Heiner Müller aujourd’hui

À l’occasion de la sortie en français des conversations du dramaturge est-allemand Heiner Müller, menées entre les années 1975 et 1995 avec des collègues, des amis, universitaires, philosophes et hommes de théâtre, En attendant Nadeau s’est posé la question de l’actualité de ces textes dans l’Europe d’aujourd’hui. Nous publions en exclusivité un texte inédit en français d’Alexander Kluge sur Müller ; et nous avons interrogé l’un des traducteurs de ses pièces et de ses entretiens, Jean-Pierre Morel.


Heiner Müller, Conversations 1975-1995. Édition de Jean Jourdheuil, traductions de Jean-Louis Besson, Jean Jourdheuil et Jean-Pierre Morel. Minuit, 365 p., 29 €


L’édition par Jean Jourdheuil (l’un des principaux passeurs de Heiner Müller en France) de ce recueil de conversations est extrêmement soignée. Chacun des entretiens (traduits par Jean-Louis Besson, Jean Jourdheuil et Jean-Pierre Morel) est précédé d’une longue explication de son contexte, présentant des données historiques, politiques et intellectuelles. Le lecteur est ainsi plongé dans l’histoire de la RDA jusqu’à la réunification de l’Allemagne. Pour le dramaturge qui avait fait le choix de rester en RDA après l’arrivée des communistes au pouvoir et qui avait pourtant été censuré par le régime dès les années 1960, la période couverte par ce livre est celle où son œuvre, célébrée en Allemagne de l’Ouest et en France, commence à résonner fortement dans son propre pays. Il peut désormais monter ses pièces et être reconnu comme un écrivain majeur. Lorsqu’il s’adresse à la foule rassemblée sur l’Alexanderplatz, le 4 novembre 1989, c’est en intellectuel respecté autant pour son œuvre que pour sa vigilance politique.

Si cette histoire est en grande partie fondatrice du monde d’aujourd’hui, et si les pièces de Heiner Müller, de Hamlet-machine à Quartett, continuent à être jouées partout, on peut néanmoins s’interroger sur l’actualité de ces conversations dans l’Europe actuelle, a fortiori pour le lecteur français.

Entretien avec Jean-Pierre Morel

Vous avez traduit l’un des longs entretiens de ces Conversations avec Heiner Müller. Vous êtes par ailleurs l’auteur d’un livre sur lui, L’hydre et l’ascenseur (Circé, 1996) et l’un de ses traducteurs français. Vous avez beaucoup contribué à le faire découvrir en France depuis les années 1980, aux côtés de Jean Jourdheuil. Qu’est-ce qui vous a tant retenu dans cette œuvre que vous lui ayez consacré une grande partie de votre tâche et de votre temps ?

Jean-Pierre Morel : Je crois que c’est d’abord – au contact du premier volume, très bref, de ses textes, que Jean Jourdheuil m’avait envoyé à sa sortie, en 1979, et que j’ai peu de temps après chroniqué pour La Quinzaine littéraire (n° 297) – la sensation presque physique, proche d’une commotion, d’avoir rencontré un écrivain : « un ton non interchangeable », comme Heiner Müller le dit de Brecht dans ce volume. Des textes courts, denses, elliptiques, aux fils d’action enchevêtrés et coupés de répétitions ou de citations, sautant volontiers d’un niveau de réalité à un autre, qui donnaient accès à des expériences, individuelles ou collectives, amères ou cruelles, dans une ambiance de mauvais rêve, inséparable de la présence lancinante de la guerre au premier plan ou en fond de tableau. Avec des personnages dont l’individualité paraissait en voie d’effacement. Cette impression ressortait aussi bien des récits que des pièces (dépourvues de tous leurs signes extérieurs traditionnels) ; les deux n’étaient d’ailleurs pas réunis par hasard : il y a chez Müller une interaction créatrice du narratif et du dramatique (ou de ce qu’il en reste), comme chez Brecht entre les pièces et les poèmes. Les deux pièces, Mauser et Hamlet-Machine, Jourdheuil allait au même moment les mettre en scène à Saint-Denis ; c’est là que j’ai pu voir Müller et parler avec lui pour la première fois.

