2024 marque les vingt ans des éditions La Volte, fondées pour publier La horde du contrevent d’Alain Damasio, et dont le nom, dans La zone du dehors, autre roman du même auteur, désigne un groupe révolutionnaire au sein d’une société conformiste. Rencontre avec Mathias Echenay, « animal collectif » passionné, qui a beaucoup de choses à dire sur la science-fiction, ses auteurs et autrices et l’édition en général. Un entretien réalisé avant les élections européennes et législatives.
Au moment des quinze ans de La Volte, vous aviez mis en avant trois axes : littérature interstitielle (hors les codes, les genres et les normes) ; approche politique et contre-culturelle ; attention aux expérimentations et fulgurances du langage. Cinq ans après, sont-ils toujours valables ?
Plus que jamais ! Quand je reçois des manuscrits, je sais qu’une bonne histoire bien écrite ne me suffira pas : l’identité de la maison d’édition a vraiment affaire avec le langage, même parfois expérimental. En suivant l’évolution de Sabrina Calvo, luvan, Léo Henry, Alain Damasio, cela me paraît très clair. J’ai formulé ces trois dimensions a posteriori, bien après la création de La Volte. Quelquefois, plutôt que de « littérature interstitielle », je parle de « transfiction ».
Qu’est-ce qui a changé depuis cinq ans ?
Rien du tout ! En tout cas, mon approche des textes ne s’est pas modifiée. Évidemment, de nouvelles voix sont apparues. Et la collection « Eutopia » nous permet d’aller plus loin dans ces directions de la politique et du langage. L’idée de cette collection est de se demander ce que signifie bien vivre, vivre autrement, « désincarcérer le futur », comme le dit le collectif Zanzibar, dont font partie plusieurs auteurs de La Volte. Pour Eutopia, un texte ne doit pas présenter une utopie qui soit la dystopie de quelqu’un d’autre. Pendant longtemps, l’utopie a été congelée, disqualifiée, y compris dans les romans, parce qu’on la présentait toujours comme relative, voire totalitaire. Or, aujourd’hui on en a besoin, comme l’écrit Alice Carabédian dans Utopie radicale. Le choix du mot « eutopie », le lieu du bonheur, permet de faire un pas de côté. Dans Eutopia, on ne doit pas non plus découvrir à la fin que la société décrite repose en réalité sur un mensonge ou une exploitation. En dehors de ces deux points, les auteurs sont complètement libres. C’est la novella de Philippe Curval, Un souvenir de Loti, qui m’a poussé à lancer la collection, dont j’avais l’idée depuis longtemps. Même si on est loin de la Terre, Curval évoque une société harmonieuse. D’autres textes décrivent de façon beaucoup plus précise une expérience de vie en société, faisable ou pas, mais potentiellement positive, voire idéale. Les auteurs et les autrices disent tous que leur problème est que, dans un tel monde, on risque de s’ennuyer s’il n’y a pas des choses qui se passent mal…
On peut lire Collision par temps calme de Stéphane Beauverger comme un texte anti-utopique ou eutopique…
Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris à Collision par temps calme, ni d’ailleurs à aucun des romans ou nouvelles que j’ai publiés ! C’est vrai qu’à un moment, dans la mémoire de la super IA bienveillante, l’héroïne découvre qu’il y a peut-être d’autres mondes ressemblant au nôtre, mais je ne crois pas que Stéphane Beauverger ait vraiment considéré qu’il s’agissait de mondes parallèles. Comme c’est un super scénariste, je pense plutôt qu’il joue avec notre attente qu’une IA soit malveillante et trompeuse. Le sujet du livre me paraît vraiment être le problème explicite : dans un monde où tout va bien, que fait-on des gens qui ne veulent pas de ce monde ? La société heureuse présentée n’est pas remise en question et la personne qui n’en veut pas finit par pouvoir la quitter.
Beaucoup de livres de La Volte sont déstabilisants (Visite de Li-Cam, les romans de Jeff Noon ou de Doris Lessing, Le premier souper d’Alexander Dickow, Agrapha de luvan…) Recherchez-vous cette caractéristique ?
