Pourquoi entre-t-on en résistance ? La question vaut d’être posée en ces temps incertains. L’historien britannique Robert Gildea, spécialiste d’histoire contemporaine, l’a soulevée à propos des résistants en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Voilà une époque d’injustices, d’occupation étrangère et de massacres. Qui s’est indigné ? Qui a résisté ? Et pourquoi ? Alors que dans notre mémoire collective la souffrance des victimes tend à faire oublier le courage des résistants, Gildea nous offre un portrait attachant, original et fort bien venu, de ce « peuple de l’ombre ».
Robert Gildea, Comment sont-ils devenus résistants ? Une nouvelle histoire de la Résistance (1940-1945). Trad. de l’anglais par Marie-Anne de Béru. Les Arènes, 550 p., 27 €
La « nouvelle histoire » annoncée dans le titre ne renvoie pas à une nouvelle explication des événements, ni à la défense d’une mémoire particulière. Dans plusieurs chapitres chronologiques, solidement étayés sur les sources disponibles, l’auteur présente clairement les enjeux politiques et les querelles qui ont décidé du rôle des résistances françaises jusqu’à la libération du pays. Sur la plupart des problèmes historiographiques récurrents (les conflits entre groupes, les rapports avec Londres, le sauvetage des Juifs, les trahisons, etc.), il se situe dans la lignée des conclusions des débats en cours en France, qu’il connaît bien [1]. Il n’innove pas sur ces sujets. Son propos est ailleurs.
Féru d’histoire orale, Robert Gildea travaille principalement à partir de témoignages. Il les recoupe avec d’autres sources écrites et les travaux historiques, se concentre sur les récits personnels, sur ce qu’ils révèlent des motivations et de l’imaginaire des résistants. Il « prend le parti que seuls des récits à la première personne peuvent dévoiler la subjectivité individuelle, l’expérience de la résistance et le sens que les résistants ont donné plus tard à leur action ». Son matériau premier est donc la mémoire. Son écoute n’en est pas moins critique : il traite le témoignage comme toutes les sources ; il l’interroge, se demande qui parle, quand et pourquoi. Il conserve une distance historienne, ne tombe jamais dans l’hagiographie. Au contraire, son traitement thématique, englobé dans un grand récit, en analysant des souvenirs et des anecdotes (parfois truculentes), réussit à faire émerger un portrait original de ces résistants, tout en respectant les multiples identités de ces « héros » généralement très jeunes. La Résistance englobe les groupes formés sur le territoire occupé et les Forces françaises libres réunies à Londres par le général de Gaulle. Gildea reprend la définition admise par la plupart des historiens français : « résister consista à refuser que la France demande l’armistice, à refuser l’occupation allemande, et à être prêt à faire quelque chose dans le risque et l’illégalité. […] La Résistance avec un R majuscule fournissait des renseignements aux Alliés, récupérait les aviateurs abattus, diffusait de la propagande antiallemande et anti-vichyste, menait des sabotages et, en dernière instance, combattit les armes à la main ».
Ses six premiers chapitres sont consacrés au pourquoi. Pourquoi dire non, quand la grande majorité des Français admet l’armistice comme un soulagement ? Il y a ceux qui voulaient réparer l’humiliation de la défaite, être à la hauteur de leur père qui avait combattu durant la Grande Guerre ; pour d’autres, le refus de Pétain et de sa capitulation primait. Beaucoup étaient de jeunes idéalistes « qui passèrent beaucoup de temps, pendant la Résistance, à imaginer le monde qu’ils rebâtiraient après la Libération ». C’étaient des non-conformistes plutôt marginaux dans la société, opposés à la ligne de leur parti. Ce fut particulièrement le cas des communistes après la signature du pacte germano-soviétique, communistes dont l’auteur détaille les comportements en 1940-1941. Certains ont résisté tout de suite. Ainsi ce jeune militant de vingt-quatre ans : « Le Pacte, je l’ai vraiment pris en pleine gueule, dit-il avant d’ajouter : Bon, c’est ce que les Russes font, je ne sais pas pourquoi ils font ça. Ils ont sans doute leurs raisons. Ça ne change pas notre position. » Ou bien cette militante de la CGT qui explique : « Je n’avais plus rien. Mon père était arrêté, mon mari, je ne savais pas où il était, et j’avais perdu ma petite fille. Qu’est-ce qui me retenait ? »
La complexité de ces motivations parfois très personnelles, quelles que soient les obédiences politiques et religieuses, se révèle aussi dans les comportements après l’entrée en résistance. C’est particulièrement sensible à la lecture du beau chapitre 5, intitulé « Femmes et résistantes », et non « femmes résistantes », car elles ont dû assumer leur condition de femmes avant de pouvoir agir. À Londres, l’accueil a été difficile, elles subissaient « un sexisme très puissant ». Dans le Corps des volontaires françaises, « où je suis entrée avec enthousiasme », raconte l’une d’elles, « je ne servais à rien parce que je n’étais pas sténodactylo ». En France, ça n’allait pas mieux. Elles étaient les petites mains, cantonnées à des tâches logistiques et sociales. L’une d’elles s’en moque, en disant qu’elle devait effectivement boucher des trous, mais des « trous décisifs ». Elle entend par là « renouer les liens entre résistants après les arrestations et en aider les victimes », et elle souligne comment les femmes furent, en réalité, les chevilles ouvrières du travail social mis en place par la Résistance. Ce qui ne les empêcha pas de remplir des missions cruciales, comme celle d’agent de liaison ou de courrier. « Elles prirent aussi une part entière aux actions de renseignement, de propagande, et particulièrement pour les agents du SOE, au sabotage. » Sans doute n’ont-elles porté que très rarement les armes, car elles ont dû surmonter de nombreux obstacles pour participer aux combats.
