Black Metropolis. Une ville dans la ville, Chicago 1914-1945, de St. Clair Drake et Horace R. Cayton, publié en 1945 aux États-Unis, est un classique de l’anthropologie et de la sociologie urbaines sur les Noirs du South Side de Chicago. Fruit de quatre ans d’enquêtes effectuées par des centaines de chercheurs dirigés par les deux auteurs, il n’avait pas encore été traduit en français. Son ampleur, sa grande lisibilité, l’intérêt des témoignages qu’il a recueillis et sa finesse d’analyse en font un ouvrage fascinant pour un lecteur aussi bien de littérature que de sciences humaines.
À la parution de Black Metropolis, un critique suggéra que le livre était « le compagnon documenté du fictionnel Un enfant du pays de Richard Wright » (publié en 1940) et que si « la vérité de Wright était littéraire… celle de Drake et Cayton était historique et scientifique ». C’était en partie vrai, la ressemblance venant du fait que l’ouvrage, comme le roman de Wright, parlait des Noirs Américains de Chicago (ville abritant alors la deuxième population noire la plus importante des États-Unis après New York) et faisait découvrir à ses lecteurs une réalité dont ils n’avaient jusque-là qu’une très vague perception. Black Metropolis leur apprenait, sur un mode direct et parfois proche du récit, les conditions de la vie urbaine septentrionale noire et en expliquait le fonctionnement d’une manière peu conforme au mythe américain de l’égalité des chances et de la juste récompense des talents.
Il démontrait implicitement que les approches de la « question noire », à l’époque essentiellement pensée par la majorité des Blancs en termes d’évitement des émeutes, étaient vouées à l’échec. Rédigé dans un style simple, rempli de témoignages souvent frappants, adoptant un aspect romanesque dans d’occasionnelles « histoires » (voir en particulier le chapitre 20), il était aussi lisible que savant (reléguant en dernière partie les éléments de preuve « scientifiques » : croquis, statistiques, schémas et plans).

Ce n’était pas le premier livre d’anthropologie sociale concernant les Noirs, il venait après Les Noirs de Philadelphie de W.E.B. Du Bois (1899) et les ouvrages d’Edward Frazier des années 1930, mais c’était le premier d’une telle facilité de lecture et d’une telle ampleur. Il connut à juste titre un certain retentissement aux États Unis. En France, les revues Les Temps Modernes et Esprit s’en firent l’écho et en présentèrent des extraits dans leurs livraisons. C’est aujourd’hui un classique.
St. Clair Drake et Horace Cayton, les deux auteurs, chercheurs liés à l’université de Chicago (où existait l’un des meilleurs départements de sociologie des États-Unis), militants de la cause noire, n’avaient pas d’abord eu l’intention d’écrire un livre mais d’effectuer une enquête de terrain sur un sujet encore inexploré, le South Side de Chicago, appelé aussi Bronzeville ou Black Belt, quartiers où vivaient toutes les classes de la société noire, des plus aisées (très minoritaires) aux plus misérables. Dans les années 1930, les fonds de la Work Projects Administration, agence fédérale du New Deal instituée pour financer de grands travaux ou des projets artistiques et scientifiques, leur avaient permis de mettre sur pied une équipe d’une centaine d’enquêteurs, à la tête de laquelle ils étaient, qui pendant quatre ans sillonna les quartiers afro-américains. En 1939, ils avaient réuni une immense documentation. L’idée leur vint alors d’une mise en forme et d’une publication : il fallut quelques années pour réaliser le projet. Mais en 1945 le livre paraissait chez un éditeur généraliste de renom, Harcourt, Brace and C°, avec une éloquente préface de Richard Wright, ami de Cayton, qui lui-même avait longtemps habité la métropole du Midwest.
Le livre, divisé en trois sections, s’ouvre sur un survol de l’histoire sociale, politique et économique du Noir à Chicago. La première section, assez classique, effectue des rappels concernant la fondation de la ville, son développement, l’afflux d’une immigration interne (les Noirs du Sud rural) aussi bien qu’étrangère. Sont rappelés : le nom du « fondateur » noir, vrai ou supposé, Jean-Baptiste Pointe du Sable, de Saint-Domingue ; le statut particulier de la ville, point d’arrivée de l’« underground railroad » dans les années 1840-1850 ; la constitution d’une petite élite noire pendant la Reconstruction ; les émeutes du Red Summer de 1919 ; la fin de la relative prospérité de quelques-uns avec la crise de 1929 ; la formation de syndicats mixtes et le rôle des communistes dans les années 1930, etc. Des pages nécessaires énumèrent les facteurs qui ont présidé à la constitution d’un « ghetto », dont l’un, fort important, est le système en vigueur jusqu’en 1948 de dispositions discriminatoires, les « restrictive covenants », par lesquelles les propriétaires bailleurs restreignaient les aires d’occupation de la population non « caucasienne ».
