Un jour pourtant, un jour viendra

Notre chronique Le vif de l’art visite l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », à l’Institut du monde arabe : des œuvres qui laissent rêver au jour où la Palestine pourra se déclarer indépendante depuis son propre musée national d’art moderne et contemporain.

L’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » | Institut du monde arabe. Jusqu’au 31 décembre 2023.

1, rue des Fossés Saint-Bernard, 5e arrondissement de Paris – Selon un procédé dont il s’est révélé coutumier depuis qu’il a doté la capitale de l’Institut du monde arabe en 1987, l’architecte Jean Nouvel a savamment investi l’esprit du lieu de son génie malfaisant. Non content d’avoir percé le bâtiment d’une entrée minuscule, il l’a de surcroît placée sous une volée d’escaliers métalliques si bien qu’en courbant l’échine les visiteurs éprouvent au passage l’aimable sensation de se faire marcher sur la tête. Loin de se dissiper ensuite, ce goût de la ferraille intriquée les poursuit au contraire tout le long de la passerelle encagée d’ascenseurs qui mène à la billetterie jusqu’à ce qu’ils doivent rebrousser chemin pour se diriger vers les espaces d’exposition, suivant cette fois une interprétation toute française de la technique du nudge qui consiste à multiplier les coudes pour canaliser les flux. Bref, l’Institut du monde arabe a pris avec l’âge des airs de médiathèque des années 1990, affinité dont on peut toutefois gager qu’elle le ramènera dans le giron de la mode avant la fin de la décennie.

Ce que la Palestine apporte au monde 2023 - Institut du monde Arabe
 » La Foule », Soleiman Mansour, (1985) – Collection du Musée de l’Institut du monde arabe © Institut du monde arabe

Il est en revanche permis de douter qu’à cette échéance la Palestine dispose du musée national d’Art moderne et contemporain (MNAMCP) qu’abrite, en attendant, l’Institut qui en présente actuellement la collection. L’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » montre quelques-unes de ces œuvres offertes par des artistes internationaux, ainsi que d’autres issues de son fonds propre, et liées elles aussi à l’histoire et à l’actualité palestiniennes. La Foule (1984, MNAMCP) de Robert Lapoujade fait ainsi pendant à la toile homonyme de Soleiman Mansour (1985, IMA). La première représente une masse oppressée de jeunes hommes et de jeunes femmes dont quelques keffiehs indiquent qu’ils sont palestiniens, se ruant dans toutes les directions entre d’énormes fils de fer barbelé teints de rouge, les yeux noircis et la bouche hurlante. Le cadrage en est si serré que rien ne permet de déterminer la cause exacte de cette panique collective vue à la fois de loin, d’un point de vue en hauteur, et de près, chaque figure ayant ses traits propres quoiqu’un même air affolé. Mansour, qui est palestinien, dépeint quant à lui une Foule méconnaissable, abstraite, résumée à un fouillis de tortillons de couleurs et de taches qui, à distance, font l’effet d’une grande mosaïque brisée.

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En évoquant un paysage parcellaire sous la nuit à la manière des vues dans lesquelles Egon Schiele aplanissait les villes autrichiennes, le délicat collage encré de Tayseer Barakat (Sans titre, 1994-1995, IMA) produit l’impression inverse de vouloir recoller les morceaux. Sans recourir aux textiles ainsi que le fait avec le même soin Mohamed Joma dans Housing (2018, MNAMCP), Tayseer Barakat coud cependant ensemble de petits pans de papier colorés tout en en faisant voir les coutures, comme pour se souvenir du morcellement qui motive justement leur composition. Les pantins désarticulés de Fadi Yazigi (Sans titre, 2018, MNAMCP) comparaissent pareillement couturés quoique davantage éclatés, renversés qu’ils sont par le coup de dés d’un géant. Désemparés, leurs bras sont aussi déployés, indiquant qu’ils cherchent surtout à s’envoler, en sorte qu’à les observer s’égayant tant bien que mal sur le fond blanc qui recouvre la toile marouflée on saisit peu à peu qu’ils aspirent à devenir des anges. Leurs faces impavides et leurs yeux écarquillés permettent d’ailleurs d’identifier leur généalogie : ils sont issus de la célèbre théorie angélique de Paul Klee, de son Angelus descendens (1918, collection particulière) à son Angelus militans (1940, collection particulière) en passant par l’Angelus novus (1920, musée d’Israël) cher à Walter Benjamin et à Gershom Scholem. Comme ceux de Klee, les anges de Fadi Yazigi sont déchus, et c’est pourquoi ils cherchent à toute force à regagner leur rang. En comparaison, les homoncules enchevêtrés de Paul Guiragossian, né en Palestine de parents arméniens expulsés de Syrie, contraint lui-même de se réfugier au Liban en 1948, figures dont l’enchevêtrement fait écho au parcours de l’artiste ainsi qu’à La Longue marche (1982, MNAMCP) que leur titre désigne, semblent plus éminents, comme le sont les corps glorieux des fresques renaissantes. En se rapprochant, pourtant, on s’aperçoit que leurs surfaces sont elles aussi maculées d’innombrables gouttelettes de sang.

