Treizième roman de Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils retrace l’histoire d’André, un fils dont l’itinéraire suit des méandres liés aux choix originaux de sa mère, Gabrielle. Entre le Lot, l’Auvergne et Paris, l’auteure raconte l’histoire d’un secret qu’on lui a confié et qu’elle a pris pour matière de ce nouveau récit.
Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils. Buchet-Chastel, 171 p., 15 €
L’histoire d’André s’étend sur quasiment un siècle, met en scène de très nombreux personnages, et pourtant le récit est relativement condensé (moins de deux cents pages). De ce déploiement paradoxalement ramassé surgit progressivement l’Histoire du fils. En douze tableaux, dont les titres sont des dates détachées de l’ordre chronologique, Marie-Hélène Lafon retrace les méandres souterrains d’une histoire familiale qui n’est pas bien compliquée hormis le fait qu’elle recèle, en son centre, un secret (au moins). Un fils caché, un père qui ne devient pas père, faute d’être désigné comme tel. Une mère célibataire, Gabrielle, qui confie à sa sœur et à son beau-frère, Hélène et Léon, le fruit de ses amours interdites, en province, et qui décide de rester à Paris. Un fils qui grandit dans une famille aimante, mais qui sait qu’une pièce manque. Elle demeurera cachée, par la volonté de la mère, la Parisienne.
Une histoire familiale marquée par le secret, comme il en existe tant. Nous pourrions d’ailleurs même nous demander s’il existe des histoires familiales qui en soient totalement dépourvues. Si nous nous interrogeons sur notre engouement pour ces récits qui tentent de renouer avec des origines perdues, de dissiper des malentendus, de briser des silences, peut-être est-ce justement parce que nous sommes tous, peu ou prou, détenteurs d’histoires qui parfois nous accompagnent toute une vie durant sans qu’il soit possible de les nommer.
C’est aussi ce que relate Histoire du fils : la lente réappropriation, par le fils du fils, d’une histoire dont son père a été privé, mais qui l’a pourtant habité à chaque instant. Tout comme le lecteur opère un détour par la fiction pour, parfois, se ressaisir d’une histoire dont il a été privé, le fils d’André, Antoine, parvient à recomposer doucement le portrait du père du père, Paul, qui n’a jamais su (c’est du moins ce que laisse entendre le récit) qu’il a été père (et, de ce fait, est-il père ?).
Dans le dernier récit de Marie-Hélène Lafon, ce sont les hommes qui s’interrogent sur leurs origines, dès lors qu’ils deviennent eux-mêmes pères. L’auteure donne a priori une place prépondérante aux différentes significations de la paternité, et ces hommes tâtonnent, aidés par des femmes généreuses, sensibles et curieuses. Histoire du fils regorge en effet de personnages féminins dont la bonté est manifeste. Juliette, l’épouse d’André, dépositaire du secret de paternité, accompagne délicatement le fils dans sa recherche (à peine ébauchée) du père. Si Antoine parvient à mener à son terme une quête que son père avait abandonnée, c’est aussi épaulé de celle qui partage ses jours et qui comprend. Hélène, la mère de substitution, sœur de Gabrielle, compréhensive et aimante, élève André comme son propre fils. Ces personnages sont sans surprise, s’illustrant chacun par des qualités louables (et louées d’ailleurs par la narration). Le lecteur s’attache à eux, sans aucun effort tant la sympathie à leur égard est naturelle. Et nous sommes touchés par ces variations autour du secret, ce dépliement progressif de l’histoire que nous reconstituons peu à peu. Les différents points de vue rappellent combien Marie-Hélène Lafon est subtile, combien son écriture sert admirablement son projet, particulier ici puisqu’elle a décidé de raconter une histoire qui lui a été rapportée.
Pourtant, il nous semble que l’essentiel n’est pas dans l’histoire du fils telle qu’elle est présentée. Paul, le père qui n’en est peut-être pas un, se dévoile et n’est somme toute ni très mystérieux ni très original. Le fils puis le petit-fils accomplissent chacun un bout du chemin qui les conduit à la vérité. Pourtant, il manque quelque chose. Qui est Gabrielle ? C’est en effet bien plutôt le personnage de cette mère qui n’a pas pu véritablement devenir mère, ou qui n’a pas su, qui nous semble constituer le centre du récit, et sa véritable énigme.
Car si secret il y a, il réside à notre avis dans l’existence de cette femme impénétrable, qui ne se laisse réduire à aucune interprétation. Histoire du fils est aussi une histoire d’amour, celle de Gabrielle Léoty, infirmière qui rencontre, à l’infirmerie du lycée de garçons d’Aurillac, Paul, de presque vingt ans son cadet. Elle choisit de se laisser entraîner dans une passion entière, elle « sera déchirée comme jamais encore elle ne l’a été, c’est le prix à payer, le prix de l’ivresse ». Et elle finit par « attraper un enfant, un garçon, sans père ».
Cette femme solitaire et silencieuse, considérée par certains personnages du roman comme froide, pleine de morgue, égoïste, une « femme singulière et cadenassée », vit avec le jeune Paul ses plus belles heures, donnant naissance à une « gaillardise incongrue mitonnée à Paris ». Parfois, le récit ouvre une petite fenêtre sur cette femme mystérieuse, trop vite refermée par un jugement rapide. Celui de son fils André, par exemple, qui « pensait fort peu à elle, morte ou vive » mais qui se demandait souvent, « avec Juliette, comment Hélène et Léon avaient pu, toute leur vie, faire montre de dispositions aussi magnanimes et généreuses à l’endroit d’une femme qui leur avait littéralement fait un quatrième enfant dans le dos ». La solitude à laquelle Gabrielle s’est elle-même condamnée est poignante, et sa mort ne livre aucune explication.
Cette « mère à double fond » a traversé l’existence de tous sans jamais rien laisser voir ou sentir de ses désirs et de ses choix, dans « des précipices glacés de solitude ». Son « irréductible volonté d’indépendance », qui effrayait sa propre mère, fait d’elle le personnage le plus imposant et le plus puissant d’Histoire d’un fils, et pourtant le plus condamné. Probablement parce que rien dans son existence ne permet d’expliquer le choix d’avoir laissé son fils. C’est sûrement oublier qu’une telle décision demeure, à jamais, inexplicable. Voilà le véritable obstacle sur lequel butent le fils et le lecteur.