Le pas de l’équilibriste

Dans Voyage voyage de Victor Pouchet, Orso et Marie, accablés par un malheur imprévu, laissent tomber l’existence qu’ils menaient et prennent la route. Au fil d’un périple à travers la France, ils visitent de bizarres petits musées, passent la nuit dans des hôtels étoilés ou non, tombent en panne, refont connaissance avec un oncle perdu de vue… À la fin, ils rentrent à la maison, leur chagrin, on le suppose, un brin apaisé.

Victor Pouchet | Voyage voyage. Gallimard, 208 p., 20 €

Déjà dans quatre autres romans et romans-poèmes (Pourquoi les oiseaux meurent, L’option légère…), Victor Pouchet choisissait la fantaisie ; il poursuit ici dans la même veine. Le sujet de Voyage voyage – un couple qui s’aime, une grossesse qui n’aboutit pas, le désespoir qui s’ensuit et la virée automobile qui doit distraire de celui-ci – était à risque, car guetté à chaque instant par la banalité ou la niaiserie sentimentale. Mais Pouchet a le pas de l’équilibriste et le geste du jongleur : il ne tombe pas de son fil, il rattrape presque toutes ses balles.

Voici donc des amants malheureux, traversant des paysages dénués de grandeur, visitant des lieux sans lustre, vivant des aventures modestes, rencontrant des personnes aux vies « peu éligibles au commentaire »… et c’est charmant. Adjectif redoutable certes, mais qui décrit bien cet esprit de non-sérieux avec lequel le livre décide d’aborder les moments graves, enjoués ou banals dont la vie est tissée.

Ainsi donc, imprévu, endeuillé, amusé, Voyage voyage possède un côté Tristan Derème (le Derème de Patachou, petit garçon comme des poèmes) tant il semble correspondre à la définition que le poète tentait de donner de la fantaisie : « une manière de douce indépendance et parfois comme un air mélancolique que voile un sourire ambigu ». Bref, le roman fait preuve de tout le contraire de « la sagesse expérimentée et surplombante » qu’incarne malicieusement et fugitivement un de ses personnages, histoire de faire comprendre à son lecteur, au cas où il ne l’aurait pas saisi, qu’être sérieux en ne l’étant pas est un art essentiel, aussi bien littéraire que moral. Une des manières de s’y adonner est bien sûr d’être ex-centré, de se laisser aller au caprice, d’avoir le goût de l’aléatoire.

Victor Pouchet, Voyage voyage
Sur la route (Bourgogne) © D.R.

Alors, pour Orso et Marie, tout va en zigzag : affligés un jour, gais un autre (mais affectueux toujours), partis pour la Moselle puis se retrouvant à Saint-Tropez en étant passés par Lourdes, visitant le musée de la Mine de Neufchef, celui du Poids à Mécringes, celui de Cire de Lourdes, de la Gendarmerie et du Cinéma à St. Trop’… Le monde mental et « réel » dont ils font l’expérience ne souffre pas qu’on lui impose stabilité, ou raison, et est rempli d’étonnantes et minuscules surprises. Les objets, enseignes, noms de pays, etc. qu’Orso et Marie voient sur la route ou dans les boutiques participent à un effet général de désarçonnement en oscillant du poétique au kitch. Quant aux personnes rencontrées, elles sont, pour ainsi dire, à l’avenant, et paraissent tirées d’un répertoire de contes un peu inquiétants, ou le plus souvent réconfortants : une hôtelière morbide et bavarde, un dépanneur sympathique, un guide de musée férocement pédagogue, un oncle Deus ex machina, des colombophiles passionnés… De cette manière, « le monde extérieur s’immisc[e] de partout et réclam[e] l’[….] attention [des deux héros] », installant une gaieté qui n’est bien sûr qu’une tristesse refusée.

Marie et surtout Orso ont en effet une âme prompte à passer de la tristesse à la gaieté, vive et qui serait violente si elle ne s’était promis de garder la mesure, de n’être dupe d’elle-même qu’un peu et d’éluder l’excès par l’ironie. Elle joue avec la réalité, elle y choisit toujours ce qui semble déplacer d’un cran ses sentiments et ses idées. Elle se place donc sans cesse entre méditation et badinage.

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Voilà qui est intéressant, surtout si l’on songe que le renoncement à l’écriture sérieuse du livre s’inscrit contre certaines tendances contemporaines, celle des écrivains-tripiers (ceux qui mettent leurs tripes sur la table), des écrivains-enquêteurs (ceux qui disent une chose et y adhérent), des écrivains pré ou post-apocalyptiques (ceux qui, etc.)… Chez Pouchet, l’heure n’est pas aux grands airs, aux trémolos, aux certitudes, à la fin des temps, mais résolument au ludisme, art difficile.

Celui-ci a ses situations propres reposant sur la surprise, le décalage, l’absurde, etc., mais il a aussi ses instruments langagiers et rhétoriques : boutades, accumulations descriptives cocasses, rapprochements inattendus, orthographes de fantaisie, changements de catégorie grammaticale des mots… Tous sont utilisés avec grâce dans Voyage voyage, et « Woputain » (comme dit le texte), quelle chouette gymnastique et quels agréables étirements ne font-ils pas faire à la langue !

Tristan Derème, encore lui, formulait en vers le conseil suivant (à son amoureuse mais surtout à sa Muse) : « Mouche, ne chaussons pas le tragique cothurne / et n’ayons ni front noir, ni visage nocturne ». Pouchet, le front clair et le visage diapré, enfile pour Voyage voyage ses jolis chaussons d’acrobate et suit l’avis à la lettre.