Pour celles et ceux qui viennent

Anthropologue embarquée dans le mouvement climat, « lutte sur laquelle se cassent toutes les autres », Laurence Marty raconte des expériences de vies et de militance à l’orée de l’année charnière 2015. En s’interrogeant sur l’objet politique adapté à l’action, la chercheuse rassemble des histoires « de joies et de résistances ».

Laurence Marty | Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique. Les Empêcheurs de penser en rond, 400 p., 22 €

À l’heure où paraissaient les premières études sur l’écoanxiété, les activistes du climat étaient aux prises avec un désespoir déjà ancien. Laurence Marty, anthropologue et militante, a enquêté sur ce sentiment à l’orée de 2015. Une année charnière où la COP 21, expérience de formation ayant vu naître une génération de militants et s’étant conclue par l’accord de Paris le 12 décembre, a suivi de près les attentats du 13 novembre contre le Bataclan et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. « En France, la place accordée à l’enjeu climatique est restée résiduelle jusqu’à la COP 21 », explique la chercheuse ; même à Notre-Dame-des-Landes, haut lieu de militance et d’invention d’autres modes de vie. Sauf que toutes les luttes « se cassent sur le réchauffement climatique », souligne-t-elle. Revenir sur ces expériences, dix ans plus tard, consiste à regarder dans le rétroviseur pour éclairer, peut-être, le présent, pour s’interroger en tout cas sur la naissance du mouvement climat au sein du combat pour la justice climatique, et se demander ce qui fait ce mouvement, ce qui l’anime, et ce qu’il devient.

Signe ou symptôme, Apprendre et lutter au bord du monde démarre par un rituel d’expression du désespoir dans un camp climat situé dans les Pyrénées catalanes. Cet abattement devant la détérioration de l’environnement est inhérent au mouvement climat : il augmente nécessairement à chaque degré perdu sur l’échelle du réchauffement global. Mais comment vivre avec ? Et comment lutter avec ? La question est au cœur de cet essai volumineux où la chercheuse raconte ses explorations de l’intérieur pour en tirer des « savoirs vivants ».

Laurence Marty, Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique
I don’t believe in global warming (UK, 2009) © CC-BY-2.0/Udo Schuldt/WikiCommons

Laurence Marty présente en effet son livre, somme de recherches in situ, comme une « archive située » où des « collectifs ethnographiés » sont « narrés » dans la perspective de leur engagement politique. Et de son engagement à elle, puisqu’elle a été « prise par le mouvement climat » dans « l’effervescence du sprint final vers la COP 21 ». Son point de vue « embarqué » fait la spécificité de cet ouvrage « à la première personne du singulier et du pluriel », qui fut d’abord une thèse. C’est aussi une invitation, espère-t-elle, qui passe par le récit de cinq « expériences » : l’Aubépine, lieu de vie collective et agricole dans le Morbihan ; la COP 21 en Ile-de-France ; le Toxic Tour Detox 93 à l’hiver 2014-2015 ; les Jeunes pour la justice environnementale à l’hiver 2015-2016 ; et la dernière auprès des féministes pour la justice climatique au printemps 2016. Entre les récits, des « ateliers », présentés un peu à la manière des livres dont vous êtes le héros, analysent un élément particulier, comme l’écologie des mouvements sociaux, le racisme structurel dans les mouvements ou la question de la diversité.

Pour celles et ceux qui connaissent les mouvements climats et leurs dynamiques, Laurence Marty offre de (re)partager des expériences, (re)confronter des idées et des positionnements, moins pour jauger l’efficacité de telle action, précise-t-elle, que pour raconter des histoires « de joies et de résistances ». Comme si, à l’ombre du désespoir, ce qui comptait n’était pas tant d’atteindre des objectifs que de construire lors des luttes collectives pour « recréer du possible ».

