L’afflux de nouveaux livres, dont tous ne se feront pas une place au soleil des ventes, invite à interroger l’impact écologique de la rentrée littéraire et la visibilité qu’elle accorde aux éditeurs indépendants. Et, au-delà, à mettre en questions le système éditorial actuel ; entretien avec Mathilde Charrier, coordonnatrice de l’Association pour l’écologie du livre, et libraire au Rideau Rouge, dans le 18e arrondissement de Paris.
Pourriez-vous présenter rapidement les composantes et les objectifs de l’association ?
L’Association pour l’écologie du livre a été créée en 2019, avec pour vocation de proposer un espace de dialogue interprofessionnel où réfléchir au monde du livre et de la lecture, pour s’adapter collectivement au changement climatique en trouvant des alternatives au système du livre industriel, fondé depuis les années 1980 sur une croissance irraisonnée de la production. L’association tient à une approche radicale des enjeux, qui ne se limite pas à proposer des solutions ponctuelles, mais qui remettent en cause l’approche capitaliste et productiviste de l’édition. Nous pensons que réfléchir au monde du livre et de la lecture dans le futur implique de penser un projet de société différent.
Nous voulons dépasser les questions sectorielles pour mener des réflexions qui unissent libraires, éditrices, illustrateurs, traductrices, employés d’institutions, journalistes… Nous avons environ 450 membres, qui adhérent à titre individuel. L’Association pour l’écologie du livre est un des rares espaces où la parole reste très libre, où chacun ne défend pas avant tout les intérêts propres de sa structure.
Dans une perspective écologique, que peut-on dire de la rentrée littéraire ?
Aujourd’hui, en France, tout au long de l’année, paraissent chaque jour en moyenne trois cents nouveautés, tous secteurs du livre confondus. Écologiquement, cette production n’a pas de sens, puisque tous les livres invendus seront dans le meilleur des cas stockés, mais souvent pilonnés. Le coup de projecteur mis sur les rentrées littéraires de septembre et de janvier correspond selon nous à une tentative d’écouler une production trop importante.
Au-delà de la dimension matérielle, l’association tient à une approche symbolique de l’écologie des livres. La rentrée littéraire met surtout en lumière des maisons d’édition propriété de grands groupes (Hachette, Editis, Madrigall, Média-Participations…), beaucoup de médias vont se concentrer sur dix, vingt, trente titres maximum. Or, cette production ne correspond pas à la demande, puisque les études, en particulier une enquête récente du CNL, montrent que la lecture est en chute.

Quelles stratégies les grands groupes éditoriaux mettent-ils en place pour la rentrée littéraire ?
En deçà de la rentrée littéraire, cela consiste d’abord à racheter de petites maisons d’édition avec des autrices et auteurs qu’ils ajoutent ainsi à leur catalogue. Cet apport leur donne la force de frappe permettant d’occuper l’espace médiatique et celui des tables des librairies. Un groupe comme Hachette, propriété de Vincent Bolloré, contrôle Grasset, Stock, Fayard, Lattès, Calmann-Lévy, publie Sorj Chalandon ou Gaël Faye, s’assurant à chaque rentrée littéraire d’une visibilité très importante. Ce genre de groupe bénéficie de moyens de diffusion et de distribution considérables, et peut envoyer des services de presse à toutes les rédactions, lancer des campagnes d’affichage, etc. Les lecteurs et lectrices savent rarement que, si un service de presse n’est pas reçu par une rédaction, il y a peu de chances que le livre soit chroniqué. Or, les petites maisons indépendantes n’ont pas les moyens d’envoyer des centaines de services de presse. Dans des médias importants, les articles se concentrent souvent sur des livres publiés par les grands groupes. Cela conduit à une représentation univoque de la littérature, avec toujours le même type de texte, ce qui nuit à la bibliodiversité. Pour nous, ce terme renvoie à la diversité dans le monde du livre et les représentations qu’il véhicule.
Quelles modifications du système éditorial pourrait-on envisager pour favoriser à la fois une production plus écologique et davantage de bibliodiversité ?
L’association ne cherche pas nécessairement à donner des solutions. Nous faisons beaucoup de constats, pour inviter les acteurs du monde du livre à modifier leurs pratiques. Nous venons, par exemple, d’établir une cartographie de la concentration éditoriale en France. Nous essayons d’informer, de montrer que donner de l’argent à une maison d’édition indépendante ou à un groupe n’a pas les mêmes conséquences car, lorsqu’ils produisent un livre, ils n’ont pas les mêmes objectifs. Nous établissons aussi des comparaisons avec l’agriculture, la musique, la mode, pour montrer que le livre est également une industrie, avec des objectifs de rentabilité. Rendre compte de la manière dont l’industrie du livre fonctionne est une première étape, car les problématiques écologiques du livre sont souvent peu considérées. Comme celui-ci reste un objet fortement symbolique, on s’intéresse peu à sa matérialité, aux conditions dans lesquelles il est produit.
Pour en venir à des actions concrètes, l’année dernière, nous avons lancé un appel à la trêve des nouveautés, qui a été renouvelé en 2025 et suivi par plus de cinquante libraires. Des bibliothécaires aussi ont fait ce pas de côté. L’idée est de refuser collectivement, en tant qu’espace de vente ou de lecture, pendant un temps, au moins une partie des nouveautés. Et au contraire, de prendre le temps de réfléchir à comment travailler le fonds ou le catalogue de petites maisons d’édition. Les retours sur la trêve des nouveautés montrent que le chiffre d’affaires des librairies participantes n’a pas baissé, et qu’elles pouvaient vendre autant, voire plus, en achetant moins. Les librairies sont moins dépendantes qu’on pourrait le croire des flux de nouveautés des éditeurs.
