Poètes de Palestine, poètes sans illusions

Alors que la Palestine est l’invitée d’honneur de l’édition 2025 du Marché de la poésie, il nous a semblé plus que jamais crucial d’entendre et de lire ses poètes. En France, leur accès n’est pas toujours facile et c’est surtout par la forme de l’anthologie qu’ils peuvent être lus du public non arabophone. L’écrivain marocain Yassin Adnan est le coauteur, avec son compatriote le poète Abdellatif Laâbi, de deux très fortes et touchantes anthologies, l’une sur la poésie palestinienne, l’autre sur la poésie gazaouie. Il répond à nos questions sur l’évolution de la poésie palestinienne.

| Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, réunis par Yassin Adnan, Seuil, coll. « Points », 224 p., 9,30 €
| Gaza Y a-t-il une vie avant la mort ? Anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, réunis par Yassin Adnan, Seuil, coll. « Points », 208 p., 10,90 €

En 2022, l’anthologie que vous avez éditée rassemblait la « poésie palestinienne d’aujourd’hui ». En 2025, vous y avez ajouté une autre consacrée à « la poésie gazaouie d’aujourd’hui ». Du fait des bombardements depuis octobre 2023, un abîme sépare ces deux « aujourd’hui ». Comment voyez-vous les évolutions de la poésie palestinienne ?

Il existe une différence considérable entre les deux livres. Dans l’anthologie précédente, Abdellatif Laâbi et moi-même avons tenté de nous orienter vers la diaspora de la poésie palestinienne contemporaine. Nous avons alors constaté que la Palestine n’était plus des frontières connues auxquelles on pouvait se fier, après que les lambeaux de la patrie et les pays d’exil se la furent partagée, tandis que ses nouvelles voix poétiques se mettaient à bourgeonner sur tous les continents. Dans l’anthologie précédente, nous avons découvert que la Palestine était devenue plus vaste que sa carte géographique, après que ses enfants l’eurent emportée vers leurs nouvelles « patries » et que chacun eut planté sa Palestine là où il résidait.

Mais aujourd’hui, dans la nouvelle anthologie, la géographie, la carte, l’idée et le pays se sont rétrécis pour nous, et nous avons commencé à œuvrer à Gaza. Au cœur de Gaza. Entre ses camps. Et cela fut surprenant pour nous. Car au-delà des noms que nous connaissions et dont certains avaient participé avec nous à l’anthologie précédente consacrée à la poésie palestinienne contemporaine, nous avons découvert à l’intérieur de Gaza et entre ses camps des voix poétiques qui méritent qu’on leur consacre une anthologie plus vaste que celle-ci et d’un espace plus généreux. Dans la nouvelle anthologie consacrée à Gaza, nous avons été surpris par de jeunes poètes qui, du cœur des bombardements, écrivent une poésie qui distille humanité, transparence et sagesse. Et cela ne redonne pas seulement ses lettres de noblesse à leur cause, mais aussi à la poésie. Car la poésie peut encore être une source de sagesse.

Marwan Makhoul poésie palestinienne Yassin Adnan
Marwan Makhoul © Robert Soeterik/Marché de la poésie

Des passages poétiques, comme les vers de Marwan Makhoul, sont devenus mondialement célèbres, au point d’être brandis par de nombreux militants. Comment la poésie peut-elle selon vous parvenir à être pleinement politique sans pour autant risquer – et ce risque est toujours présent – d’être réduite à un slogan ou une incantation ? 

C’est précisément ce que j’entendais lorsque je vous ai dit que la poésie pouvait encore être une source de sagesse. Les phrases lumineuses qui viennent ainsi spontanément à l’esprit du poète se transforment en maximes que les gens peuvent transformer en slogans. Et c’est juste. Car lorsque les manifestations massives dans plus d’une capitale mondiale reprenaient l’extrait de Marwan Makhoul que nous avions inclus dans l’anthologie de la poésie palestinienne contemporaine, parue en 2022, et dans lequel il dit : « Pour écrire une poésie qui ne soit pas politique, je dois écouter les oiseaux, et pour écouter les oiseaux, il faut que le bruit du bombardier cesse », nous ressentions l’importance de la poésie et de la voix du poète. Parce qu’elle est la plus pure dans la protestation. Et la plus convaincante et la plus apte à s’adresser au sentiment humain universel. Parce qu’elle est transparente et procède de l’évidence. Et c’est peut-être précisément cet écho qui nous a incités à poursuivre l’aventure et à nous consacrer à la réalisation d’une nouvelle anthologie, sur les poètes de Gaza cette fois.

Vous manifestez au fil de vos anthologies le souci de souligner le dynamisme de la jeune génération de poètes. Comment définiriez-vous sa spécificité ?

La poésie palestinienne a vécu une époque où l’idée s’est clarifiée, la vision a mûri et l’expression s’est épurée, et les Palestiniens – peuple et dirigeants – ont choisi de confier tout cela à leurs poètes. En effet, ceux-ci ont été hantés par ce qui habitait la conscience de leur peuple qui s’est attaché à eux, ainsi que le public de la poésie arabe, et les a couronnés poètes d’une cause et princes de la parole. Puis est arrivée la génération suivante aux voix dont le ton est devenu plus feutré, qui se sont attachées à cristalliser leurs expériences particulières, avec une insistance paisible à libérer d’abord la Palestine de la rhétorique, puisque la libérer de l’occupation demeure chose difficile à atteindre.