On savait alors peu de choses de lui ; il avait pourtant commencé d’être joué en RDA vingt ans auparavant. J’avais retenu que, presque à ses débuts, peu après la construction du mur de Berlin (1961), une de ses pièces avait été interdite et qu’on l’avait mis au ban de la vie artistique et littéraire de Berlin-Est pendant plus de dix ans ; plusieurs de ses textes étaient encore interdits au moment où Paris le découvrait. Il était tentant, surtout si l’on adhérait comme moi au courant de pensée antitotalitaire, de lui prêter la même écoute qu’aux dissidents soviétiques, alors très célèbres, aux opposants polonais, à Milan Kundera et à d’autres exilés dont l’œuvre commençait à faire parler d’elle, comme Danilo Kiš : j’ai découvert la même année, et chroniqué dans La Quinzaine, Heiner Müller et Un tombeau pour Boris Davidovitch (n° 317). Cette vue était pourtant biaisée et je l’ai corrigée par la suite, même si je reste persuadé que Müller a été réprimé en RDA parce qu’il restaurait sur la scène un sens de la division et du conflit – et plus encore, peut-être, de l’altérité et du discord (j’emploie à dessein des termes empruntés à Claude Lefort) qui troublaient et révoltaient les autorités. Qu’il ait pu aussi semer le trouble et l’inquiétude dans les démocraties occidentales, notamment à cause de la place qu’il donnait au tiers-monde, on allait s’en apercevoir en découvrant le reste de son œuvre.

Fallait-il alors voir en Müller l’héritier d’une histoire antérieure ?

J’étais sensible à cette tentation à cause de la thèse que j’écrivais alors sur les organisations d’écrivains révolutionnaires qui, dans les années 1920, avaient préludé à l’étatisation de la vie littéraire et artistique de l’URSS [Le roman insupportable, Gallimard, 1985, ndlr]. Il se trouve que Müller connaissait cette histoire à fond ; il en était nourri ; il citait Babel et Maïakovski, il avait écrit des pièces à partir de textes de Gladkov et de Cholokhov et, plus encore, du côté allemand, à partir d’Anna Seghers et de Bertolt Brecht. Ses conflits avec les autorités le rattachaient aux écrivains procommunistes ou aux penseurs marxistes particulièrement remuants des années 1920-1930. Comme Brecht en son temps, il bravait les « ennemis de la production », mandatés par le parti pour empêcher la littérature d’être une expérience. Parfois d’ailleurs, ils étaient restés les mêmes : Alfred Kurella, personnalité influente et ambiguë de la IIIe Internationale, avait en 1930, sous la République de Weimar, éreinté La décision, la plus célèbre des « pièces pour apprendre » (Lehrstücke) de Brecht. Trente ans après, il siégeait à l’assemblée chargée d’exclure Müller de l’Union des écrivains de la RDA et reprochait à celui-ci d’écrire de façon « cynique ». Et l’on pouvait multiplier les parallèles : Müller ne séparait pas la littérature de la peinture, du cinéma ou de la musique de son temps comme l’avaient fait Bloch, Eisler et Brecht face à Lukács. Faulkner (on le saura plus tard) l’avait inspiré comme Joyce avait inspiré Eisenstein.

Pourtant, ces repères risquaient d’être aussi des obstacles. Müller ne faisait pas que prolonger une période antérieure. Il suffisait de voir la façon dont il avait, dans Mauser (1970), réécrit La décision de Brecht. Pour analyser l’exécution d’un jeune révolutionnaire par ses camarades de clandestinité, Brecht reconstitue précisément le cours des choses, confronte scène après scène, à travers ses personnages, des stratégies différentes mais toujours explicites ; Müller prend un militant chargé d’emblée de tuer à la chaîne pour la révolution et le jette comme une toupie dans le tourbillon de la répression et dépourvu de véritable interlocuteur. L’image de la révolution, réduite à son « noyau de peur », en est profondément altérée mais aussi celle du théâtre qui l’avait portée jusque-là. En place de dialogue, une parole revenant inlassablement sur elle-même, suffoquée, au bord du délire. En guise d’action dramatique, un piétinement, rompu par le bond final dans le suicide. Et un spectateur « submergé », au lieu d’être engagé à prendre ses distances. « C’était un texte, et pour ce texte il n’y avait rien dans mon imagination ni espace, ni scène, ni comédiens, rien. C’était écrit comme dans une zone sourde », dit Müller.

