Édition : une dangereuse concentration

Un essai, par définition, répond à des questions d’actualité. Il en est certains qui restent à jamais d’actualité. Leur réédition, non seulement confirme ce qui fut déjà démontré, mais l’amplifie. La trahison des éditeurs, publié en 2011, 2017 puis 2023, est de ceux-là. Le livre n’a pas pris une ride, ou plutôt si, entre-temps les rides se sont accentuées. Il est sain que les choses soient dites, même si elles laissent peu d’espoir.


Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs. Troisième édition revue et actualisée. Agone, coll. « Contre-feux », 360 p., 20 €


On connaît le rôle des médias dans l’« éternel combat pour le contrôle des esprits », aux côtés de la publicité, du marketing, de l’industrie cinématographique… On connait moins bien, rappelle Thierry Discepolo, celui de l’édition, même si, finalement, la presse, lorsqu’elle est encore un tant soit peu indépendante, se fait l’écho d’inquiétantes et incessantes concentrations, un phénomène source de profits et de réduction de la diversité de la pensée.

Certes, des études ont depuis longtemps pris l’édition pour objet de recherche. On pense au livre retentissant de l’éditeur américain André Schiffrin, L’édition sans éditeurs (La Fabrique, 1999), les États-Unis ayant montré la voie à laquelle nous allions emboîter le pas « par nécessité », bien sûr, comme on dit dans ces cas-là. On pense aussi aux travaux de l’universitaire Jean-Yves Mollier, notamment à son dernier livre, Brève histoire de la concentration dans le monde du livre (Libertalia, 2022), à des articles parus dans la très sérieuse revue Actes de la recherche en sciences sociales, ou encore au travail de Sophie Noël, L’édition indépendante critique. Engagements politiques et intellectuels, publié aux Presses de l’ENSSIB en 2012 et réédité en 2022.

Mais le mode de récit académique, et plus encore la distribution de ces livres, font qu’ils atteignent difficilement le grand public. On remarquera que les travaux critiques sortent à chaque fois dans des maisons d’édition indépendantes, qui ont de la bonne volonté mais peu de moyens (les presses universitaires en étant presque totalement dépourvues), d’où leur faible retentissement. Vous ne trouverez dans aucune librairie une pile d’un de ces titres comme en font de plus en plus les libraires. Non qu’ils aiment spécialement les livres ainsi disposés, la plupart du temps ils ne les ont pas lus, mais parce qu’ils se vendent et se vendront davantage de cette façon. Une pratique détestable qui relève presque de la vente forcée, à tout le moins du lavage de cerveau, du bourrage de crâne et de l’abus du paysage visuel.

La trahison des éditeurs, de Thierry Discepolo

© CC BY 2.0/jlggb/Flickr

Le constat dressé par Discepolo n’est guère encourageant. La stratégie de communication se substitue de plus en plus à une ligne éditoriale, et ceux qui essaient de s’y tenir finissent souvent par baisser les bras. Il y a bien sûr les « grands », demeurés indépendants : ainsi de Gallimard, dont on dira qu’il reste sagement indépendant avec sa production prudente ; autre exemple, Albin Michel, qui publie le pire et le meilleur (et oui, cela arrive, rarement, mais cela arrive) pour maintenir un catalogue historique ; le pire, bien sûr, rapportant plus gros.

Thierry Discepolo a passé tous ces grands et moins grands au crible de sa critique – sans compter cet éditeur jadis indépendant, La Découverte, qui s’est rendu aux lois du marché et en est fier, semble-t-il. On a parfois l’impression de lire une succession de « cartons » (comme on disait autrefois) réalisés à leur encontre, mais force est d’admettre que les arguments suivent et sont convaincants. (Je dois dire quand même que qualifier d’« hostie cathartique » Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, publié par les éditions Indigène, m’est un peu resté en travers de la gorge. Agone ne l’aurait-il pas publié s’il lui avait été proposé ?)

Nul n’est donc épargné, et certainement pas ces universitaires pris en flagrant délit d’indulgence ; mais, après tout, Discepolo n’a pas pris la plume pour tresser des couronnes. On n’insistera pas trop sur la critique de l’édition, largement reconnue « vite faite mal faite », de Guerre de Céline (Gallimard, 2022), mais il n’échappera pas à Discepolo qu’une fois devenu auteur de la maison l’historien universitaire-éditeur, « diacre de la religion littéraire », a tendance à « donner l’absolution à son auteur ». Si l’on ne pouvait déceler dans Guerre l’antisémitisme qui allait devenir la marque de fabrique de Céline, il n’en était pas de même dans Londres.

Discepolo, donc, dérange. On se souvient que, lors de la première édition du présent essai, le journaliste Pierre Assouline n’avait pas trouvé d’autre expression que « manichéisme primaire » pour le qualifier. Incapable de riposter autrement que par des accusations insultantes, Assouline se ridiculisa lors d’un débat fameux grâce auquel il passera sans doute à la postérité, en recevant ce sobriquet qui lui est désormais attaché de « chien de garde de l’édition ». Mis bout à bout, les coups d’encensoir des « chiens de garde de l’édition » laissent sans voix. Ainsi, la biographie par Amos Reichman de Jacques Schiffrin, éditeur à l’origine de la Pléiade, « remercié » en 1940 par Gaston Gallimard dans les conditions qu’on sait ou qu’on devine, fut naturellement vertement réfutée par ce même « critique à gages », entre-temps devenu auteur de la maison. Parfois, c’est tellement gros qu’on a peine à y croire, et pourtant les hagiographes existent. Selon Jean-Yves Mollier, cela s’appelle « l’habitus de servilité ». On ne saurait mieux dire.

En poursuivant la lecture de La trahison des éditeurs, on finit par être un peu – très – déprimé. La chronologie 1826-2022 des créations, fusions et rachats des éditeurs et diffuseurs-distributeurs, avec accélération depuis la dernière édition de La trahison des éditeurs en 2017, est même étourdissante. La façon dont les petits courageux se font bien vite croquer par les grands est désespérante. De même que le turnover entre édition, université et médias de ceux et celles qui décident de ce que nous aimons lire. On appréciera, en fin de parcours, cette note positive évoquant les « petites » maisons d’édition qui restent indépendantes et ne se font pas croquer. Car elles existent (la preuve : Agone), mais il s’en crée d’autres. Paru en 2012 et réactualisé en 2021, le livre (mentionné plus haut) de Sophie Noël sur l’édition indépendante qui tient le coup contre vents et marées est à lire dans la foulée.

En bref, Thierry Discepolo récidive avec un livre un peu méchant, bien vu, et juste sur le fond.

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