Fin de partie à Berlin-Est

Ce roman de Jenny Erpenbeck, publié en 2021 en Allemagne, lauréat de l’International Booker Prize en 2024, raconte six années de péripéties amoureuses d’un couple à Berlin-Est, alors que la RDA est au bord de l’effondrement. Ces quatre cents pages où la vie personnelle se mêle étroitement à l’Histoire constituent sans doute un authentique témoignage sur la réunification allemande, vécue depuis « l’Est ». Mais elles permettent aussi à la romancière de poursuivre et d’amplifier sa réflexion sur le temps commencée avec Le bois de Clara.

Jenny Erpenbeck | Kairos. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Gallimard, 430 p., 24 €

Jenny Erpenbeck connaît bien la RDA où elle est née et où elle a grandi. Son roman met donc en scène deux générations de communistes qui lui sont familières : Hans, qui a porté dans son enfance l’uniforme de la Jeunesse hitlérienne, puis a vécu à l’Ouest avant de choisir à dix-huit ans l’Allemagne communiste ; et face à lui, celle avec qui il entame une improbable liaison : Katharina, plus jeune de trente-quatre ans. Née après l’érection du Mur, elle n’a pas le même respect du pouvoir que la génération de Hans qui a contribué à l’édifier, et qui vit douloureusement son agonie. Quelle perspective d’épanouissement peut avoir l’amour qui naît entre ces deux êtres comme une évidence mais contre toute raison ? Les hauts et les bas de leur relation trouvent leur écho dans les choix et les errements d’un pays qui, finalement, envisage trop tard les réformes pour ne pas être avalé par sa sœur rivale.

Les êtres que l’autrice décrit ne regardent pas toujours la vérité en face, et ne réagissent pas comme ils le devraient : au niveau politique comme au niveau du couple que forment Hans et Katharina, les bonnes décisions ne sont pas prises au moment propice et on ne compte plus les occasions manquées. L’ouvrage ne saurait donc trouver plus digne patronage que celui de Kairos, ce dieu grec de toutes les opportunités qu’il faut se hâter d’empoigner par une mèche de ses cheveux lorsqu’il passe en courant, sans espoir de retour. Ne pas le faire, par choix ou par inadvertance, revient à abandonner toute chance de réussite.

Lorsque le livre commence, on est déjà à l’heure des bilans. La RDA n’est plus, Hans est mort, et, revenant à Berlin, Katharina qui s’est entre-temps mariée découvre deux cartons contenant ce qu’il avait conservé de leur relation commencée lorsqu’elle n’avait que dix-neuf ans. Il ne lui reste qu’à ressortir d’une valise oubliée les souvenirs qu’elle a accumulés de son côté pour se transformer en archéologue de sa propre vie, et fouiller du même coup les vestiges d’une RDA vouée au sort des civilisations englouties : elle et Hans désormais « dialoguent avec le temps », et le roman peut voir le jour.

Mais la plongée dans le passé va plus loin, jusqu’aux crimes de l’époque nazie et même au-delà : dans l’Allemagne de Hans et de Katharina revient souvent l’impression de marcher sur des cadavres. Les artistes et écrivains allemands sont nombreux à avoir, et depuis fort longtemps, sublimé dans leur création ce sentiment que les horreurs du XXe siècle n’ont fait qu’exacerber. Paul Celan ne disait-il pas que la mort est « un maître venu d’Allemagne » ? La proximité de la vie et de la mort constitue ainsi le leitmotiv d’un roman où « les morts qui gisent sous terre ne dorment pas, ils attendent ». Et c’est donc (presque) tout naturellement que la première nuit du couple se passe sur fond du Requiem de Mozart… choix musical pour le moins surprenant !

Jenny Erpenbeck : Kairos
Quai B de la gare berlinoise de Friedrichstrasse (novembre 1989) © (CC BY-SA 3.0/Frits Wiarda/WikiCommons

L’inventaire des deux cartons que Katharina découvre occupe deux fois deux cents pages, séparées par un très bref intermezzo et suivies d’un court épilogue. Chacune des deux parties comporte une trentaine de chapitres, dans lesquels les voix de Katharina et de Hans se mêlent à d’autres voix. Entre dialogues et prose variée, jouant sur la durée et teintée parfois d’une coloration poétique, l’écriture de Jenny Erpenbeck se coule sans peine dans le français de la traductrice, Rose Labourie. On y perçoit la densité d’un temps qui, loin de passer comme on le croit, se contracte ou se dilate lors d’instants privilégiés comme celui de la rencontre entre Katharina et Hans – qui en ont pourtant chacun une perception bien différente, moment unique pour l’un, tournant définitif pour l’autre : « Rien ne sera plus jamais comme aujourd’hui, pense Hans. Désormais, il en ira toujours ainsi, pense Katharina. » Tous deux s’accordent cependant à revenir dès qu’ils le peuvent sur les lieux de leur coup de foudre, marchant dans leurs propres pas pour perpétuer l’événement et le fêter à l’envi, comme si leur différence d’âge ne comptait pas, comme si leur bonheur pouvait s’extraire de la réalité et leur amour trouver sa vérité dans un passé qui durerait toujours, ou se reproduirait à l’infini : « Plutôt que de penser à l’avenir, dit-elle, souviens-toi. »

