La poésie ouvre cette chronique, avec deux poètes aux antipodes l’un de l’autre : une œuvre posthume du grand poète russe Mikhaïl Lermontov voisine avec un poème conceptuel de Guy Bennett. Ils sont suivis par des récits eux aussi très différents : une histoire hilarante de Fabien Drouet et le portrait par Lambert Castellani d’un étrange personnage. Finalement, on pourra revenir sur terre avec une somme de l’historienne Géraldine Schwarz qui revient sur l’émergence de la conscience européenne
Un poète est toujours un jeu d’ambivalences, de valeurs qui s’affrontent, et ce, pour notre culture, depuis les psaumes et les prophètes de la Bible. Lermontov ouvre précisément son poème sur une citation du Premier Livre de Samuel où le miel et la mort sont mis en opposition mais restent liés, et leur nœud forme comme le goût de notre incompréhension.
Miel et mort sont en effet les deux composantes de cette œuvre posthume du poète, et on pourrait dire les deux ingrédients d’une grande part de la poésie russe elle-même, à l’instar de Pouchkine. Les deux poètes se connaissaient, s’appréciaient, et ils ont connu la même sentence de mort par le duel : l‘empereur et les classes dirigeantes y veillaient. Dans le cas de Pouchkine et de Lermontov, le duel, aujourd’hui, apparaît clairement avec sa signification politique. Tous deux furent conduits à l’exécution. Une œuvre littéraire est aussi une route vers le jugement politique de son auteur. Il ne faut pas oublier que Nicolas Ier se voulait le premier censeur de Pouchkine (qu’il prenait volontiers amicalement par le bras), gentilhomme de sa chambre. Un titre, pour le moins, humiliant. Si les deux poètes ont connu en fin de compte le même sort, Lermontov, plus radical, sera beaucoup moins bien traité. Envoyé comme soldat au Caucase, et tué en duel lui aussi.
« Mais l’âme peut-elle se raconter ? » Le novice est un jeune garçon du Caucase, fait prisonnier par un officier russe et recueilli finalement dans un monastère. On le traite bien. Mais ce n’est pas cela qu’il attend : son âme attend de vivre et de partager la vie des hommes libres, là où précisément ils se sentent libres. Il quitte alors ses bienfaiteurs pour trois jours bénis. Trois jours dans la communion avec la Nature, à en cueillir « les grappes gonflées / Telles des pierres précieuses ». Trois jours d’abondance et d’épreuves, dont la lutte victorieuse avec une panthère, précédée de la rencontre et de la voix « d’une jeune Géorgienne / Si candidement vivante, si délicieusement libre / Qu’elle semblait n’être née / Que pour prononcer des paroles / De cordiale amitié ».
L’amour, la lutte victorieuse, ne suffisent pourtant pas. C’est l’échec, l’évasion demeurée transitoire de « la fleur élevée dans une prison ». Pieuse prison monacale à laquelle cette fleur errante revient et se remet pour mourir. Sans rien concéder.
L’État et l’Église n’auront pas empêché le jeune novice de chercher autre chose que leur loi et leur douceur tout aussi impitoyables l’une que l’autre. « Selon l’ordre établi. » Le dernier mot du poète dans la bouche du jeune novice revenu pour se laisser mourir : « Et nul ne maudirai ! » Pour autant, qui peut dire ici que la poésie est une malédiction, la vie même le démontrerait-elle en apparence ?
Même tragique, la poésie ne s’arrête pas aux mots du pire. C’est que nous connaissons si peu ce que nous connaissons. Le héros du Novice se rend responsable de ce que la société a pu faire de lui. Y aurait-il si peu d’innocence sur Terre que les victimes puissent ainsi sentir leur part de responsabilité ? Aux yeux de Lermontov, comme à ceux de Pouchkine, l’innocence serait chargée de plus d’expérience qu’on ne le croit et surtout qu’on ne le voudrait croire toujours pour soi-même.