Totalement. En tant que lecteur aussi, j’aime que le texte me gratte, qu’il me remette en question, qu’il m’ouvre une perspective à laquelle je n’avais pas songé. Dès le départ, on savait que La horde du contrevent s’adressait à des gens acceptant d’être surpris, remis en cause, confrontés à une expérience de lecture nouvelle. En littérature, mais aussi en musique, je suis attiré par des choses qui sont à l’opposé de ce que je suis, qui peut-être me dérangent. Un jour, j’ai fini par dire que j’étais entouré de gens insolites, mais que moi j’étais supernormal. On m’a offert un t-shirt avec écrit : « Supernormal » !
La Volte est l’éditeur d’Alain Damasio, l’auteur français des littératures de l’imaginaire le plus connu, aux chiffres de vente astronomiques. Mais c’est aussi une maison d’édition exigeante, qui défend des livres qui peuvent être perçus comme difficiles. Comment vivez-vous cette dichotomie ?
Très bien et très mal. Je ne boude pas mon bonheur face à ce que déclenchent les livres d’Alain, ou sa présence sur les salons, dans les médias. Ce qui se passe autour de lui est un phénomène, un accident statistique, donc je ne m’attends pas du tout à ce que ça se reproduise avec les autres auteurs que je publie, mais je ne trouve pas juste qu’ils ne soient pas plus reconnus. Cela engendre chez moi une certaine frustration et de l’énervement vis-à-vis des médias. Alors que très peu d’entre eux étaient là au début, aujourd’hui ils veulent tous Damasio. Je pensais au moment de la sortie des Furtifs, en 2019, qu’on avait gagné un crédit, un intérêt qui allait ensuite se porter logiquement sur Sabrina Calvo, Michael Roch… Mais non, c’est de nouveau considéré comme de la science-fiction qui ne concerne que les spécialistes, mais malheureusement, quasiment personne ne s’occupe de la SF dans ces médias. L’objectif de la célébration des vingt ans, avec les lectures, les rencontres, les expositions, les performances, le colloque à l’université Sorbonne Paris Nord en juin, est vraiment de faire découvrir La Volte dans son ensemble, les autres écrivains. D’ailleurs, Alain aussi adore parler des autres auteurs de la maison d’édition. Partout où l’on nous accepte [1], on vient raconter, rire, donner envie de découvrir les textes. Avec d’autres éditeurs, Le Bélial’, L’Atalante, Aux Forges de Vulcain et Au Diable Vauvert, j’essaie aussi de monter une tournée à Montréal pour faire découvrir l’édition indépendante de science-fiction française.
Qu’est-ce que ça a de particulier d’être un éditeur indépendant ?
Une Fédération des éditions indépendantes s’est montée, et encore plus récemment une Association de l’édition indépendante en Île-de-France. Au début, j’étais réservé : le fait d’être indépendant ne me semblait pas un gage de qualité, et inversement. Mais aux Assises de l’édition indépendante, en 2023 à Aix-en-Provence, en discutant avec d’autres éditeurs, je me suis rendu compte qu’au-delà de l’indépendance financière, deux idées faisaient sens : la notion d’ancrage, et le fait d’éditer des livres que personne d’autre ne publierait. Par exemple, Jean-Marie Goater, qui publie certains livres en breton, disait qu’il ne pourrait pas les faire ailleurs qu’en Bretagne. Floréal Klein, du Bout de la Ville, qui édite des livres sur les conditions carcérales ou contre le nucléaire, affirmait qu’il ne pourrait pas les faire ailleurs que là où il est installé, en Ariège. Tous les deux viennent de courants politiques bien précis. De même, j’échange beaucoup en ce moment avec les Éditions du Commun qui vont publier en poésie Sabrina Calvo et Héloïse Brézillon, de la bande des Voltés. Je me suis demandé : et moi ? Dans le 92, à Clamart, l’ancrage géographique ne fait pas sens, mais on s’inscrit assez clairement dans un territoire de l’imaginaire – et un territoire politique dans certains cas – selon une continuité, une histoire, et en même temps en défrichant, en explorant, comme si on avait vraiment des racines et des branches. Avec La horde du contrevent et d’autres exemples, on a fait des livres refusés par les autres, tout simplement parce que cela impliquait trop de risques. L’édition indépendante, pour moi, c’est le fait d’éditer des livres d’une manière bien particulière, qui ne pourrait pas être celle des autres. Un groupe, par exemple, ne dispose pas du temps long. Être éditeur à La Volte m’amène aussi presque naturellement à être attentif à de nombreux signaux faibles : des rapports de domination dont, à l’origine, en tant que mâle blanc hétéro quinquagénaire, je n’étais pas conscient mais qui me sont apparus à cause de la tradition et de la position littéraires à partir desquelles je fais des livres. L’édition indépendante, ancrée dans des filiations, des territoires, physiques ou pas, est très importante en termes de bibliodiversité.