Jenny Erpenbeck donne donc à son récit un cadre rigoureux et équilibré, inspiré peut-être de formes théâtrales ou musicales qui évoquent, entre autres, sa collaboration passée avec Heiner Müller. Le personnage de Hans, dont l’épaisseur dramatique dépasse de beaucoup la fidélité à son engagement politique, saurait d’ailleurs s’accommoder d’un tel parrainage. Sa « morale » communiste s’accompagne en effet de traits de caractère plus inattendus chez l’homme marié, père de famille, homme de radio et écrivain qu’il incarne. Inconstant, mais en perpétuelle recherche de vérité ; tendre, mais violent ; passionné, mais égoïste et jaloux : à la fois dévoué à celle qu’il aime et capable des pires roueries, Hans perd la sympathie du lecteur au fil du roman. Si sa relation à Katharina a des côtés lumineux, elle en a aussi d’obscurs et de pervers et ce Pygmalion cynique, après avoir initié sa partenaire aux jeux érotiques et sado-masochistes, fait d’elle une proie consentante, convaincue de ne se réaliser elle-même qu’en vivant par lui et pour lui.

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Mais les yeux de Katharina se dessillent progressivement, en même temps que ses études et son travail au théâtre prennent de l’importance, qu’elle rencontre d’autres hommes et femmes. De semi-ruptures en réconciliations, leur relation se dégrade, jusqu’à ce que Katharina recouvre sa liberté, que les doutes concernant leur avenir comme celui du pays s’installent. Hans lui-même n’est pas à l’abri de ces doutes, au terme de sa vie de militant sur laquelle l’épilogue apporte d’ultimes révélations.

Cette lente dérive d’une liaison qui dure pourtant six ans s’opère en même temps que celle du pays où vivent les personnages, et le filage de ces deux lignes, imbriquées plus que parallèles, contribue largement à l’originalité de ce roman situé à l’époque où le rideau de fer se fissurait jusqu’à l’écroulement. On perçoit en arrière-plan le bruit des chars, de Berlin à Tian’anmen en passant par Budapest et par Prague, tandis que les événements annonciateurs de la fin de la RDA s’accumulent. Cet épisode historique a certes déjà été traité dans ce qu’on appelle en Allemagne « Wenderoman », le « roman du tournant », dont il nous est plusieurs fois arrivé de rendre compte dans ces colonnes, et le nom de Jenny Erpenbeck s’ajoute à ceux d’Ingo Schulze, Eugen Ruge, Uwe Tellkamp, Thilo Krause ou Lutz Seiler par exemple. Si tous ont écrit de grands romans sur le sujet, celui-ci les complète en changeant légèrement la perspective. Car en chroniquant une histoire d’amour, l’autrice met l’accent sur les mentalités qui prévalaient à l’époque, sur la vie au jour le jour et l’état d’esprit de la population. « Un jour, il faudrait que quelqu’un écrive un livre sur les gestes du quotidien », déclare Hans : c’est maintenant chose faite, et le lecteur pourra humer l’atmosphère des cafés de Berlin-Est, en parcourir avec Hans et Katharina les rues dont certains noms ne vont pas tarder à changer.

Car la liaison de Katharina et Hans s’inscrit entièrement dans la topographie de Berlin, et si la première page évoque peu ou prou (et non sans ironie) la forme du récitatif, le bus, la rencontre sur l’Alexanderplatz, l’orage qui survient, le pont de la S-Bahn, sont autant de détails prosaïques dont la métamorphose littéraire touche au tragique, poussant les héros vers le piège d’un inéluctable enchaînement : « Ce fut tout. Les choses s’étaient faites comme elles devaient se faire. Ce 11 juillet 1986. »

Kairos est certes un roman sur la RDA, mais il est plus que cela. La capitale de ce pays rayé de la carte politique, sinon géographique, était traversée par une frontière que Wolf Biermann compara jadis à la Grande Muraille de Chine. Mais s’il y avait bien deux Berlin, les deux côtés du Mur n’hébergeaient-ils pas les mêmes Berlinois ? La terrible barrière, responsable d’une schizophrénie qu’évoquait par exemple dès 1982 Peter Schneider dans Le sauteur de mur, permet ici à l’autrice de revenir sur les thèmes qu’elle a explorés dès son premier roman, et de figurer un espace et un temps qui échappent à toute autre représentation que celle permise par l’art et la littérature.

La gare berlinoise de Friedrichstrasse, un des hauts lieux de la guerre froide, devient ainsi, plus qu’une simple frontière, un espace emblématique où deux mondes déconnectés l’un de l’autre, mais existant simultanément, ne se rencontrent jamais. « Ces lieux gris ont-ils le pouvoir de faire coexister deux présents différents, deux temps différents, deux quotidiens, l’un étant caché en-dessous de l’autre ? » La question va sans doute bien au-delà des contingences politiques.