C’est cette « zone sourde » que j’ai tenté d’explorer ensuite à la faveur de plusieurs coups de chance : Jourdheuil m’a demandé de participer (parfois dans l’urgence) à la traduction de l’œuvre en cours ; j’ai pu, du coup, prendre part à la préparation de plusieurs spectacles ; parler avec beaucoup de comédiens et de metteurs en scène ; et rencontrer en Allemagne une grande part des personnages marquants de l’histoire personnelle de Müller. Tout cela a indéniablement changé mon rapport, au départ universitaire, avec la mémoire littéraire du communisme.

Heiner Müller, Conversations 1975-1995

Heiner Müller © D. R.

Quel est l’apport de ces entretiens à la connaissance de son œuvre ?

Disons d’abord qu’ils ne sont pas des à-côtés de l’œuvre, mais l’un des trois principaux théâtres d’opérations de Müller, avec l’écriture et la mise en scène : c’est là qu’il peut s’expliquer (y compris avec lui-même), se situer, penser ce qu’il fait.

Jourdheuil a opéré un tri rigoureux des interlocuteurs : il a retenu des metteurs en scène de théâtre, allemands pour la plupart, de l’Est (Ruth Berghaus) ou de l’Ouest (Horst Laube) qui ont connu l’œuvre de Müller dès les années 1960 et aidé à sa diffusion dans les deux Allemagnes et aux États-Unis ; des praticiens d’autres arts (le cinéaste Harun Farocki) ; des intellectuels et des universitaires de RDA, philosophes (Wolfgang Heise), critiques dramatiques (Martin Linzer), historiens de l’art, de la littérature ou du théâtre qui ont suivi, soutenu et analysé sa production de longue date. Autant de personnalités différentes mais avec lesquelles Müller peut s’expliquer sur le fond en étant sût d’être compris et en n’ayant pas peur de se répéter : chaque retour d’un thème ou d’une formule s’accompagne d’un éclairage nouveau.

De plus, le recueil est découpé en trois étapes distinctes, trois temps forts dans un parcours d’auto-élucidation, qui permettent de serrer au plus près la façon dont il réfléchit à son écriture, à la mise en scène de ses propres textes et au théâtre des années 1970 et 1980, qui a sans doute été plus riche d’invention scénique, notamment avec Bob Wilson, que d’écriture dramatique. Ainsi, entre 1976 et 1981, de retour d’un long séjour aux États-Unis et alors qu’il commence à être régulièrement joué à l’Ouest (qui l’a découvert en 1968), Müller réévalue l’héritage de Brecht, s’écartant du même coup de l’esthétique officielle de la RDA et de ses « héros positifs ». Il reste fidèle à l’idéal brechtien d’une société où la séparation entre la scène et la salle serait supprimée. Mais il ne croit nullement qu’on puisse s’y préparer, comme le veut alors une théorie en vogue, par la déprofessionnalisation de l’acteur et l’abolition de l’auteur. Il continue d’écrire pour le théâtre, « activité absolument irresponsable », dit-il, mais contrebalancée par les contraintes qu’il doit assumer quand il met en scène.

La deuxième partie couvre les trois dernières années d’existence de la RDA ; Müller choisit sa première pièce, L’homme qui casse les salaires, pour la monter lui-même en 1988, puis met en scène sa traduction d’Hamlet, dans l’effervescence de l’automne 1989, pratiquement à la veille de la chute du Mur. Le corps prend une place importance dans sa réflexion : au théâtre, c’est à travers lui que passent « le temps comme accélération et ralentissement » et « l’espace comme extension et contraction ». Idéalement, la scène est désormais un espace que l’acteur invente, par son propre mouvement, et non plus un lieu prédéterminé où il prend simplement place. Pour y parvenir, il doit aussi se détacher progressivement des indications concernant les personnages et les situations. Pour autant, cet espace de jeu n’est pas abstrait. Müller met en circulation une formule qu’il emprunte à un décorateur avec lequel il a travaillé : « le théâtre est quelque chose entre angoisse et géométrie », celles-ci étant inséparables, même si leur visibilité respective varie selon les mises en scène. La même idée se retrouve dans la critique de la scène à l’italienne : celle-ci donne au corps un rôle trop restreint et fait la part trop belle au spectacle, aux images illustratives et décoratives.