Dans les racines que vous évoquiez, y a-t-il l’idée d’une science-fiction « littéraire », dans la continuité de ce que publiait la collection « Présence du futur », que vous citez souvent ?
Bien sûr. Et nous avons publié des auteurs qui venaient de cette tendance : Philippe Curval, Jacques Barbéri. La SF est vraiment irriguée par le travail des éditeurs indépendants qui s’inscrivent dans des paysages, des traditions, des mouvements en republiant des livres devenus indisponibles. La Volte fait du patrimonial au sens où on a repris des textes qui me paraissaient hyper importants de Philippe Curval et de Jacques Barbéri, mais on est allés plus loin en éditant aussi leurs nouveautés.
Depuis 2006, vous êtes l’éditeur de Philippe Curval, géant de la SF française, disparu en 2023 à 93 ans. Pouvez-vous nous parler de votre travail avec lui ?
La Volte l’a publié parce qu’il n’avait plus vraiment d’éditeur, ce qui me paraissait insensé : certains de ses livres s’étaient quand même vendus à plus de 100 000 exemplaires, et, adolescent, je l’avais lu. Je crois profondément que le rôle de La Volte est de proposer à des auteurs et autrices, nouveaux ou pas, une totale liberté de créer. Le premier texte de Philippe Curval chez nous a été une nouvelle dans l’ouvrage collectif Aux limites du son. Une association de Toulouse, Douche froide, m’avait appelé en me demandant si je connaissais le groupe Limite. Or, ce groupement qui n’a vécu que deux ans comprenait des auteurs que je place au pinacle. Douche froide était en train de réunir les membres du groupe – à part Antoine Volodine. C’est le moment où j’ai fait la connaissance de Jacques Barbéri, Philippe Curval, Denis Frajerman du côté musical.
Avec Philippe, on a passé beaucoup de temps ensemble, dans un compagnonnage, au sens fort du mot. Mes rapports avec les auteurs de La Volte dépassent le cadre professionnel. Ils tiennent à l’amitié littéraire. La littérature nous rassemble et, en ce qui me concerne, l’amour que j’ai pour leurs œuvres. Mon rôle est de les faire connaître le mieux possible, mais aussi de les accompagner pour favoriser l’éclosion de ce qu’ils écrivent, avec eux, en y consacrant énormément de temps. Nay Al Askar, qui m’a rejoint à La Volte, était surprise au début par le temps que je passais avec les auteurs. Pour moi, c’est un plaisir, qui consiste surtout à échanger sur leurs livres. Avec chacun, je dois trouver ma place d’éditeur. Je n’impose jamais, c’est eux qui décident. On sort le livre quand il est prêt, avec la couverture qu’ils veulent. Même si avec Philippe, qui voulait aussi faire les couvertures de ses livres, on s’est parfois écharpés ! Mais qu’est-ce qu’on s’est amusés ! Pour lui, c’était une sorte de surprise heureuse de tout à coup trouver quelqu’un qui lui permette de faire ce qu’il voulait. Il a touché à tout, La Volte était faite pour lui dans la mesure où on a fait un livre d’illustrations, des romans qui ne sont pas de la SF… Quel pied, quelle chance j’ai eue ! Et en même temps, je n’ai pas réussi à le faire connaître beaucoup plus, ce qui est dingue et injuste. En tant que lecteur bienveillant, mon travail d’éditeur était de poser plein de questions à Philippe sur son texte et de lui demander de le relire en ayant ces questions en tête, de dire : « Je n’ai pas compris », par exemple. On peut me répondre : « Eh bien, t’as qu’à mieux lire, casse-toi ! », et ça me fait rire, je ne me sens pas vexé. Parfois, Philippe écoutait, et parfois il n’écoutait pas. Ils sont beaucoup à être comme ça !
