Laure Murat, dans Toutes les époques sont dégueulasses (c’est une citation d’Antonin Artaud), aborde la question de la « réécriture » et « récriture » de textes classiques ou de best-sellers. Sujet qui a dernièrement enflammé les passions avec le cas de Roald Dahl, auteur pour enfants, dont l’éditeur souhaitait « amender » les ouvrages.
Laure Murat apporte dans un débat assez confus une rigueur bienvenue. Elle institue d’abord, grâce au doublon français, une différence entre « réécriture » et « récriture ». La réécriture désigne un processus esthétique par lequel une nouvelle « version » (en général littéraire, mais elle peut être chorégraphique, opératique…) est proposée d’une œuvre déjà existante. Murat cite, par exemple, le James de Percival Everett, récente réécriture des Aventures de Huckleberry Finn. Chacun, pour sa part, aura à l’esprit telle œuvre plus ou moins classique dont la réinvention lui paraît réussie… ou exécrable.
La récriture est, elle, une entreprise différente puisqu’elle se charge de mettre un texte (puisque c’est ce domaine qu’aborde surtout Laure Murat) aux normes (morales, typographiques…), en dehors de toute intention esthétique. La récriture intervient aujourd’hui pour adapter des textes à des sensibilités modernes à juste titre sourcilleuses sur le traitement des « races », des sexualités, des minorités ou même des morphologies atypiques (le traitement de la lutte des classes semblant échapper, remarquons-le au passage, à toute attention).

Le premier exemple de récriture, classique pour les discussions sur le sujet, est celui du livre d’Agatha Christie Dix petits nègres. Son titre, transformé en Et il n’en resta plus aucun dès sa parution en 1940 aux États-Unis où le n-word offensait, a fini par disparaître dans tous les pays anglo-saxons avec la prise de conscience plus tardive du Royaume-Uni, qui suivit les États-Unis en 1963. Voilà qui est bien, mais quid du contenu de l’œuvre ? Que faire de la comptine « Ten Little Niggers » qui sous-tend l’histoire, ou du nom de l’île « Nigger Island » où se déroule l’action ? Des changements sont possibles. Mais, plus profondément, que faire de ses effluves racistes et colonialistes ? Et là, pas de solution.
Changer un mot ou un titre est possible, sans être forcément souhaitable, mais l’idéologie, qui forcément imprègne le livre, reste intacte. L’entreprise de récriture semble donc insuffisante, inefficace ou même dommageable. En effet, les modes de pensée d’un ouvrage, si déplaisants qu’ils soient, sont ceux d’un auteur ; ils sont à comprendre selon sa propre vision des choses et non celle que nous lui eussions souhaitée.
Donc si la piste de la récriture ne semble pas la bonne, Laure Murat en suggère une autre, celle de l’analyse, de la mise en contexte, etc. par le biais de notes ou d’introductions exigeantes et honnêtes. Le cas de la réédition en 2023 de Tintin au Congo de Hergé, avec la préface d’un ex-secrétaire de la fondation Hergé, lui sert cependant de contre-exemple, car celle-ci, oublieuse des devoirs d’une vraie étude, cède à la complaisance, aux faux-fuyants, bref à la défense de l’indéfendable.
Mais dans la récriture, derrière les questions morales, n’y en aurait-il pas d’autres, moins avouées ? N’est-ce pas plutôt le souci des affaires qui avant tout l’emporte sur celui de ne pas offenser le lectorat ? C’est bien le premier, en effet, qui semble avoir présidé au projet de récriture de Roald Dahl, lors du rachat des droits des œuvres de l’auteur par Netflix en 2011.
Ce calcul n’est pas toujours payant car, pour mentionner une affaire que ne cite pas Murat, Hachette a vu son effort de mise aux normes modernes rejeté par les lecteurs dans le cas du Club des cinq d’Enid Blyton (livres pour la jeunesse écrits entre 1942 et 1963). En effet, après le projet en 2010 d’une modernisation des 21 titres de la série et la publication de certains en version nouvelle, l’éditeur est revenu six ans plus tard au texte original devant la préférence des acheteurs pour ce dernier – maintenu par précaution en rayon dans les librairies à côté du nouveau.
L’éditeur de Roald Dahl a sans doute retenu les mésaventures de Hachette puisque, pour l’instant, il a lui aussi gardé en circulation les romans originaux en parallèle aux « toilettés ». Mais gageons qu’après la bronca causée par la récriture, et sa condamnation par Salman Rushdie lui-même, le Roald Dahl nouveau ne fera pas long feu. L’éditeur en aura-t-il du moins retiré le bénéfice de la vertu ?
Quoi qu’il en soit, les quatre-vingts pages limpides de Toutes les époques sont dégueulasses offrent l‘occasion de mettre au travail sa pensée. À partir des définitions de Laure Murat, de ses réflexions diverses sur la mutation des sensibilités, le business du livre, l’apparition des « sensitivity readers » dans l’édition, etc., il est loisible de réfléchir à l’importance grande ou petite qu’il faut donner au phénomène de réécriture et de récriture en le replaçant à l’intérieur d’un cadre culturel et politique plus vaste. Et il est loisible, pourquoi pas, de tenter par jeu de débusquer les horreurs littéraires de notre « époque dégueulasse », futures offenses à coup sûr pour celles qui suivront.