La dernière étape va de 1989 à 1996, date de sa mort : jouissant d’une renommée qui dépasse de beaucoup la seule Allemagne, accablé de responsabilités, notamment pour sauver certaines institutions héritées de l’ancienne RDA (le Berliner Ensemble, l’Académie prussienne des Arts), montant plus d’anciennes pièces qu’il n’en écrit de neuves, Müller ébauche une rétrospective de son œuvre, jamais formulée, mais dont on peut ressaisir le tracé. La dimension politique reste chez lui constante. Au début, jusqu’en 1965, elle passe encore par la forme dramatique. Par la suite, Müller s’ingénie à assouplir et même à affaiblir celle-ci par l’invention de procédés divers : « inserts » narratifs coupant le dialogue, collisions entre époques, renversements successifs de la répartition des rôles, composition sérielle. Enfin, certains de ses derniers textes (par exemple le triptyque Matériau-Médée ou Paysage sous surveillance) ne laissent plus subsister que des vestiges de drame ; soustraits pour l’essentiel aux situations, aux personnages et à l’écriture dialoguée, ils s’orientent vers la recherche de nouvelles « relations  entre les gens » et la prise en compte des « paysages » dont Müller a découvert le poids aux États-Unis ; elle s’annonçait déjà avec le gonflement insolite des dialogues de La mission et de Quartett, qui évoquent un peu le Mississippi en crue chez Faulkner. Par là, Müller ne devient pas « post-moderne » ou « post-dramatique », comme si son théâtre passait, par évolution ou par bond, d’un état déterminé de l’art à un autre : il mène plutôt des « expéditions » ou des opérations de « guérilla » aux confins de l’univers ou de l’âge du drame ; l’ancien et le nouveau y restent indiscernables pour un temps encore.

L’histoire que racontent ces conversations est-elle d’actualité dans l’Europe d’aujourd’hui ? Qu’apporte-t-elle aux lecteurs français, en particulier les jeunes ? Comment peut-elle les accompagner ?

La jeunesse est présente dans ce volume : un groupe de jeunes metteurs en scène et dramaturges français interroge Müller à Berlin, trois ans après la chute du Mur, sur son rapport à l’histoire allemande du XXe siècle ; et le dernier entretien a été fait, un mois avant sa mort, avec une étudiante en arts du spectacle de 28 ans. Müller leur répond autrement qu’aux spécialistes de son œuvre, mais non moins scrupuleusement et toujours sur le fond. Quant aux plus jeunes, je pense à ces groupes de lycéens attentifs que l’on rencontre aujourd’hui à la Colline, aux Amandiers, aux Abbesses, à la Bastille, à Bobigny ou aux Quartiers d’Ivry, ils pourraient au moins découvrir, à travers ce livre, un pays disparu, l’Allemagne de l’Est, dont la population courageuse a réussi, à la faveur d’un changement de cours de la politique soviétique, à pousser vers la sortie la dictature sinistre qu’elle subissait depuis les années 1960 ; un pays qui n’a pas vu pour autant son sort grandement amélioré dans l’Allemagne réunifiée à laquelle il a choisi ensuite de s’intégrer ; un pays qui, tout au long de son existence, a connu une vie littéraire et artistique remarquable, dont Müller est l’un des représentants. On trouvera les noms d’autres grands écrivains de l’époque à la fin du livre, sur une pétition de 1976, qu’il a signée, lui aussi et qui a fait date, contre la déchéance de nationalité dont les dirigeants de la RDA avaient frappé le chanteur protestataire Wolf Biermann. Bon nombre de ces artistes, dont certains ont dû s’expatrier (par exemple le metteur en scène Matthias Langhoff, ami de Müller et très connu en France), n’ont cessé de dialoguer, par-dessus la tête des autorités, avec la société dont ils étaient issus et notamment avec ceux de leurs concitoyens qui étaient réfractaires ou rebelles à l’ordre imposé.