Vous avez la réputation de beaucoup travailler sur les manuscrits avec vos auteurs. Est-ce le cas ?
Je n’en suis pas sûr. Le témoignage de Philippe, qui avait bien sûr eu plusieurs autres expériences, semblait dire que je travaillais plus les manuscrits que d’autres, ce qui me fait plutôt peur parce que je n’ai pas l’impression de bosser énormément dessus. Parfois, j’ai demandé du renfort, parce qu’au début je ne me sentais pas vraiment éditeur, je me considérais plutôt comme un grand lecteur. Par exemple, sur Le déchronologue, c’est beaucoup Norbert Merjagnan qui a travaillé avec Stéphane Beauverger. Mais j’interviens différemment avec chacun et chacune, et aussi selon le texte. En général, comme je ne vois le rythme qu’à la fin, je n’aime pas lire au fur et à mesure. Pourtant, pour Les furtifs ou la plupart des livres de Sabrina Calvo, j’ai lu le manuscrit au fur et à mesure parce qu’ils le voulaient. Les auteurs et autrices pilotent et moi je les accompagne dans leur projet, je me mets à leur service, mais je ne veux pas leur dire comment il faut réécrire les dialogues, par exemple.
Vous disiez dans un entretien que se lancer dans la réédition et l’édition de tout le cycle de l’Inquisiteur Eymerich de Valerio Evangelisti était une entreprise un peu folle : qu’est-ce qui vous a poussé à le faire quand même ? Et le cycle de Canopus dans Argos : Archives de Doris Lessing ?
Comme j’avais lu en français les premiers tomes d’Eymerich, j’étais frustré que la suite n’ait pas été traduite. Je n’ai pas arrêté de demander à mes copains éditeurs – Le Bélial’, Gilles Dumay quand il était chez Denoël – pourquoi ils ne le faisaient pas. L’un des deux m’a répondu : et toi ? Je n’y avais jamais pensé, ça me paraissait évident que, vu le peu de titres que je faisais par an, je ne pouvais pas le faire. Mais c’est vraiment mon côté horrible – et marrant – de chevalier blanc, sauveur investi d’une mission qui m’a poussé. Je pensais que ça se vendrait plus parce que les premiers tomes s’étaient bien vendus, mais on a joué de malchance avec la maladie de Valerio Evangelisti qui l’a empêché de venir en France, alors qu’il parlait parfaitement français et qu’avant il venait souvent. Raisonnablement, je conseille aux éditeurs d’arrêter des cycles quand ils leur coûtent de l’argent, mais moi je n’y arrive pas ! Donc, quand on s’est aperçu qu’on perdait beaucoup d’argent avec Eymerich, on a continué ! Les livres de SF de Doris Lessing étaient pour moi tellement dans la veine de La Volte qu’il y avait une évidence à les publier. On aurait aussi pu se dire qu’on ne faisait pas le dernier parce qu’on perdait de l’argent, mais il n’y en avait que cinq. Pas treize comme avec Eymerich !
Léo Henry vient d’obtenir le prix SGDL-Yves et Ada Rémy des Littératures de l’Imaginaire. Par le côté éclectique, inclassable de son œuvre et la qualité littéraire de son écriture, n’est-ce pas un auteur emblématique de La Volte ?