Cette première partie du livre de Robert Gildea se clôt sur un saisissant portrait, « entre ombre et lumière », du résistant en personnage romanesque. Entré dans la clandestinité, il prend un pseudonyme, se fait passer pour un autre, change d’habits et de fréquentations. « Cette nouvelle identité créait un autre personnage qui jouerait son rôle au sein d’une petite troupe de comédiens, peu nombreux mais exceptionnels. » Le goût de l’aventure était souvent présent dans ses premières motivations, et orientait ses références littéraires, jusque dans le choix de son pseudo. Et ce « monde d’ombres cachées derrière le monde réel » voyait naître des amitiés et des amours, une solidarité durable, mais on y rencontrait également des mythomanes et, plus tragiquement, des traîtres.
La deuxième partie du livre suit l’action de nombreux groupes – les milieux chrétiens, les Juifs religieux, les révolutionnaires de la MOI, le groupe Solidarité, les sionistes, les conflits en Afrique du Nord et à Londres, etc. – et intègre ces destins dans une série de rebondissements. D’abord l’éparpillement et la concurrence entre groupes ou avec Londres et Alger, puis l’unité acquise en mai-juin 1943, grâce à Jean Moulin. Un moment que Gildea appelle « l’apogée ». Le préfet, envoyé de Londres, a réussi à unifier la résistance intérieure, les représentants des partis politiques et des syndicats, l’armée d’Afrique et les Français libres, sous l’autorité unique du général de Gaulle. Deux institutions, le CNR et le CFLN, ont été formées. Or, en quelques jours tout s’est effondré. Les arrestations par la Gestapo, que commandait Klaus Barbie à Lyon, du préfet Jean Moulin et du chef de l’Armée secrète Charles Delestraint ont remis tout en cause. La division, les concurrences, les ambitions et les chausse-trappes sont réapparues. Les deux conceptions de la Libération se sont opposées de plus belle – rétablissement de l’ordre pour les gaullistes, insurrection populaire pour les communistes –, en laissant des blessures durables (abandon du Vercors ou des Glières). Et si l’unité s’est finalement imposée sous la pression des Alliés, la Résistance a terminé minée par des luttes internes de pouvoir et des concurrences politiques, alors même que ses troupes gonflaient à l’approche de la défaite des nazis. « Lentement mais sûrement, par l’intermédiaire de ses fidèles, De Gaulle reprit le contrôle du Conseil national de la Résistance et prépara la nomination d’hommes fiables aux leviers de l’État. »
Ce grand portrait des résistants se termine sur la dernière et la plus longue bataille, celle que Gildea appelle « la bataille pour l’âme de la Résistance ». Il montre l’évolution d’une mémoire collective douloureuse, portée par des hommes et des femmes qui avaient personnellement payé très cher leur engagement – pas seulement par les déportations dans les camps de concentration. La mémoire de la Résistance et les commémorations ont d’abord été tiraillées entre la mémoire communiste et la mémoire gaulliste, lesquelles sont également contestées de l’intérieur (attaques contre Tillon d’un côté, contre Rémy et Frenay de l’autre). Gildea fait du discours d’André Malraux, prononcé lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon (1964), le point culminant de la mémoire gaulliste qui a fini par s’imposer (aidée par les circonstances politiques).
Puis il raconte comment, surtout après 1968, l’émergence de mémoires particulières (Juifs, femmes, étrangers…) a sapé cet édifice imaginaire, et mis de plus en plus en avant la souffrance des victimes plutôt que l’héroïsme résistant. Le procès du SS Klaus Barbie (1987) fut, de ce point de vue, un tournant, laissant de plus en plus la place à un autre mythe. Un « récit humaniste de la résistance comme sauvetage », conclut Gildea, célébrant les actions courageuses des Justes et les petits gestes de la population, est devenu le récit ou mythe dominant de la Résistance. Un mythe à nouveau, non pas au sens d’un récit fictif, mais au sens d’une histoire qui donne du sens et une identité à une société. […] Ce récit a rejeté dans l’ombre d’autres mythes centraux de la Résistance, à la fois le mythe gaulliste de libération nationale et le mythe communiste de l’insurrection populaire ». Qu’une telle analyse, aussi érudite que stimulante, nous vienne d’outre-Manche, d’un grand historien britannique, n’est pas un détail négligeable.
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Voir l’excellent dossier « Retour sur la Résistance » de la revue Critique, n° 798, 2013.