Chez les jeunes dont nous parlons, et si éloignée qu’elle soit, pour bon nombre d’entre eux, de leur expérience directe, la mémoire du communisme vécu par l’autre moitié de l’Europe pendant près d’un demi-siècle peut aider à former les choix politiques de ceux qui commencent à voter ou l’idée qu’ils sont appelés à se faire de l’Union européenne : l’ignorance et la méconnaissance du passé des autres ne sont pas de bon conseil.

Par ailleurs, ces conversations pourraient être une sorte d’ABC du jeune spectateur. Prenons seulement une question à laquelle Müller a beaucoup réfléchi : pourquoi s’ennuie-t-on au théâtre ? Les images qu’on y voit auraient-elles moins d’attrait que celles du cinéma, de la télévision, des jeux vidéo et des réseaux sociaux ? La raison est peut-être ailleurs : chaque fois que, par l’intermédiaire du corps des acteurs, on rend visible sur une scène un texte écrit au préalable, inévitablement  des tensions surgissent (de ce point de vue, les « classiques » des sorties scolaires ont un intérêt : quand on a étudié le texte d’avance, on capte mieux ces tensions et l’on peut ensuite appliquer cette expérience aux textes contemporains). Ces tensions, la mise en scène et le jeu peuvent choisir de les souligner ou, au contraire, de les réduire, voire de les ignorer. C’est cette deuxième attitude qui, selon Müller, provoque l’ennui ; et, avec elle, tout ce qui favorise le spectacle, la pièce bien faite, les formes de pure illustration, la recherche du succès. Mais aussi les tensions factices, en particulier dans des spectacles à visée politique. Pour le dire autrement, et toujours selon lui : quand les choses donnent l’impression de se passer uniquement sur la scène et non pas entre la scène et la salle – ou de se passer comme si la scène dictait d’avance les réactions de la salle, elles sont ennuyeuses.

Reste à savoir que faire de cette séparation fondatrice, si on refuse de l’occulter au profit d’une simple communication du texte au public. Müller la juge provisoire, on l’a vu, et vouée à disparaître dans une société meilleure, où s’établirait enfin « la théâtralisation de la réalité ». Mais en attendant ? Faut-il la souligner de façon insolite et cocasse, à la manière de Beckett ? Ou l’élargir encore davantage, au risque de voir l’auteur et le metteur en scène reculer alors devant ce qu’ils découvrent ? Ainsi de Brecht dans Vie de Galilée : « l’abîme a été ouvert, on peut le voir et alors il le referme. Mais il l’a montré et on l’a vu ». Pour Müller, il faut courir ce risque : « le théâtre doit être dangereux » – et l’on retrouve la question de l’angoisse, et de la façon dont la géométrie, visible ou non, la structure. On voit que, pour les jeunes, les interrogations et les décisions restent ouvertes.

Comment caractériseriez-vous son art de la conversation ?

Le plus souvent, les conversations qu’on connaît de lui visent à le faire réagir à l’actualité politique, en laissant ses textes de côté. Il a eu aussi des contradicteurs – ou d’anciens admirateurs déçus – qui l’avaient lu mais désapprouvaient son écriture ou son évolution. Jourdheuil, qui, en 1983, avait mis en scène à l’Odéon, avec Jean-François Peyret, un de ces entretiens en forme de rixe, très drôle, a choisi de les éviter ici. Du coup, le Müller malicieux, caustique, provocateur, aussi habile à se dérober qu’à mettre les rieurs de son côté, qu’on voyait dans ces entretiens-là, est presque absent de ce recueil. N’y figure pas non plus, même si son ombre se glisse dans le dernier entretien, le Müller, beaucoup plus rare et émouvant, qui analyse, fin 1994, devant Alexander Kluge, son « rendez-vous avec la mort ».