La deuxième section aborde la question de « la ligne de couleur », de son aspect toujours mouvant, de son franchissement. Les interviewés y font part de la difficulté des relations interraciales, les condamnent ou les approuvent, réitèrent ou non de vieux fantasmes à leur sujet… Au passage, dans une note, le livre rappelle l’ironique réaction du grand abolitionniste Frederick Douglass, fils d’une esclave noire et d’un planteur blanc, au sujet des mariages mixtes. À ceux qui lui reprochaient qu’après une première union avec une femme de « sa race » il ait pris une épouse blanche, il répondait : « J’ai passé la première partie de ma vie avec ma famille maternelle; je passe la seconde avec les proches de mon père ».
Viennent ensuite dans l’ouvrage des questions politiques et économiques externes et internes au South Side. Puis, dans une troisième section, passionnante, une description détaillée de la vie des Noirs de Bronzeville. Ils y sont soumis à une distorsion perverse que, plus tard, des intellectuels comme Frantz Fanon décriront fort bien. Perversion économique d’abord, car, comme le dit le livre, « la vie pour les noirs dans la métropole du Midwest implique deux principes contradictoires, celui de la libre compétition et celui d’un statut fixe ». Ils sont donc sommés de « s’élever » et condamnés à ne pas pouvoir le faire. Perversion psychologique ensuite, mais consubstantielle à la première puisque, sans cesse soumis à des ajustements impossibles à effectuer du fait de leur subordination et de leur exclusion, ils sont rendus responsables de celles-ci.

Pris dans cette double contrainte, les habitants des quartiers noirs s’efforcent de mener une existence que le livre approche suivant cinq axes, « survivre, se distraire, louer le Seigneur, améliorer leur sort et faire progresser la race », axes déclinés en plusieurs chapitres : « La presse », « Les Églises », « Le monde des affaires », les « Styles de vie » des classes supérieures ou populaires, « La mesure de l’individu »… À l’intérieur de ceux-ci est constamment rappelée la stratification sociale de ces quartiers, autre source de frictions, ajoutant à la complexité d’une situation de discrimination : « Au sommet, les classes supérieures polarisées autour de la « Bonne Société » et du leadership de la « Race » ainsi qu’un petit nombre de « gentlemen trafiquants » … Au dessous, la classe moyenne orientée vers d’autres « pôles » – l’église, les clubs, « l’avancement racial »… et « les jeux d’argent ». En bas, la classe populaire [avec] un vaste « segment désorganisé », un ensemble de gens « centrés sur l’église » et un plus petit groupe de « séculiers respectables » soucieux d’« aller de l’avant ». Sous-jacente à toute la structure, il y a la « pègre » du Black Ghetto ».
« L’anatomie » de ces classes et leurs « traits de comportements » fournissent à l’ouvrage ses moments les plus captivants. Et parfois une certaine drôlerie, soit pour le cocasse « effet Veblen » des pratiques décrites soit pour leur relative familiarité pour nous lecteurs éloignés de quatre-vingts ans et de quelques milliers de kilomètres du terrain d’observation. C’est sur ces pages que les lecteurs vont s’attarder, fascinés par les distinctions de couleur, de bienséance, de respectabilité, de pouvoir… qui s’exercent à l’intérieur du ghetto. De quoi réjouir une âme de littéraire autant que d’anthropologue-sociologue.
En tout cas, avec Black Metropolis, comme le signale Richard Wright dans sa préface de l’époque, il est loisible de voir « les ressources de l’esprit… appliquées à cette jungle oubliée, la vie voisine des Noirs, à peine séparée de celle des Américains blancs par une rue ou un carrefour » et de comprendre que cette « jungle » vaut pour tous les endroits du monde où s’exercent des relations très dures entre dominants et dominés. La présentation et l’analyse que fait Black Metropolis de la constitution du ghetto de Chicago, de ses modes de vie, aspirations et colères, sont un modèle pour comprendre, bien au-delà, les groupes marginalisés de nos sociétés, et montrer dans le cas français, par exemple, où elles sont si en vogue chez les membres les plus droitiers du gouvernement et de la population, l’inanité et l’hypocrisie de considérations de « communautarisme » ou de « séparatisme » les concernant. Il est heureux que l’ouvrage essentiel qu’est Black Metropolis, avec le bel avant-propos de Richard Wright et une utile introduction contemporaine, soit désormais disponible en français.