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Le mélange est cependant moins dense, et partant moins brutal, que celui de goudron et de henné par lequel Hani Zurob enfouit le visage de Standby n° 16 (2020, MNAMCP), ou que l’écrasis dont émerge le haut Cavalier (2007, MNAMCP) de Patrick Loste, dont la monture se cabre sur la toile libre qui lui sert de support alors que sa silhouette se confond à son tour avec un fond moins semé de couleurs que de coulures. Ce matiérisme complexe se retrouve également dans L’Homme bleu (2019, MNAMCP) qu’Amadaldin Al Tayeb présente de dos, à la manière de Handala, le gamin créé dans les années 1970 par Naji al-Ali qui n’aurait grandi que pour finir écartelé contre ce décor de tons gris, bruns et outremer appliqués en aplats déchirés qui font penser aux ruines d’une cité méditerranéenne. Tandis que ses pieds s’efforcent de garder contact avec le sol, ses bras sont pris dans une corde épaisse comme pourraient l’être ceux d’un acrobate. Mais, contrairement, par exemple, au funambule de Klee (Steiltänzer, 1923, musée national d’Art moderne), L’Homme bleu d’Al Tayeb n’est pas en mesure de danser sur la corde qui, en le tordant, lui fait perdre l’équilibre. Une instabilité analogue fait choir les différents protagonistes d’un triptyque photographique réalisé en 2013 par l’artiste palestinien désormais installé à Berlin Steve Sabella. Les fonds noirs qui grignotent leurs contours les précipitent non plus vers le bas, dans le sens de leur chute, mais en arrière, et donc toujours vers le fond. Steve Sabella a intitulé son œuvre Indépendance, comme pour acter à travers elle qu’un jour la Palestine aura un musée national d’art moderne et contemporain, et qu’alors, depuis ce musée, elle pourra se dire indépendante à son tour.

Ce que la Palestine apporte au monde 2023 - Institut du monde Arabe
« L’Homme Bleu », Amadaldin Al Tayeb (2019) – Don de l’artiste – Coll. du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP- Nabil Boutros

Pour improbable qu’une telle hypothèse apparaisse aujourd’hui, elle n’est, en vérité, pas complètement déraisonnable – elle reste peut-être même la seule hypothèse raisonnable, d’autant qu’il existe un précédent qui la rend, tout compte fait, moins improbable. Le 14 mai 1948, c’est en effet depuis l’enceinte du Musée d’art de Tel Aviv que David Ben Gourion proclama l’indépendance de l’État d’Israël. Le lieu avait été fondé une quinzaine d’années auparavant, selon un raisonnement très proche de celui qui a présidé à la constitution de la collection de l’hypothétique musée de Palestine : si l’on veut être un peuple, ce peuple doit disposer d’un lieu où il puisse connaître son art et connaître l’art de l’étranger afin de se reconnaître comme peuple parmi les autres, avec ses artistes, ses anges et ses démons.