Le novice se ramène à une réflexion sur le mal social et sur le rôle, la responsabilité de l’individu. Le poète ne tranche rien et n’épargne personne. En fin de compte, nul de qui se plaindre, hors de soi-même qui porte tant de « moi » opposés. Alors on ne vainc que dans sa chute. Christian Mouze

Guy Bennett est le nom d’un poète de Los Angeles qui s’intéresse aux évidences. Cette poésie des évidences étant l’autre nom d’une poésie conceptuelle dont Bennett est un brillant représentant. Combien de livres médiocres tentent de s’acheter un crédit intellectuel avec une épigraphe de Kafka, Shakespeare ou la Bible ? Un jour, lors de la présentation d’un livre en librairie, une personne dans le public s’était étonnée que l’auteur se soit passé d’une épigraphe. L’écrivain avait déclaré que, s’il avait dû placer une citation en ouverture de son livre, il aurait pris celle-ci : « What ? », signé Shakespeare. Manière de dire qu’une citation est un énoncé indépendant, totalement détaché de sa source, appelé à fonctionner seul.
Bennett compose son livre selon le système formel suivant : inscrire deux épigraphes en haut de page pour ensuite les commenter. Par exemple : « L’originalité, c’est l’art de camoufler sa source. – Franklin P. Jones » puis « J’aime tellement l’originalité que je n’arrête pas de la copier. – Charles Bernstein. » Dans ce cas précis, selon Bennett, dire que l’originalité « incorpore », « recycle », « réinvente » (« J’ai trouvé de nouvelles façons de dire la même chose » David Thomas), n’est pas du tout original – eh oui, c’est vieux, le postmodernisme. Il doute que cette « notion problématique, pour en dire le moins » ait encore cours puisque « le propre des écritures de cette période [la nôtre], c’est qu’elles sont indissociables de la réalité, qui n’a que faire de l’originalité ».
Guy Bennett brasse large : écriture, lecture, musique, absence, vérité et mensonge, croyance – et très souvent « perception ». Sa portée théorique est certaine, tout comme sa fonction critique. En exergue est un livre qui non seulement gagne à être lu doucement, mais se prête très bien à la relecture. Si bien qu’on n’en sort jamais véritablement, même après l’avoir fermé : exactement comme dans le cas d’une citation. Parfois, Bennett se prend à son propre piège en produisant lui-même des citations. Ma préférée : « Une chose est le contraire de son contraire. » En lisant ça, Wittgenstein s’est retourné dans sa tombe. Cyrille Martinez
Publiées dans la collection du Zbeul des éditions Le Sabot, les histoires courtes de Fabien Drouet transforment la solitude du déclassé en fêtes de l’imaginaire. Ah, tiens, aurais-je gobé sans m’en rendre compté ? Quelqu’un aurait-il jeté de la drogue dans ma tisane ? en vient-on à se demander au bout de quelques pages des Soirées solo. Mais non, qu’on se rassure, il n’y avait qu’un mélange d’’eau et d’herbes aromatiques dans notre verre, c’est le narrateur qui aura secoué la tête du lecteur. Il faut dire que le récit commence fort : « Tout démarrera par une énième soirée solo. J’ai préparé une super playlist. Du punch, bien traitre comme on l’aime. Des drogues en tout genre et la déco. À 21 h pile la soirée commence. Je discute, je m’offre un verre et en retour je m’offre une cigarette. La soirée commence bien. Je me mets à danser. » Un démarrage et deux commencements dès l’ouverture de ce livre hilarant qui navigue entre Bukowski et Quentin Dupieux. On tournera un moment en rond dans l’appartement où se déroule donc la fête en solitaire avant que le narrateur (présumé bourré) produise une série de récits brefs et inventifs dans lesquels on croisera notamment le narrateur en statue qui s’ennuie dans une maison de riche, en agent de nettoyage qui chante durant son travail et rencontre un succès foudroyant, qui tente de lire son avenir immédiat dans le café ou dans sa cigarette, ou qui se trouve dans l’incapacité de terminer ses phrases à cause des effets indésirables d’un médicament. Très drôle et pertinent : pas souvenir d’un livre récent qui ait si bien parlé de cette forme de solitude qu’engendre (parfois) l’absence de raison sociale. Cyrille Martinez
Ce premier livre de Lambert Castellani (qui, par ailleurs, participe au comité de rédaction de la revue TXT) tourne autour d’un personnage nommé Grabide, ce qui en dit long sur son appétit de chère (pas forcément bonne), de chair (en ogre qu’il est, il ne répugnerait sans doute pas à s’en prendre à son prochain, surtout si, selon lui, ce dernier s’adonnait au poétiquement correct) et aussi de mots.
