIIe siècle. Il fait la moue, ne me croit guère. Un hôtel, ici ? Je comprends qu’il soit dubitatif car, à vrai dire, j’en douterais presque moi-même, s’il n’y avait cette annonce de 1796 et puis les archives qui progressivement s’accumulent, ancrent fermement la réalité. »

Aujourd’hui, toute trace de l’hôtel du XVIIIe siècle a donc disparu ; ce qui compte, ce qui fait aujourd’hui sens, et nous partageons la même émotion que l’historienne en la découvrant sur le microfilm des archives, c’est la signature nette tracée par Casimir avec deux autres au bas de la pétition des citoyens de couleur bordelais venus à Paris célébrer l’abolition de l’esclavage en février 1794. Casimir Fidèle, par ce geste, entrait de sa main dans les archives, lui qui n’avait longtemps été qu’une anonyme victime de l’histoire des puissants. Et l’on comprend mieux encore pourquoi Julie Duprat a si justement sous-titré son ouvrage : « Parcours d’un affranchi ».