Et nous, que ce soit dans la précédente anthologie ou dans la nouvelle consacrée aux poètes de Gaza, nous avons choisi des poètes sans décorations, qui écrivent sans illusions, simplement, et sans prétendre s’engager dans de grands projets. Même l’image du poète ne les séduit pas, tout comme le titre de « poète » ne les emplira pas d’orgueil dans leurs espaces de vie, qu’ils soient réels ou virtuels. Quant au pays, le poème est trop simple pour l’indiquer. Et puis, où est le pays, après que les conspirations et les marchandages des siècles se sont acharnés sur lui ? Et puis, où est le pays alors qu’il est ainsi exposé aux bombardements quotidiens, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, sans que ceux qui les bombardent soient tenus pour responsables ? Comme si le monde était devenu une jungle.

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Nous avons affaire aujourd’hui à des poètes qui vivent véritablement sans illusions. Même l’identité nationale palestinienne ou même l’identité arabe dont l’ancienne génération était fière ne constituent plus un retranchement conscient et tranché comme c’était le cas au milieu des années 1960, quand Mahmoud Darwich déclarait : « Inscris je suis arabe je suis un nom sans patronyme ». Mais elle est devenue un embarras existentiel que subissent les poètes du présent. Aussi les trouve-t-on écrivant avec méfiance à l’égard de toute identité toute faite qui les hypothèquerait, et ils se méfient de tous ses éléments, à commencer par le nom personnel comme c’est le cas chez Colette Abou Hussein : « Ils ont lancé mon nom sur moi comme une balle je l’ai arraché de leurs bouches et je me suis nommée »

Vue sur Gaza (février 2025) © CC BY-SA 4.0/Jaber Jehad Badwan/WikiCommons

Nul doute que le poids de la diaspora fut lourd sur la vie des Palestiniens et sur les expériences de leurs poètes, au point que le lecteur ressent parfois que ce qu’ils partagent n’a plus de contours clairs. Car c’est en solitaires qu’ils vont vers la poésie, non en groupes ni en troupes. Comme s’ils cherchaient un salut individuel qui se transforme rapidement en châtiment certain et perpétuel.

Auparavant, le poète palestinien se révélait à partir du lexique. Il y avait beaucoup de thym, d’oliviers et de chênes dans le poème palestinien. Épines, œillets et jasmin, colombes et passereaux, et une lune qui ne quittait guère les poèmes des poètes. Aujourd’hui, chacun écrit son poème à soi. Dans sa langue propre, ordinaire et tendue. Mais c’est sa voie vers la poésie. Cet ami fidèle. Ils le prient d’écouter sans gêne, et le blâment sans hésitation. Mais leur relation avec lui demeure une affaire personnelle.

Ce sont des relations subjectives avec la poésie, le pays, l’idée, l’esprit et le corps. Chacun se confie selon sa nature, en balbutiant ou dans le tumulte. Et chacun écrit son corps, avec férocité ou avec pudeur. Et chacun évoque la cause à sa manière, avec ironie ou avec colère. Mais ce qui est certain, c’est que la démarche de toutes ces voix vers la poésie procède d’une foi sincère en elle et en sa nécessité… et d’une énergie tendue et émouvante. Ce sont des poèmes que leurs auteurs publient parfois tout frais sur Facebook. Poèmes d’un temps électronique qui ne ressemble pas au temps ancien. La Palestine y est multiple, ses frontières s’entrechoquent comme des vagues que nulle côte ne limite.

L’impact n’est donc pas recherché. Et le poème ne vise pas l’immortalité. Car il semble que le poète palestinien d’aujourd’hui soit davantage préoccupé par son trouble existentiel que par l’impact et l’influence qu’il pourra avoir. Il est incapable, par exemple, de satisfaire le public qu’il a hérité de Mahmoud Darwich. Puis Darwich est devenu un souvenir lointain. Car le plus important aujourd’hui est que le poète ne trahisse pas son inquiétude. Bien plus, il ne trouve pas la moindre gêne à reconnaître son impuissance, non seulement face aux attentes du public, mais face au poème lui-même.

Tout ce que tentent ces poètes, c’est de convaincre le poème et son lecteur qu’eux aussi peuvent, non pas renouveler la poésie et l’ouvrir sur quelque inconnu, mais s’y rattacher avec authenticité. Leurs revendications sont devenues simples, leurs projets aussi. Est-ce par défaite ? Est-ce parce que le temps des chevaliers en poésie et dans le poème est révolu ? Mais où sont les chevaliers dans l’arène politique pour que nous les cherchions dans les vallées du poème ? Je pense que les poètes de Palestine d’aujourd’hui sont venus en un temps où la chevalerie s’est raréfiée. Et parce qu’ils refusent d’accepter la défaite, ils ont tenté de la contourner dans ce qu’ils écrivent. Le poème en ce sens est un espace de résistance. Et en ce sens, on peut considérer la résistance comme le plus grand projet existentiel de ces poètes. Car tout ce dont ils rêvent, c’est de faire triompher la profondeur fragile du poète, de l’être et du mot, en un temps d’identités meurtrières et de certitudes envahissantes.

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