Quand j’ai un doute sur un manuscrit, Léo Henry et luvan sont mes références, mes points de comparaison. J’ai l’impression de sentir ce qu’ils explorent en écriture, et je pense que la place de La Volte est exactement de leur fournir la possibilité de forer, d’exprimer ce qu’ils recherchent. Et c’est ma joie à moi. J’ai beaucoup de mal à décrire Hildegarde de Léo parce qu’on ne peut pas faire le tour de ce livre. Je crois qu’ils cherchent tous les deux ce qu’est raconter une histoire, lire une histoire, être auteur. Par le roman, la nouvelle, sans que ces questions soient formulées explicitement. Concernant Cent vingt, un jour Léo m’a proposé de réunir dans un livre les « nouvelles » qu’il avait envoyées pendant dix ans par e-mail à des abonnés. Quand il est venu me dire qu’on allait faire un énorme bouquin, qu’il allait falloir réfléchir à la façon dont on allait adapter certaines nouvelles qui étaient des vidéos ou du son, avec une mise en page très particulière, et qu’il faudrait retrouver la trace des cinquante contributeurs, je savais que, d’un point de vue économique, c’était n’importe quoi, mais je me suis retrouvé super heureux et excité. On allait faire le plus beau livre du monde, avec Laure Afchain qui travaille très étroitement avec Léo. C’était à nous de sortir Cent vingt, parce que personne d’autre n’aurait pu le faire. Le livre ne se vend pas beaucoup mais Cent vingt s’adresse aux fous littéraires, aux gens très curieux et, comme Léo, je trouve l’objet très réussi.
Au moment où l’histoire de La Volte commence, avant même la création de la maison d’édition, quand vous essayez d’aider Alain Damasio à faire publier La zone du dehors, vous dites que vous vous êtes heurté à un manque d’intérêt pour la science-fiction. Aujourd’hui, trente ans plus tard, y a-t-il plus d’intérêt pour les livres de SF. De la part du monde de la culture ? du public ?
À l’époque, lorsque j’avais envoyé La zone du dehors à beaucoup d’éditeurs, ils avaient tous considéré que c’était impubliable. Même constat quelques années plus tard avec La horde du contrevent. Mais pas parce que c’était de la science-fiction, parce que ça sortait des canons de la SF. Les livres qui ne correspondent pas clairement à certains genres répertoriés peuvent ne pas être publiés car, quand on est éditeur, on se fabrique presque des standards et on se dit que le public attend ceci ou cela. À propos de la SF, maintenant, il y a toujours eu des périodes où ça s’est vendu, puis moins vendu. En ce moment, on n’arrête pas de dire que ça se vend de nouveau. Peut-être… Les groupes recréent des collections : Albin Michel, Actes Sud, Le Seuil… Chez des éditeurs de littérature dite blanche, on voit aussi beaucoup d’auteurs puiser dans les thématiques de la science-fiction. Mais la couverture par les grands médias est catastrophique. À l’Observatoire de l’imaginaire, on a étudié la question. Les écrivains qui font de la SF sans le dire dans des maisons d’édition de groupe reconnues ont une visibilité, mais sans être considérés comme des auteurs de science-fiction. Sinon, il n’y a plus que trois journaux qui en parlent une fois de temps en temps.
Dans les librairies, le rayon « Imaginaire » a repris de sa superbe. Je me sens décalé avec certaines tendances, comme la romantasy, mais cela attire de nouveaux lecteurs et lectrices, ce qui est positif. Les ventes de la pure SF ne sont pas extraordinaires, comme pour la littérature générale, d’ailleurs. Contre le désir de cases, de reproduction de ce qui marche, à nous, à La Volte, d’être attentifs à de nouvelles formes. Par exemple, luvan m’explique que c’est en poésie qu’il se passe des choses en ce moment, même pour la science-fiction. Et Léo Henry me dit qu’en romantasy aussi il se publie des livres très intéressants en termes d’idées. Même si je suis attiré par tout ce qui n’est pas moi, je me sens limité pour accueillir de nouveaux genres, parce que je ne suis pas sûr qu’à La Volte on soit outillés pour faire plus de livres.
Le responsable des droits étrangers des éditionss La fabrique – qui ont publié le livre des Soulèvements de la Terre, Premières secousses – et de La Volte a été arrêté à Londres en avril 2023 dans le cadre d’une législation antiterroriste qui permet d’agir même sans « aucun soupçon ». Il a notamment été questionné sur les « auteurs antigouvernementaux à La fabrique ». Qu’est-ce que ça vous inspire sur le travail d’éditeur publiant des textes à l’opposé de l’idéologie dominante ?
