Écrivait-on mieux au milieu du siècle dernier ? On privilégiait la subjectivité, l’inconscient, le surréalisme et l’ambivalence, notamment chez les femmes de lettres anglophones, dont Marghanita Laski (1915-1988), auteure britannique de La méridienne, et l’Américaine Ursula Parrott (1899-1957), à qui l’on doit Ex-épouse. La cohabitation compliquée entre les sexes pouvait encore être traitée de manière fantaisiste ou humoristique : inspiré par des modèles, on fabriquait de la Littérature.
L’entrée en matière est à la fois légère et sinistre : « – Voulez-vous me donner votre parole d’honneur que je ne vais pas mourir ? dit Melanie. » Le médecin répond que c’est une question idiote, que tout le monde finit par mourir. Chez Marghanita Laski, les dialogues ne se résument pas à un échange d’informations mécanique, une sorte de match de ping-pong ; ils ne servent pas non plus à la révélation du caractère, mais plutôt à tisser une ambiance, comme dans la vraie vie : la plupart des conversations font-elles vraiment sens ? Ici, on devine l’essentiel : l’héroïne mourra bientôt, probablement à cause du meuble affiché sur la couverture.
La méridienne est un objet démodé, en apparence anodin, à la fois aristocratique et populaire. En anglais le roman s’intitule The Victorian Chaise-Longue (1953), nom à consonance française qui suggère sa provenance d’outre-Manche (du point de vue de Douvres). Il désigne un fauteuil garni de tissu d’ameublement, suffisamment long pour supporter les jambes de l’usager. « Chaise-lounge », une graphie alternative, vient d’une fausse étymologie calquée sur « to lounge » (se prélasser), activité qu’on y pratique ; en tout cas, on doit se méfier de la correspondance linguistique trans-Manche : « chaise-longue » en français comprend également les transats, tandis que « méridienne » renvoie à un canapé dont le dossier oblique relie un chevet plus haut à un pied plus bas.
Pourquoi autant d’attention consacrée au mobilier ? EaN n’est pas un journal de déco ! C’est que, dans ce roman à cheval entre le XIXe et le XXe siècle, tout comme dans le courant de peinture des Nabis, la décoration englobe la figuration : l’héroïne se fond à l’instar de la femme dans la toile de Bonnard, La jeune fille assise avec un lapin ; Laski dépeint un univers infusé de sens, elle gomme la distinction entre objet animé et objet inanimé.
Les biens possèdent une valeur sacrée : le samedi matin, à la place de la synagogue – Lasko est issue d’une éminente famille d’intellectuels juifs –, Melanie et son mari visitent les antiquaires – les « brocs » ; arpentant Chalk Farm Road, Portobello Road et St Christopher’s Place. À la recherche d’un berceau, ils tombent sur une boutique insoupçonnée, où ils découvrent le meuble fatidique : « La méridienne d’époque victorienne avait été stockée retournée au sommet d’une pile de meubles, ses pieds maladroits battant l’air comme un mouton non tondu qui aurait atterri sur le dos, avec l’envers de sa broderie lie-de-vin se déployant telle une canopée au-dessus d’un meuble de toilette muni d’une tablette en marbre lui-même trônant sur une table ronde en acajou. Melanie s’exclame ‘Dieu seul sait ce qu’on pourrait en faire.’ »
Le meuble a-t-il une âme, une conscience ? Lors de sa découverte, l’héroïne invoque Dieu ; pressent-elle la terrible coïncidence : l’objet se révèle à sa future propriétaire la semaine même où celle-ci prend conscience qu’elle porte un embryon dans son ventre, comme si, dans le magasin d’antiquités, elle devenait enceinte d’une chaise « aux pieds maladroits », bizarre et vaguement menaçante, tout comme la tache sur son poumon, pour l’instant de la taille d’une « main d’homme ». Melanie habite un univers incarné dont chaque élément est potentiellement létal : bébés, bactéries et babioles, dont la méridienne, semblable à un mouton retourné, atterrit sur le dos.

