Comment écrire un crime

Il faut lire Le grand scandale d’Hubert Gonnet (1924-1998), roman expérimental d’un écrivain stupéfiant et oublié. On réalisera la puissance d’une écriture, l’audace d’une forme. On éprouvera surtout notre manière de lire, de plonger dans un texte et de mieux comprendre la place que les faits divers occupent dans la fiction.

Hubert Gonnet | Le grand scandale. Les éditions du Chemin de fer, 496 p., 23 €

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir la place médiatique et morale qu’ont acquis ces dernières années les faits divers. Sorte d’hypertrophie de l’information en continu, espace cathartique d’une violence qui connaît peu d’exutoires, ils figurent quelque chose d’une société qui défait et recompose ses repères. Ils racontent autant des événements violents, disruptifs, qui perturbent le quotidien sûr d’une société très majoritairement pacifiée, que quelque chose d’un fantasme collectif compliqué. Ils procèdent autant d’une identification que d’une expurgation. Si l’on dépasse leur dimension spectaculaire, qu’on les extrait d’un flux d’information, si on les exclut d’une stricte sociologie, ils ordonnent une manière de se représenter ou de nommer ses marges ou ses limites, de recomposer un rapport moral au réel et à la violence. 

On imagine trop souvent qu’ils diraient univoquement quelque chose des enjeux sociaux et politiques, qu’ils seraient des révélateurs et que c’est pourquoi la fiction et les écrivains s’en saisissent. Et on peut dire qu’ils ne s’en privent pas ! Mais c’est un peu court comme idée, car cela limiterait le fait divers à une illustration ou une extrapolation du réel. Alors que c’est bien plus compliqué que cela d’en faire quelque chose dans la fiction, d’incorporer cette matière – souvent cantonnée au journalisme – à un récit complexe. Ce serait peine perdue de faire la liste des livres médiocres, récupérations quelque peu nauséabondes qui envahissent les librairies et qui propagent une littérature simpliste et pour tout dire inutile. 

Pourtant, nombre de romanciers transmuent les faits divers, les interrogent comme matière romanesque, les intègrent à des fictions qui croisent d’autres enjeux, les métabolisent en quelque sorte. Ils sont une cohorte qui va de Truman Capote et Meyer Levin jusqu’à David Grann, Alfred Döblin, James Ellroy ou Norman Mailer. Ils ont inspiré des écrivains majeurs – Zola, Maupassant, Mauriac, Bernanos, Duras… – qui les ont abordés avec une grande diversité de points de vue et dans des visées littéraires et intellectuelles franchement différentes. Le fait divers fait dévier l’histoire, interroge la morale, marque une rupture dans le cours de notre rapport à la réalité et surtout dans la manière dont on la raconte. Car si les faits divers fascinent les écrivains et qu’ils occupent tant de place dans nos univers fictionnels récents, c’est qu’ils interrogent directement les conditions du réel, qu’ils imposent l’affirmation d’un rapport littéraire et narratif aux manifestations du monde. 

Le Grand scandale d'Hubert Gonnet Comment écrire un crime Hugo Pradelle
Christ II © Hugo Pradelle

Et ce n’est pas rien. Car la littérature – en particulier en France – souffre d’une difficulté à se saisir du réel en dehors d’un biais autobiographique, confessionnel ou thématique. Ainsi, faire jouer la fiction avec le document revient à un geste esthétique d’une certaine force. Les écrivains doivent trouver des coins pour exprimer les faits, pour les questionner, les faire travailler avec une intelligibilité discursive. Ils composent alors des récits qui imaginent une distance, une capacité commentative, qui réordonnent la matière documentaire. Et le degré de mise en scène, le jeu de connivence, la mise en abîme, c’est selon, atteint à des proportions diverses. On pense surtout ici au désormais classique L’adversaire d’Emmanuel Carrère, à La petite femelle ou à La serpe, romans fleuves ego-documentaires de Philippe Jaenada, au terrifiant Claustria de Régis Jauffret ou à ses Microfictions, qui, chacun à sa manière, articulent le fait divers avec le travail que lui fait subir le récit littéraire, comme l’apparition d’une image photographique dans un bain de révélateur. Ces écrivains se servent du fait divers pour en faire autre chose, pour interroger la condition même du récit, pour le constituer en éléments narratif, le faisant passer au tamis de la composition romanesque. 

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Geste tout à fait intéressant et stimulant qui, parfois, frappe les imaginaires au plus haut point. Mais si nombre de romanciers ont incorporé le fait divers à un projet plus vaste ou s’en sont servis pour en tirer matière à penser ou à faire penser, rares sont ceux qui l’ont travaillé dans la forme même des textes, qui lui ont offert un dispositif spécifique. C’est le cas du Grand scandale, roman formidablement audacieux et si peu connu d’Hubert Gonnet – écrivain expérimentateur de formes assez génial (publié par Maurice Nadeau !) –, lui-même quasiment oublié, et que le Chemin de fer republie avec courage et lucidité dans une édition de très belle facture. Car ils ont sans doute perçu ce mouvement du temps et y opposent un contre-exemple fulgurant et magistral. Peut-être est-ce cela être éditeur aussi parfois ! Hubert Gonnet publie en 1966 ce roman inspiré de la célèbre affaire du curé d’Uruffe qui avait assassiné une jeune fille qu’il avait mise enceinte et qui avait arraché l’enfant de son ventre pour le défigurer. Un crime que le curé avoue mais qui demeurera toujours inexpliqué, comme engoncé dans un silence infini. Et c’est ce silence que brise le livre d’Hubert Gonnet.