Je me dis qu’on a raté une super occasion de faire de la promotion ! Objectivement, il venait de commencer pour nous et il a été arrêté pour certains projets très précis de La fabrique. On pourrait passer notre temps à dire l’horreur de ce monde qu’Alain Damasio dénonce : cette surveillance, cette traçabilité, cette démocratie problématique… Et en même temps je me dis que cet épisode démontre que les écrits sont importants, que la littérature est un danger pour les pouvoirs. Si des forces de contrôle réagissent, c’est bien qu’écrire, publier, a son utilité. Espérons que nos fictions autour des imaginaires, des résistances, des luttes, portent vraiment. Je me dis qu’aujourd’hui, dans ma vie, le fait d’éditer ces textes, de proposer d’autres voies, correspond à une nécessité.
Vous citez souvent Antoine Volodine comme votre écrivain préféré…
Pas du tout ! Ce n’est pas mon écrivain préféré : c’est le plus grand auteur francophone vivant ! On a encore fait une folie économique : un coffret des musiques de Denis Frajerman autour des textes d’Antoine Volodine, en 2022. De manière très organique, chacune de ses phrases me transperce, me renverse. Lorsqu’il est monté sur la scène de la Maison de la Poésie, à Paris, accompagné de Denis et Laurent Rochelle, je me suis demandé pourquoi chaque scansion me chavirait, me touchait autant. Alors que je n’y connais rien, je me suis dit qu’il y avait vraiment un côté chamanique : chaque phrase me plongeait dans plusieurs univers. Il devrait avoir le prix Nobel pour que les gens le connaissent plus ; parce qu’il n’est pas si lu que ça, ce qui paraît aberrant. Ses livres se répondent vraiment, avec ce truc – je ne peux pas dire autrement – de son courant littéraire dans lequel il est tout seul avec ses hétéronymes. C’est une voix qui me paraît au-dessus du lot.
Pourquoi Vallée du silicium, l’essai d’Alain Damasio sur la Silicon Valley, n’a-t-il pas paru à La Volte ?
L’idée du livre est venue du Seuil, avec la création d’une collection autour de la Villa Albertine, où Alain était en résidence. Sur le moment, je n’étais pas très heureux mais Le Seuil proposait de traduire Vallée du silicium en anglais. Or, je n’ai jamais réussi à trouver un éditeur américain ou anglais intéressé par les livres de La Volte, ce qui frustrait profondément Alain. C’est le premier élément qui l’a convaincu. Et on a accompagné l’édition de Vallée du silicium, ce qui fait qu’on a eu un pourcentage ; on collabore très bien avec Le Seuil. Ils ont une filiale américaine, Abrams, qui va publier La horde du contrevent en anglais en 2025 et cette traduction se fait très clairement grâce au Seuil.
Quelle est la part de travail collectif à La Volte, avec ceux que vous appelez « les Voltés » ?
Ça dépend des projets et des périodes. Si je ne suis pas entouré de plein de gens qui ont envie de faire des choses, qui ont de l’énergie, qui ont leurs convictions, qui me contredisent, je ne fais rien. Vraiment. Je suis une sorte d’animal collectif, qui a besoin de groupe. Les degrés d’implication sont divers. On trouve d’abord les gens qui travaillent sur les projets de livre, Laure Afchain pour la conception graphique, Stéphanie Aparicio pour les couvertures, et parfois d’autres, par exemple Lauriane Dufant… Pour les recueils de nouvelles collectifs, je monte un comité de sélection qui ensuite me contredit et donc parfois me contrarie et que je veux contourner pour faire passer certains textes. Donc on s’amuse ! Vers 2010, on a lancé Les Encombrants : une fois par mois, on se réunit dans un café. Ça agrège autour de nous des gens qui veulent participer, c’est un réseau social sans les médias sociaux. C’est ouvert à qui veut. Parfois on parle de La Volte, parfois non. Des projets en naissent, avec ou sans moi. C’est très important aussi pour renouveler les générations et sentir, capter, intégrer, se colleter avec des jeunes, avec d’autres profils, différents.
Vous avez fait des efforts pour publier des livres plus écologiques. Comment ?