Quel mouton ? L’Agneau de Dieu ? Le meuble est métonymique : il permet à Laski d’évoquer la grossesse en creux, rétrospectivement, : lorsque l’intrigue démarre, l’accouchement a eu lieu sept mois auparavant. Mais l’héroïne reste allongée, se vautrant dans le tissu d’ameublement, comme si elle était éternellement enceinte, toujours dans l’attente de rencontrer son fils. L’angoisse se déplace de la gestation à la méridienne, ainsi qu’à la tuberculose galopante qui a survécu à l’accouchement ; le garçon, qu’on ne voit jamais, est aussi invisible qu’un bacille de Koch. Lorsque, sous l’emprise du meuble, Melanie est transportée un siècle en arrière, dans un foyer pauvre en pleine époque victorienne, où sa « famille » la traite avec une certaine brutalité, elle vit un cauchemar. Est-ce « réel » ? On songe aux rêves des patients de Freud, allongés sur la chaise longue la plus célèbre de l’Histoire, se livrant dans son cabinet situé à Berggasse 19, là où il avait inventé sa méthode à l’époque victorienne, avant que le divan n’atterrisse à Londres…
Ursula Parrott, de l’autre côté de l’Atlantique, reflète un autre aspect de cette sensibilité littéraire, qu’on pourrait qualifier de « continentale ». Fille d’un médecin, elle a grandi à Boston, la plus anglaise des villes américaines, où elle a fait des études littéraires à Radcliffe, l’équivalent féminin de Harvard. Tandis que Laski était connue en tant que journaliste et invitée régulière à la BBC, Parrot s’est fait une réputation grâce à ses romans, ses nouvelles et ses scénarios. Ex-épouse, publié en 1929, fut un bestseller, adapté au cinéma avant de tomber dans l’oubli, pour être redécouvert cinquante ans plus tard. Pour ceux qui croient que la révolution sexuelle outre-Atlantique est née avec Elvis, il faut lire cette histoire de divorcées cyniques, alcooliques, et libres : elles couchent avec la même avidité qu’elles avalent de l’absinthe. Manhattan est leur aire de jeu ; en attendant l’amour, elles accueillent le désir, montrant qu’on n’a rien inventé dans Sex and the City.
L’élégance, attitude fondamentale ici comme dans la série, se manifeste différemment : on n’est pas dans le « raffinement » consumériste de Sarah Jessica Parker avec ses escarpins Manolo Blahnik, sa robe Dior et ses Cosmopolitans bus à toute heure, mais dans une quête artistique ; ce qui prime, c’est la narration, Patricia (Pat), récemment divorcée, ne cherche pas à connaître Manhattan, mais à se connaître. Sex and the City devient Sex and the Ex-.
Ex– : quel préfixe lourd de sens, de poésie, de tragédie ! Tout est dit dès le titre : est-ce qu’on se remet d’un divorce ? Au XXIe siècle, cela pourrait paraître sentimental, mais il y a cent ans le mariage portait la notion du sacré, il constituait un espace enchanté. Par conséquent, divorcer était blasphématoire, choquant. On restait marqué à vie, renoncer à l’idéal du couple consacré impliquait une chute, voire une déchéance.
Ex-épouse, comme La méridienne, débute sur un mode rétrospectif : ça fait quatre ans que la narratrice est divorcée, et, dans ce roman porté sur l’intériorité, elle s’interroge encore sur son échec : « Pourquoi ? Je l’ignore et l’ignorerai sans doute toujours. » Lucia, sa colocataire, lui propose une analyse sans fard : « Vous, vous êtes une ex-épouse, Pat, parce que c’est la chose la plus importante à savoir sur vous… cela explique tout le reste, que vous ayez été mariée avec un homme qui vous a abandonnée […] Une femme n’est plus tout à fait une ex-épouse si elle est à nouveau amoureuse, ou même si jamais plus elle ne pense à son mari […] Une ex-épouse est une femme qui, dans le monde, parle sans cesse des joies de l’indépendance tant qu’elle n’a pas bu et… s’étend sur les vertus ou les infamies de son ancien mari dès qu’elle a trop bu ».
À travers l’anaphore, Lucia décrit bien le deuil et la mélancolie, on voit que ces deux femmes désenchantées sont habituées aux discours, à l’analyse, à l’interprétation, tout comme Marghanita Laski. La narration n’est pas simple et linéaire, contrairement aux écrits contemporains issus des écoles de creative writing ; elle est éparse, fragmentaire, elliptique, coupée par des interrogations. Pourrait-on appeler ce style « continental » ? On songe à l’essai de Gilles Philippe, French style. L’accent français de la prose anglaise (Les Impressions Nouvelles, 2016), où l’universitaire décrit la volonté des romanciers anglais au XIXe et au XXe siècle d’écrire « comme les Français ». Le roman d’analyse serait-il encore vivant ? Les Anglo-Saxons intègrent-ils parfois ce qu’il y a de mieux en France ?
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