Angelo Rinaldi : l’art de « trouver l’oiseau rare »

Compagnon de route de Maurice Nadeau, enthousiasmant critique littéraire, érudit sans faille, Angelo Rinaldi vient de mourir, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Nous lui rendons hommage en lisant Les roses et les épines, son ultime recueil, qui témoigne d’une grande sûreté de goût, d’une grande lucidité dans la lecture et d’un style au-delà du savoureux.

Angelo Rinaldi | Les roses et les épines. Chroniques littéraires. Éditions des instants, 270 p., 21 €

Ne comptez pas sur lui pour vous faire une idée précise du livre dont il vous parle. Mais quelle verve ! Et quel style ! Maître étourdissant de la métaphore, dont il persille d’une main sûre ses longues phrases ouvragées, Angelo Rinaldi pratiquait fièrement la critique subjective, sans jamais sombrer dans le cabotinage ou le clinquant. Qu’elle pique ou qu’elle flatte, sa plume reste charmante, sensible et pleine d’humour. Rinaldi nous manquera.

Après deux recueils non moins recommandables (Service de presse, Plon, 1999, et Dans un état critique, La Découverte, 2010), ce choix de chroniques parues entre 1973 et 1989 fera découvrir, aux lecteurs trop distraits ou trop jeunes, un des grands critiques littéraires de la fin du XXe siècle. Entré à L’Express en 1972, élu à l’Académie française en 2001, Rinaldi est aussi romancier. Mais ce sont sans doute ses critiques qui le rendront immortel.

Malgré leur érudition brassant les classiques et les siècles avec l’aisance d’un chef préparant une simple omelette, ces cinquante-huit chroniques ont l’air d’avoir été confectionnées par un petit garçon espiègle, gourmand de littérature et d’originalité, qui se meut dans les cuisines des lettres françaises comme s’il y avait grandi. Rinaldi a le goût du beau style, du tragique et des grandes émotions. Découvreur de Fritz Zorn et d’Edmund White, grand défenseur de Gombrowicz (avec Maurice Nadeau et Dominique de Roux), il admire aussi Jouhandeau, Cioran, Char, Michaux, Beckett, Sarraute, Vialatte, Paulhan et Supervielle. Rien ne l’exaspère autant que les romans sans cœur et sans tempérament, produits à la chaîne pour complaire à la demande du jour.

Angelo Rinaldi | Les Roses et les épines. Chroniques littéraires
« Composition », Albert Gleizes (1922) (détail) © CC0/WikiCommons

À une époque – qui est encore la nôtre, hélas, comme peut en témoigner Pierre Jourde – indulgente avec la paresse, le toc et la bêtise, Rinaldi, réputé pour sa dent dure, ne montre aucune patience pour les tâcherons conformistes et les vieilles gloires surcotées, qu’il assassine à coup de jugements sans appel. Les nouvelles de Fitzgerald ? « Une cavalcade de marionnettes et de platitudes. » Artaud ? « Quatorze volumes. Mais, au creux de la main, quelques diamants seulement, mêlés à beaucoup de cendres. » Robbe-Grillet ? Une « “gagneuse” douée », qui « fit le trottoir des lettres sous la protection d’universitaires friands de théorie et de quelques pigistes ». Aragon ? « Souvent intéressant par bribes, toujours discutable dans la totalité d’un livre, rarement convaincant et jamais original. » Rinaldi ne rechigne pas à lâcher aussi, çà et là, quelques aphorismes – par exemple : « Aucun artiste n’est jamais entièrement admirable. » On peut regretter qu’il cède parfois un peu trop à la digression impressionniste. Mais comment bouder une compagnie si spirituelle et chaleureuse ?

Ce recueil présente également l’intérêt d’être ponctué d’extraits d’un entretien paru dans Lire et de s’ouvrir sur un article passionnant, où Rinaldi confie ses tourments de critique littéraire : la « difficulté à trouver l’oiseau rare dans la volière où pépient les vanités », le risque de déplaire, car les créateurs sont des créatures sensibles, ou encore le choix cornélien entre l’éloge de cet oiseau rare et le devoir de démasquer les dindons qu’on prend à tort pour des aigles royaux. « Doit-on parler en priorité de ce qu’on aime, et qui par son originalité risque parfois de passer inaperçu, ou bien doit-on étriller ce que l’on déteste, afin qu’il y ait un peu moins de dupes ? La morale ne commande-t-elle pas de prévenir l’amateur qu’on le trompe ? Mais crier toujours à la supercherie, n’est-ce pas monotone ? Et à quoi cela sert-il, puisque toutes les époques se sont trompées sur leur compte – toutes, sans exception. » Et de conclure, d’une formule à nouveau sans appel : « Par le passé, Sainte-Beuve, Taine, Brunetière, Anatole France, Gide – qui a raté Proust mais a encensé le médiocre Simenon –, qu’ont-ils fait sinon proférer des bêtises sur leurs contemporains ? » Voilà qui devrait rassurer les critiques redoutant le jugement de la postérité ! Ils ne seront pas en si mauvaise compagnie.

En 1980, comme Rinaldi le constatait déjà dans Service de presse, on comptait en France environ 10 000 personnes suivant de près la littérature, et lisant les critiques en quête du prochain Flaubert et non de quelque chose à dire pendant le prochain dîner entre amis. 10 000, c’était le chiffre des abonnés à la NRF avant-guerre, et plus tard celui des lecteurs de Julien Gracq, que Rinaldi admire. 10 000, c’est aujourd’hui, peu ou prou, le nombre d’abonnés à la lettre d’information d’En attendant Nadeau, digne héritier de l’esprit rinaldien, à cette différence près que tout un chacun peut nous lire sur un téléphone et presque partout sur Terre. Longue vie à cet esprit.