En effet, le susdit dévore non seulement tout ce qui passe à sa portée mais il s’attaque également à la langue via une écriture où prédominent les dimensions sonores et visuelles. Quant à l’orthographe, le plus souvent phonétique, elle pourrait empêcher le lecteur pressé d’apprécier la subtilité de l’entreprise. Or, dans sa haute lutte contre le « Génral Génreux », chef suprême de la poésie propre sur elle, Grabide bouscule les codes avec énergie tout en mêlant minutieusement les formes et références anciennes à celles d’aujourd’hui. C’est pourquoi, dans de multiples variations des registres, on croisera ici aussi bien Villon, Rimbaud et Pennequin que « des blagues éculées », Boby Lapointe et Patrick Sébastien…
De cette guerre donquichottesque, Grabide ne sortira finalement pas vivant mais, au passage, il aura permis à l’auteur d’affirmer sa voix en laissant parfois entrevoir un versant plus personnel, parcouru sur le fil périlleux du tragicomique, où l’existence elle-même n’est pas toujours facile à digérer. Bruno Fern
Dans Les amnésiques (2017), la journaliste franco-allemande Géraldine Schwarz avait illustré à l’appui de son histoire familiale le long et douloureux travail qui permit de surmonter la culpabilité des uns et la souffrance des autres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son nouveau livre est un essai ambitieux consacré à l’émergence progressive de la conscience européenne, sur les terres mêmes que de puissants empires et des pouvoirs agressifs se sont longtemps disputées. Après tant de sang versé, comment les peuples ont-ils cessé d’enchaîner haine et réconciliation pour consentir à une Europe juste, censée les réunir par-delà leurs langues et leurs différences ? L’identité européenne chèrement acquise ne risque-t-elle pas de succomber encore à la peur tenace de l’étranger, aux nouvelles formes de communautarisme, à la résurgence toujours possible des ambitions nationalistes ?
Le livre de Géraldine Schwarz offre une synthèse claire et bien documentée de la longue histoire que partagent pour le meilleur et pour le pire les peuples gravitant autour de la mare nostrum des Romains : voyageurs impénitents, découvreurs ou conquérants dont l’esprit nourri de pensée grecque fut cependant toujours prompt à s’enflammer et à appeler aux armes. Une vaste fresque s’organise ainsi autour de trois grands thèmes fédérateurs apparus successivement au cours de deux millénaires et qui ont, selon l’autrice, conduit peu à peu les habitants de l’Europe à découvrir les vertus de l’union, fût-ce dans la douleur : le christianisme avec ses guerres de religion, le capitalisme qui sortit l’Europe de son retard face au monde islamique et à l’Asie, et enfin la liberté, durement conquise et âprement défendue, parfois perdue, toujours menacée.
La diversité est à la fois richesse et source de conflits : l’Union européenne que nous connaissons est ainsi née d’idées généreuses, enracinées dans les Lumières, pour faire pièce aux tentations hégémoniques. L’après-1945 devait inaugurer une ère nouvelle, et l’écroulement du rideau de fer semblait marquer, quarante-cinq ans plus tard, le commencement d’une histoire radieuse. Mais aujourd’hui que le bruit de la guerre se fait à nouveau entendre, la confiance dans l’avenir s’amenuise, et le livre de Géraldine Schwarz, tel un roman de notre propre histoire, invite à mesurer le chemin parcouru pour mieux garder en tête celui qui reste à faire. Jean-Luc Tiesset