Il remet au centre le pourquoi, le comment du crime, explorant le poids de la faute et l’effroi de la pulsion. Mais jamais dans une stricte univocité psychologique ou une analyse sociologique simpliste. Au contraire, le crime ouvre un espace neuf à la littérature. Son énigme, le creux qu’il provoque dans une certaine histoire, le suspens de la normalité. Et le livre doit inventer une forme plutôt qu’un discours pour tenter – par une sorte d’hypothèse continue – de comprendre, d’analyser, d’évaluer un fait divers effarant et de lui redonner une densité, une complexité que la mythification et l’exemple annulent le plus souvent. Hubert Gonnet propose ainsi une lecture inédite, originale et puissante qui englobe le fait et son appréciation, le réel et le ressenti, le vrai et le faux, en propose – pour chaque lecteur – un équilibre. 

Le Grand scandale d'Hubert Gonnet Comment écrire un crime Hugo Pradelle
Est IV © Hugo Pradelle

Trêve de suspense, Hubert Gonnet propose deux livres en un, deux récits distincts qui doivent se combiner. L’un sur la page de gauche, l’autre sur la page de droite, distribués d’une manière tantôt simultanée, tantôt décalée. Il l’explique avec une grande clarté : « Ce manuscrit se lit sur deux volets différents, mélodie et accompagnement – ou si l’on préfère, côté externe et côté interne, avec parfois des interférences, une sorte de contrepoint ». Ajoutant que « le lecteur doit donc lire simultanément les deux textes qui se suivent verso-verso et recto-recto pour avoir l’intelligence complète du texte ». C’est une proposition qui, au premier abord, toujours trop léger, pourrait apparaître comme un truc narratif, une espèce de gadget un peu vain. Et si c’était le cas, on s’ennuierait vite ; or, ça ne se produit jamais. On est happé par une lecture qui s’invente et se réinvente sas cesse, tantôt obéissant à une égalité de lecture et de perception – chose éprouvée avec admiration dans le Journal d’une année noire de J. M. Coetzee –, tantôt par anticipation ou par rebours. Et ce régime romanesque inédit subjugue, emporte en créant une distance, admet l’impossibilité de comprendre, comme s’il proposait un récit sur du vide, qu’il transmuait l’angoisse du silence en forme d’écriture. 

On lit donc d’une manière autonome, chacun inventant son rythme, sa stratégie, pour se plonger dans la touffeur d’une reconstitution du passé du criminel au gré des interrogatoires avec un juge étonnant d’un côté, et le récit intérieur, spéculatif et confessionnel d’un meurtrier qui fouille son histoire et ses contradictions sans fin. On y explore une histoire complexe, dont les couches sédimentées se découvrent au fur et à mesure. Passant d’une sociologie de la France des années 1950, de la violence qui y couve, des contraintes sociales d’un monde rural qui peu à peu s’abolit, à une exploration abyssale de la sexualité et de la religion, de la pulsion qui hante l’homme d’Église, qui questionne l’obéissance et l’indignation, la soumission et le refus, la faute et le pardon. Le grand scandale est un grand livre, audacieux, puissant, qui parvient à transmuer l’obstacle à la lecture en un rapport au texte profondément redynamisé. 

C’est un livre qui, chose rare, accepte ses limites. S’en joue, les combine, les met en scène. Il produit un effarement, une tension, dans la lecture, qui devient peu à peu naturelle, fluide. Et on se dit souvent qu’il confine au prodige, qu’il impose une expérience forte sur le plan intellectuel, moral, existentiel. Et qui semble démultipliée par la mise en cause même de la lecture, par la dynamique altérée qui s’impose au lecteur. C’est bouleversant – sur tous les plans. Celui de l’émotion et de l’identification, de l’analyse des discours sur et autour des événements, sur les relations compliquées entre une illusoire objectivité et une subjectivité qui abolirait la faute, sur les raisons mêmes qui nous fascinent dans le fait divers. Il est ici abordé comme part d’une liturgie monstrueuse et coupable qui fait défaillir le monde et nos certitudes. Hubert Gonnet, sorte de Bernanos expérimental, nous fait penser ce que nous avons de commun à partir de la marge absolue, il fait entendre, en même temps, des paroles et des pensées qui s’excluent. C’est peut-être ça un ordre narratif métaphysique. Cette invention formelle – loin de la stérilité du simple jeu ou de la prouesse – porte un regard sur ce que nous sommes, sur ce que le crime exceptionnel révèle non pas du monde mais de nous-même, de la manière dont on s’y loge, dont on y éprouve une possibilité de transcender un sacrifice ou une faute.