Portrait d’un insurgé

En choisissant de rendre compte par la fiction de la mutinerie de 1934 à la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer, Sorj Chalandon poursuit son travail romanesque sur l’histoire contemporaine. Autour de son beau héros, l’introuvable cinquante-sixième évadé de ce bagne pour enfants, l’ancien grand reporter peint l’enfer du bagne mais y agrège malheureusement une trop lourde galerie de portraits en voulant dresser un tableau des années 1930 : des sardiniers (un anarchiste et un communiste), une infirmière « faiseuse d’anges », un Croix-de-Feu pervers et… un poète indigné nommé Jacques Prévert.

Sorj Chalandon | L’enragé. Grasset, 416 p., 22,50 €

Sorj Chalandon aime les hommes et les femmes en lutte. Dans le très beau volume rassemblant l’ensemble de ses articles parus dans le quotidien Libération au cours des années 1970 sur la guerre civile en Irlande du Nord, comme dans son magnifique récit de la catastrophe minière de Liévain en 1974 (Le jour d’avant, 2017), il s’est affirmé comme un des plus remarquables écrivains de la violence du monde. Son Enragé s’inscrit dans cette même ligne, celle d’une colère contre l’injustice, celle qui fait entendre les soulèvements restant au seuil du grand récit.  

Comme dans Le jour d’avant, où il inventait une quarante-troisième victime du coup de grisou pour ressusciter les mineurs anonymes morts au fond, ici, il donne naissance à un jeune et irascible colon, Jules Bonneau. « La teigne », c’est son surnom, mène le lecteur d’abord dans l’enfer de ce bagne d’enfants puis sur les chemins de sa cavale sur l’île. On pense dès les premières pages aux gaillards de la colonie agricole de Mettray et à Jean Genet qui y passa. On songe à L’enfant criminel, à Notre-Dame-des-Fleurs et aux pages sublimes que Genet consacra aux jeunes colons, et à ce monde où « il faut mentir pour être vrai ». On ne manque pas de se demander comment Sorj Chalandon va bien pouvoir faire pour peindre à son tour cet univers-là. Et l’ancien grand reporter, avec talent, grâce à une subtile empathie, décrit ce monde clos de la colonie agricole et maritime de Belle-Île. On rencontre les « enfants du malheur », comme certains se le faisaient tatouer sur le corps, et leurs geôliers ; sans complaisance, en une série de scènes, Chalandon nous plonge derrière ces murs, révélant les impossibles amitiés, les trahisons permanentes, les rares moments de complicité. Émerge de la troupe de ces jeunes gens au corps brutalisé, au parcours semblable à celui de l’auteur du Journal du voleur, le fragile Camille Loiseau, qui devient le petit frère d’évasion de Jules Bonneau (qui porte lui aussi bien son nom, même s’il a besoin régulièrement de préciser que ce Bonneau-là ne s’écrit pas de la même manière).

Le livre est, autour de la figure de « La teigne », une chronique de la grande évasion de colons de 1934 qui fit événement à l’époque, au point que parurent dans la presse, non seulement de l’ouest mais nationale, de nombreux articles, rédigés par les reporters dépêchés sur place pour relater une si massive révolte. Sorj Chalandon s’appuie sur cette presse de l’époque, L’Ouest républicain, bien sûr, mais aussi tous les autres titres, de L’Intransigeant au Figaro en passant par La Croix, ou encore Paris-Soir qui dénonça « Les bagnes d’enfants, antichambre des bagnes d’Afrique… » Il cite peu toute cette presse, mais il mentionne dans son récit la publication de ces reportages, comme l’existence d’un livre pionnier sur les colonies pénitentiaires, Les enfants de Caïn de Louis Roubaud, dès 1925.

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Il y a une rage d’écriture qui surgit et que l’on aurait sans doute aimé lire davantage. 

Plus encombrant que ce livre oublié, il y a sur la route qu’emprunte Chalandon un poème, celui de Prévert, La chasse à l’enfant, et, là aussi, le romancier, habilement, en fait plus qu’un personnage, une intrigue. Il imagine la genèse de ces vers du poète, en séjour sur l’île au moment de l’évasion, réveillé par « la meute des honnêtes gens ». Car l’objet principal du roman de Chalandon n’est pas tant la colonie – il sait que les historien.ne.s de la jeunesse irrégulière ont depuis plusieurs années dressé une histoire des colonies agricoles, notamment – que Belle-Île, qui porte bien mal son nom dans la peinture qu’en fait Sorj Chalandon. Le cœur du roman réside, en effet, dans la description au vitriol de ce petit monde des insulaires, enfermés sur leur île et dans leurs histoires de vie mesquines, pleins de ressentiment ; cette population chasse pour vingt francs les enfants dans la lande nuit et jour, en parfaite complicité avec le directeur de la colonie. En une langue violente, dans les monologues intérieurs de « La Teigne », la voix de Chalandon se fait entendre, sa plume aussi. Il y a une rage d’écriture qui surgit et que l’on aurait sans doute aimé lire davantage. 

Colonie pénitentiaire de Belle-île pour l'enragé
Carte postale de la colonie pénitentiaire Haute-Boulogne de Belle-Ile – Le salut au drapeau © CC0/WikiCommons

Car le romancier veut par cette chronique esquisser une fresque, et, plutôt que de se cantonner à ce monde des pêcheurs-sardiniers et des petits paysans, il fait débarquer l’Europe des années 1930 sur ce bout de terre. Le point d’arrivée de ces histoires est le couple, lui-même « improbable », d’une infirmière, Sophie, issue d’une famille réactionnaire, qui travaille à la colonie, tandis que Ronan, son mari, est un patron de pêche communiste. Ce sont eux qui recueillent l’Enragé et c’est à travers ses yeux que l’entre-deux-guerres est révélé. Ce panorama est réalisé à un bon rythme, grâce à de courts chapitres centrés autour d’une scène ; Jules s’y confronte à la Grande Histoire, celle des Croix-de-Feu, de Guernica… mais aussi de la lutte contre les avortements. On a alors le sentiment que l’intrigue suit la chronologie historique et que le romancier perd le contrôle de son récit, comme c’est souvent le cas au cinéma dans les « films en costume ». Le texte perd en tenue, les sentiments en retenue, et, excepté le chapitre consacré à Camille Loiseau, hymne pudique à l’amitié, la dernière partie du roman déçoit tant l’auteur a voulu construire un « bon » dénouement. 

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Comment quitter l’île ? Comment, en effet, en finir avec le récit de cavale quand l’évadé n’est pas repris ? Continuer à la manière d’Albertine Sarrazin, assurément… C’est sans doute là que ce livre échoue, tant cette île devient le centre d’un monde que le romancier, anachroniquement, voit ouvert sur le grand, celui qui compte pour lui, le politique. En abandonnant les jeunes colons, Sorj Chalandon prend la mauvaise piste, celle des ligues patriotiques et de l’anarchisme basques, de la guerre d’Espagne, plutôt que celles des garçons perdus et de leurs vies infâmes – le destin de Jules, révélé dans l’épilogue, consacre malheureusement ce choix.