Dans la librairie où je travaille, Le Rideau Rouge, nous distinguons sur nos tables de littérature française les sorties des maisons d’édition indépendantes et des groupes. Nous ne le notifions pas explicitement, mais nous proposons des tables différentes les unes des autres. Nous faisons souvent des vitrines thématiques, qui nous donnent l’occasion de retravailler notre fonds, ou des vitrines sur des éditeurs indépendants qui nous permettent de sortir de l’actualité en approfondissant notre travail sur un catalogue donné.
Quelle place le lecteur peut-il avoir dans le développement de livres écologiques ?
Dans le monde du livre, on oublie souvent que les lectrices et lecteurs sont la destination du produit. Les professionnels ne les impliquent pas forcément. Nous invitons les lectrices et lecteurs à se demander d’où viennent les livres, qui les a produits, comment ? Comme pour un fromage ! À qui ils donnent leur argent, mais aussi leur attention et leur temps. Souvent les grands groupes appellent « culture populaire » une culture commerciale, et ils ont tendance à dénigrer l’exigence de certaines maisons d’édition indépendantes. L’Association pour l’écologie du livre insiste sur le fait que culture populaire et culture exigeante ne sont pas antinomiques. Nous conseillons aux lectrices et lecteurs de fréquenter les bibliothèques, mais nous essayons aussi, sans sortir complètement d’un système marchand, de penser les interactions entre lieux du livre. Par exemple, au Rideau Rouge, nous avons au sous-sol une bibliothèque militante accessible sur abonnement. Il s’agit d’imaginer d’autres manières de lire et de faire lire.

Avez-vous connaissance d’autres pratiques collectives de la lecture qui allongeraient la vie et l’usage des livres ?
Quand certaines bibliothèques assez engagées font du désherbage, elles n’envoient pas les livres qu’elles retirent au pilon. Elles organisent des braderies ou des dons. Il existe un débat autour du livre d’occasion, comme si c’était la solution la plus vertueuse et écologique pour absorber la surproduction en bout de chaîne, mais c’est encore un système de vente. L’association propose de ne pas vendre, surtout sur des plateformes en ligne qui font du profit sans s’engager pour la lecture. Si on a aimé un livre, on a le droit de le donner, de le prêter sans pousser l’autre à l’achat. Plutôt que de retourner les livres, des librairies les proposent à prix réduit – c’est légal sous certaines conditions.
On voit aussi réapparaître des arpentages [1], pratiques de lecture collectives issues de l’éducation populaire, très importantes dans les années 1960 et 1970. Cette action intéressante permet de prendre le temps face à un flux de publications qui peut donner l’impression qu’on rate toujours quelque chose. Sur notre site internet, nous avons une carte des pratiques alternatives, et nous proposons des ressources, entretiens et articles présentant certaines de ces pratiques, ainsi que des fiches thématiques, par exemple sur le livre d’occasion ou l’importance de la coopération entre les différents acteurs du monde du livre.
Dans le numéro 2 de votre gazette, « Le Papier déchaîné », il est écrit : « le recours à la fiction anime toujours nos actions tant celle-ci nous éclaire de sa puissance visionnaire ». Comment la fiction peut-elle conduire à l’action ?
Une des premières actions menées par l’association en 2019 a été de faire écrire des écofictions. L’idée est d’utiliser la fiction pour pousser les professionnels du livre à se projeter dans une évolution inévitable car, à un moment donné, il n’y aura plus de pétrole. Il s’agit aussi de valoriser des alternatives aux récits catastrophiques ou concentrationnaires – au sens de la concentration économique. Ces écofictions reviennent beaucoup à des pratiques non marchandes de transmission, à de grandes bibliothèques ou à des formes de diffusion des histoires par l’oralité. On y parle très peu du numérique ou de l’IA, qui atomisent nos manières de faire, mais bien plus de pratiques collectives et collaboratives.
Sait-on aujourd’hui évaluer le coût énergétique d’un e-book ?
Oui, plusieurs études ont été menées. Les chiffres varient [2] mais on sait que liseuses, ordinateurs, téléphones demandent l’extraction de ressources rares, et sont difficiles à recycler. Leur fabrication ayant un bilan carbone élevé, le numérique est une fausse solution aux problèmes écologiques.
Pour finir, puisque vous êtes libraire, quels livres conseilleriez-vous hors des sentiers battus ?
J’ai beaucoup aimé Petite robe noire et collier de perles de la Canadienne Hélène Weinzweg, chez Cambourakis, un très beau texte d’émancipation féministe écrit dans les années 1980. Et aussi, aux éditions du sous-sol, pas vraiment indépendantes mais un peu quand même dans l’esprit, le livre très intéressant de Pierre Boisson, Flamme, Tempête, Volcan, sur Christine Pawlowska dont Écarlate est réédité en même temps. J’ai également beaucoup apprécié ce qu’ont publié dernièrement les éditions du Typhon, en particulier la réédition d’Un homme pareil aux autres de René Maran.
[1] Méthode de lecture collective d’un livre, issue de l’éducation populaire à la fin du XIXe siècle. Plusieurs participants se partagent physiquement un document écrit et, pendant un temps déterminé, chacun lit individuellement une courte partie de ce document. Ensuite, les participants partagent le contenu de leur lecture.
[2] Différentes études estiment l’empreinte carbone d’un livre neuf entre 1,3 et 7,4 kg de CO2. Tandis qu’une liseuse aurait un coût entre 168 et 235 kg. Selon une étude du Shift Project, pour que des e-books soient plus écologiques que des livres papier, il faudrait lire environ 85 livres en quatre ans (durée de vie moyenne d’une liseuse).