Depuis sa création, le Musée d’art de Tel Aviv s’est effectivement imposé comme une référence pour tout artiste contemporain d’envergure internationale, au point qu’on en oublie quelquefois les artistes israéliens qu’il expose. Une toile de Marcel Janco (Ma’abarah, 1949), qui co-fonda le mouvement dada à Zurich en 1916, représente par exemple de petites foules peintes s’agglutinant au milieu d’un paysage désolé dans l’un des camps de réfugiés juifs de l’époque. En dépit de leur précarité, leurs tentes ont des allures de maisonnées aux toits pointus que l’on pourrait aisément confondre avec celles des Bédouins qu’a photographiées Michal Rovner à la fin des années 1980 pour sa série intitulée The House. Floue, cernée d’un désert couleur sépia, la masse sombre de l’abri qu’on devine balayé par les vents comme dans les photographies de la Grande Dépression d’Arthur Rothstein renvoie à un autre temps, qui pourrait être celui du passé d’Israël, aussi bien qu’aux grandes figures de baigneuses de la série The Bathers – The Photographs que sa consœur Deganit Berest photographia à la même période avant de les décliner en estampes quelques années plus tard, tout en leur conservant leurs fonds hostiles. Avec les silhouettes qu’Ofer Lellouche modèle jusqu’à les liquéfier (L’Atelier, 2001) et celles à demi-effacées que peint Yudith Levin, elles conforment un univers indéfini, où l’espace lui-même n’est guère plus localisable que les figures qui y évoluent.

Ce que la Palestine apporte au monde 2023 - Institut du monde Arabe
« Ce que la Palestine apporte au monde. » Du 31 mai 2023 au 19 Novembre 2023, Institut du monde arabe, Paris. Les Palestiniens et Palestiniennes en leurs musées. Salles d’expositions temporaires (niveaux -1 et -2)

En cela, leurs formes sont autant les fruits de l’histoire de leur pays et de celle des Juifs d’Europe que de l’histoire de la modernité artistique. Elles sont aussi suspendues dans le temps et par lui que peuvent l’être la Forme en équilibre de Graham Sutherland (1953), le cavalier désarçonné de Marino Marini (Composition, 1955), l’étrange enfant esseulée tenant son cerf-volant au bout d’un fil détendu de Wols (Sans titre, 1946-1951), ou le réseau de lignes sans autre proie que le regard qui s’y prend pour mieux se diffracter dans le Prisme (1947) de Jackson Pollock. Leurs contours sont aussi effrangés que chez Mark Rothko (Sans titre, 1947) et Alberto Giacometti (Femme de Venise ix, 1956-1957), et pris dans une matière qui ramène tout vers la terre, comme dans un Paysage de Jean Dubuffet (1954) ou dans le Diptyque Budapest de Jean Fautrier (1957). En s’outrepassant, ces figures s’affranchissent, elles se dividualisent, comme on dit en anthropologie, elles se dispersent.

Voilà par conséquent ce qu’est un musée qui regarde son peuple et porte son regard vers d’autres peuples, et voici ce que pourrait être son équivalent palestinien lorsqu’il quittera Paris pour Jérusalem-Est. Reste à déterminer qui pourrait, non pas le diriger, ce qui est une question plus administrative que politique, mais l’investir afin de déclarer, depuis ses murs, que l’État de Palestine existe ; ce qui n’est pas exclusivement une affaire politique. Car dans les sous-sols de l’Institut du monde arabe, tandis que les visiteurs y découvrent « Ce que la Palestine apporte au monde », résonne la voix de Mahmoud Darwich psalmodiant un discours dont on comprend qu’il est d’abord un chant. Le son provient d’une captation vidéo réalisée en 1983 à Alger où le Conseil national palestinien s’était réuni pour écouter l’un de ses longs poèmes de douleur, Éloge de l’ombre haute. En contemplant cette image projetée dans une salle couverte des encres qu’avait tracées Rachid Koraïchi peu après la mort de Darwich en hommage à sa poésie (Une nation en exil. Hymnes gravés, 2010), en voyant l’orateur non pas proclamer mais déclamer son poème avec une solennité empreinte d’une indescriptible légèreté, comme un danseur retrouvant l’équilibre et le souffle après avoir failli tomber, on imagine combien il serait heureux qu’un poète – un autre Darwich – puisse un jour, un beau jour, au milieu d’œuvres d’art, annoncer enfin solennellement qu’une nation est venue au monde.

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