Ici, Müller dialogue le plus souvent sur trois registres simultanés. Il donne d’abord voix à une singularité d’artiste, à une vision à part de la société et de l’histoire, afin d’éveiller l’inquiétude à propos de ce qui peut arriver au théâtre et au monde : relèvent de ce registre les affirmations radicales (« cette civilisation n’a pas d’alternative à Auschwitz », « l’État est naturellement le crime le plus grand », « il n’y a pas de sociétés démocratiques »), les prophéties alarmistes (« Nous verrons certainement réapparaître les combats de gladiateurs dans un avenir pas si lointain ») – mais liées à sa réflexion sur la perte du plaisir au théâtre – et les mises en garde imagées contre une perte de conscience générale : ainsi l’apologue de la grenouille qui se laisse bouillir à feu doux ou la comparaison du texte de théâtre avec un coyote, pour effrayer les acteurs routiniers.

Pourtant, si mémorables que soient ces passages, le catastrophisme n’est pas le trait dominant de sa pensée. Je vois plutôt celui-ci dans l’attention inlassable de Müller – en rapport sans doute avec sa culture marxiste – pour les tensions, les contradictions, les indéterminations, pour tout ce qui, selon l’une de ses formules habituelles, « ne marche pas » ou ne « marche plus ». Pour Müller, on peut s’intéresser à une société comme à une pièce de théâtre : à partir de ses ratés – qui sont aussi des traces de son histoire, qui assurent une part de sa durabilité. Les pires changements sont les plus précipités, ceux que dictent l’idéologie ou la théorie, et Müller s’élève notamment contre la seconde qui, dans la vie théâtrale, consomme trop fréquemment « l’oxygène dont la littérature a besoin pour respirer ». C’est aussi la pensée de la contradiction qui lui inspire ses maximes les plus connues, la plupart forgées dès les années 1970 mais souvent reprises : la littérature comme force de résistance au théâtre ; l’accent à faire porter sur les processus plus que sur les résultats, l’antagonisme de l’impact et du succès.

Un dernier trait remarquable, c’est le talent et la ténacité avec lesquels il débusque, à tous les étages de la vie théâtrale, et parfois sous des formes inattendues, le pouvoir usurpé, l’autorité abusive, l’autosatisfaction et la routine qui freinent les transformations nécessaires. L’administration est la première en cause car, en RDA ou dans l’histoire allemande antérieure, elle a pour objectif principal que « tout reste comme c’est ». Toutefois, Müller vise aussi les acteurs professionnels, qui se comportent en administrateurs, en gestionnaires ou contrôleurs des textes et refusent de mettre leur corps en jeu: « quand le texte ne va pas jusqu’aux pieds ou ne vient pas des pieds, il ne constitue pas une expérience, il n’est que communication ». Le public a également sa part de responsabilité : en RDA, satisfait d’avoir « pris possession » des théâtres, il a retardé les innovations, notamment quand elles heurtaient sa pudibonderie ; et, dans les deux Allemagnes, il est avant tout friand de pièces qui ont du succès, cette « adhésion à court terme ».

L’écrivain de théâtre est donc aux prises avec un « appareil » qui « tend toujours à conserver et à cimenter sa propre structure ». En même temps, il n’est pas extérieur à cette structure, il fait partie, lui aussi, des pouvoirs abusifs. À titre de metteur en scène d’abord, personnage volontiers autoritaire : aussi Müller s’efforce-t-il pour sa part, sur le modèle de Bob Wilson, de ne pas faire comme s’il en savait plus que le spectateur. Mais aussi comme écrivain, car le texte de théâtre a toujours quelque chose d’exclusif et d’élitiste, même quand l’auteur s’efforce de le minimiser : « la littérature est une activité de spécialistes », dit-il, et « la tendance à l’hermétisme est toujours présente, même dans les textes des Lehrstücke de Brecht, même dans mes trucs à moi ». À propos de cet effort, d’avant et d’après 1989, pour affranchir le théâtre de ses pesanteurs, l’un de ses interlocuteurs parle de « démocratisme ». Ce n’est pas le moindre paradoxe de ces conversations : avec toute la défiance qu’il professait envers la démocratie comme régime politique, Müller n’en travaillait pas moins à l’améliorer comme forme de société.

Propos recueillis par Tiphaine Samoyault

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