Je fais aussi du conseil pour gagner de l’argent et pouvoir le dépenser dans La Volte. À ce titre et à celui de La Volte, je suis dans l’Association pour l’Écologie du Livre, assez radicale, où on retrouve les acteurs et actrices de la chaîne du livre. Et je fais partie du Syndicat National de l’Édition. À La Volte, soyons clairs, nous faisons de l’édition industrielle. On est diffusés et distribués dans des milliers de librairies, ce qui ne veut pas dire que les livres se vendent, il y a des retours, mais cela implique un tirage minimum de 2 000 exemplaires. J’ai essayé de discuter d’écologie avec des imprimeurs. C’est très compliqué, ils n’ont jamais le temps, ils n’y connaissent rien ou ils font les andouilles. Pour les vingt ans, je me suis dit qu’on allait redemander à tous nos partenaires ce qu’ils proposaient. Avec de nouvelles questions bien embarrassantes. Tout ça pour faire ce que d’autres font déjà : choisir le papier le moins dégueulasse ; rentrer dans des formats standards – ce qui est à l’inverse de La Volte – pour ne pas gâcher de papier ; abandonner les rabats – c’est moins joli peut-être ; éviter le vernis sur la couverture, mais on va peut-être revenir sur ce choix, car cela rend les livres beaucoup plus fragiles, ils sont donc jetés plus vite, ce qui n’est pas écologique. Les critères sont nombreux. Il y a des labels a minima, FSC et PEFC, pour les forêts durablement gérées mais ce n’est pas suffisant, or on ne sait rien de plus. Mon intention, dans un mode de fabrication industrielle, sans donner de leçons, est d’être à la pointe des connaissances actuelles, de nous adapter aux nouvelles percées et de l’écrire à l’intérieur des livres pour peut-être sensibiliser les lecteurs et les lectrices et les médiateurs et médiatrices du livre. L’idée, c’est que le lectorat demande aux libraires et bibliothécaires par qui et comment c’est produit. Il me semble que c’est à condition que les lecteurs et lectrices se posent vraiment cette question de l’écologie qu’on réussira quelque chose. Je pense que ça va venir.
Quelles sont les perspectives pour les vingt ans à venir ? Et les projets et parutions à court terme ?
Continuer ! C’est-à-dire nous confronter à des choses qui nous sont étrangères et nous surprennent. Continuer à proposer une surface de mouvement permanent, de remise en cause. Continuer dans l’ouverture et la fragilité. Dans l’immédiat, vont paraître en septembre un recueil collectif de nouvelles sur la ville et Les nuits sans Kim Sauvage de Sabrina Calvo, dont je pense que c’est un très grand livre qui va la faire reconnaître. En octobre, Lanvil de Michael Roch, une sorte de suite de Té Mawon sous forme de nouvelles.
Les recueils collectifs, pour lesquels on reçoit plus de deux cents nouvelles, nous permettent de découvrir de nouvelles voix. Mélanie Fievet, dont Koinè a paru en mars, avait publié une nouvelle dans Sauve qui peut : demain la santé, comme Elio Possoz, dont on va publier un texte dans Eutopia en mars 2025. En 2023, on avait déjà publié de nouveaux auteurs, Claire Garand avec Paideia ou le Bombyx Mori Collectif avec La trame. L’année prochaine, il y aura aussi un nouveau titre de Jacques Barbéri et un Jeff Noon. On travaille sur un recueil de nouvelles autour du soleil, en coédition avec le musée du Design à Lausanne, pour lequel on a invité Sabrina Calvo, Alain Damasio, Michael Roch, luvan, Li-Cam, Saul Pandelakis, Vincent Gessler, L. L. Kloetzer, deux auteurs taïwanais, Wyu Ming-yi et Chi Ta-Weï, et possiblement Nnedi Okorafor et Nalo Hopkinson. Ce recueil inclura la question du solarpunk, sans s’y limiter. Il sortira en avril 2025 à l’occasion d’une biennale sur le soleil.
[1] Voir le site de La Volte, pour les manifestations prévues tout au long de 2024 et pour lire le manifeste rédigé par Mathias Echenay à l’occasion des quinze ans.