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Pour celles et ceux qui connaissent les mouvements climats de moins près mais s’y intéressent, ce livre est l’occasion, par exemple, de comprendre comment les habitants de l’Aubépine se sentent déchirés entre l’expérimentation et l’urgence d’agir. « Est-ce que cela suffit alors de déplier d’autres mondes et d’autres futurs seulement ici ? », résume la chercheuse qui confie plus loin qu’ils lui ont montré « l’importance du temps et comme il les tiraille ». Elle évoque à cet endroit les travaux de Bruno Villalba dans L’écologie politique, face au délai à et à la concertation démocratique et de Luc Sémal dans Face à l’effondrement. Aux risques psychologiques, Laurence Marty oppose un livre présenté comme le « Xanax des activistes du climat », Hope in the Dark de Rebecca Solnit, qui porte justement sur l’espoir dans les mouvements contestataires.

« Comment soutenir une écologie saine dans un mouvement social ? » est le thème d’un autre camp, « Sustaining Resistance Empowering Renewal », auquel Laurence Marty participe. Elle évoque aussi des temps de formation, comme celui avec Ende Gelände, groupe anti-nucléaire allemand, au cours duquel elle expose un cas pratique autour du processus de décision : par consensus ou spokes council (conseil de porte-parole) ? « Vous êtes nassé.es depuis 45 minutes et la police annonce que vous allez être libéré.es un.e par un.e si tout le monde accepte un contrôle d’identité à la sortie. Que décide votre groupe affinitaire ? »

Laurence Marty, Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique
Des militants de Ende Gelände, mouvement de désobéissance civile, lors d’une action contre une mine de charbon (2020) © CC BY-SA 4.0/Rikuti/WikiCommons

Autre chapitre important, celui sur les féministes pour la justice climatique en 2016. Ce groupe fut d’abord un compte Facebook et un fil Twitter créés pour répondre à la marginalisation des femmes au sein des organisations, et mettre en évidence que celles-ci, notamment indigènes, des pays du Sud, et des quartiers populaires, sont les plus exposées aux dérèglements climatiques.

Mise en abyme passionnante, mais trop touffu par endroits, replongeant dans des méandres d’organisation qui intéresseront surtout les protagonistes, ayant renoncé à gommer des répétitions qui paraissent hésiter entre oublis et effets prosodiques, cet essai pèche aussi par où il se distingue. Son parti pris initial l’empêche de personnaliser membres du mouvement et narratrice, faisant parfois regretter l’authenticité d’un témoignage direct.

Cependant, la réflexion est riche sur l’action non institutionnelle, loin des organisations politiques et syndicales et portée par l’effervescence autogestionnaire. Surtout, Apprendre et lutter au bord du monde interroge les sources et ressources du combat militant et structure la pensée autour d’un corpus. Ces noms et ces livres cités dans le texte et en note forment une bibliothèque de références qui ancrent les idées et les font rebondir. Elles nourrissent les « humanités écologiques », « champ de recherche de création et d’action pour tenter de répondre aux besoins de savoirs outils histoires que génère le basculement du système Terre ». Un des enjeux étant de « subvertir le grand récit du progrès pour produire du savoir qui puisse être ressource pour celles et ceux qui viennent ». Parmi ces humanités écologiques nées dans les pays anglo-saxons et traduites en français à partir de 2010, Laurence Marty cite des ouvrages comme Le champignon de la fin du monde d’Anna Lowenhaupt Tsing, Vivre avec le trouble de Donna Haraway, Les âmes sauvages de Nasstaja Martin, Direct action de David Gareber, ou Vers des humanités écologiques de Deborah Bird Rose et Lily Robin.

« Quel est le « bon moyen » pour lutter contre le dérèglement du climat ? et quel est le « bon sujet politique » du mouvement ? », répète la chercheuse, consciente que « poussées trop loin, certaines interrogations étouffent et rendent malade ». Son essai sous forme de carnet de bord prend des airs de manuel de survie alors que le désespoir, en dix ans, n’a cessé de croitre. Mais Laurence Marty est en quête de « récits antidotes » et même « contre-sorts », une expression à saisir dans sa portée fantastique et même mystique.


Ingrid Merckx est journaliste, rédactrice en chef de L’École des lettres, chroniqueuse cinéma à la revue Études, pigiste écologie, formatrice au CFPJ.