Avenir radieux ou chaos politique ?

Dans sa complexité, il n’est pas facile de comprendre notre temps, aussi bien d’un point de vue économique que politique. Partant, envisager l’avenir est un exercice risqué. La lecture de deux ouvrages que tout oppose nous donne l’occasion d’exercer notre sagacité. Laissez-moi faire et je vous rendrai riche, de Deirdre N. McCloskey et Art Carden, affirme que nous ne connaissons pas notre bonheur et que nous nourrissons obstinément des inquiétudes infondées. L’avenir est assuré ! Par contre, Peter Turchin s’interroge sur les cycles d’existence des sociétés et s’applique à trouver les causes qui provoquent leur déclin et, quelquefois, leur effondrement. Le titre du livre, Le chaos qui vient, est explicite.

Deirdre N. McCloskey et Art Carden | Laissez-moi faire et je vous rendrai riche. Comment le Pacte bourgeois a enrichi le monde. Trad. de l’anglais par Patrick Hersant. Markus Haller, 306 p., 25 €
Peter Turchin | Le chaos qui vient. Élites, contre-élites, et la voie de la désintégration politique. Trad. de l’anglais par Peggy Sastre. Le Cherche Midi, 448 p., 23 €

Le premier ouvrage se fonde sur ce que ses deux auteurs appellent « le Pacte bourgeois » qui est né à la fin du XVIIIsiècle avec Pierre de Boisguilbert, Turgot, Quesnay, Mirabeau. Sans oublier Adam Smith, un peu bousculé pour entrer dans le cadre. Leur héritier moderne serait Milton Friedman. Ce pacte, ayant provoqué « Le Grand enrichissement », a fait que notre monde est le plus riche de l’Histoire. Et cela va continuer car les auteurs envisagent un taux de croissance mondial permanent, permettant de doubler le bien-être matériel des individus dans les générations qui viennent. Dans un bel optimisme, il est certifié que la pollution et les prétendues limites matérielles de la planète seront palliées par « l’innovisme », autrement dit la capacité à innover.

« Le Pacte bourgeois » s’oppose aux trois autres : « le Pacte aristocratique », « le Pacte bolchévique », « le Pacte bureaucratique » (né avec Bismarck, lequel est présenté par les auteurs comme un démagogue qui cherchait à gagner des suffrages), continué sous la forme de l’État providence. La thèse est radicale : l’ingéniosité humaine est naturelle et un certain nombre de personnes sont capables d’innovisme. Elles doivent pouvoir s’épanouir hors de toute contrainte. La noblesse ou le Parti communiste ne manquent pas d’étouffer leurs potentialités mais aussi et surtout l’État, qui, même quand il croit aider, gâte la situation… Cet innovisme élitaire naît de lui-même. Les deux auteurs vont donc énumérer les erreurs de jugement qu’ils prêtent aux lecteurs, auxquels ils s’adressent d’une manière familière et péremptoire : ils sont priés de reconnaître que « le Grand enrichissement » n’est pas dû aux ressources, au chemin de fer, aux droits de propriété, ni à la frugalité ou au capitalisme, pas plus qu’à l’école ou à la science, encore moins à l’impérialisme ou à l’esclavage. Tous ces éléments ne sont que secondaires par rapport à l’esprit novateur.

L’État providence oblige « les gens à renoncer au bouillonnement d’une vie d’adulte libre pour devenir des enfants de l’État » avec une protection de la vieillesse, un soutien à l’enseignement supérieur et à la santé. D’ailleurs, le « medicare » et la sécurité sociale aux États-Unis ont fait apparaître « un puissant groupe de retraités menaçant de représailles tout homme politique qui oserait y toucher ». Le fier Pacte bourgeois dit à l’État : « Mêlez-vous de vos affaires ! » car « la volonté générale étatiste vous privera toujours de la dignité qui s’attache au choix individuel. La volonté générale est un mauvais maître ». La conclusion s’impose : « Pas de maître ; vous, et vous seul ». En effet, si un système étatique est protecteur, « chacun devient l’esclave de tous les autres », et c’est une forme de vol. Dans le même esprit, les délocalisations et les dépôts de fonds dans les paradis fiscaux n’ont pas à être entravés. Seule l’ignorante intelligentsia de gauche peut le souhaiter, niant que « la démocratie commerciale intrinsèque [consistant à choisir tel produit plutôt qu’un autre] est plus précise et plus puissante qu’un véritable scrutin ». 

Le chaos qui vient
« L’arbre mortel Upas de Wall Street », J. Keppler (1882) © CC0/Library of Congress

On apprend également que les keynésiens sont « des magiciens » qui « ne font que nuire à la population », que les mathématiques et la science, en particulier la cosmologie, n’apportent pas grand-chose, à l’inverse de l’ingénierie et de la technologie. Ainsi, « la revalorisation du petit-bourgeois bricolant dans son écurie, puis dans son garage, a eu bien plus de conséquences réelles » que « la science des prismes et des planètes de Newton ». En outre, « l’école est difficile, chère et pas toujours amusante, beaucoup choisiront de s’en passer, à moins que le gouvernement n’intervienne par la contrainte ». Que l’État se mêle de financer les études est donc une idée absurde et autoritaire.

Cependant, les auteurs semblent ignorer que c’est bien l’État américain qui a contribué à l’essor de l’industrie en favorisant le protectionnisme (Hamilton contre Jefferson). L’État allemand a eu le même rôle, et que dire du Japon impérial à l’ère Meiji, de la France gaullienne (électronique, nucléaire, aéronautique (Concorde), aérospatial) et du Parti communiste en Chine aujourd’hui ! N’oublions pas non plus que les fonds énormes alloués par l’État américain à la recherche militaire bénéficient ensuite à l’industrie privée. On lit avec étonnement que, contrairement au Ghana qui stagne, « la Chine ne reçoit pas un centime et elle triomphe ». Le succès économique de la Chine fut pourtant dû aux investissements américains, japonais et européens autorisés par Deng Xiaoping, et, curieusement d’ailleurs, le pays continue à être subventionné à travers l’Aide au développement. 

Savons-nous que les mouvements ouvriers n’ont jamais entravé l’exploitation du prolétariat ? Ils portent préjudice aux ouvriers non syndiqués et font augmenter les prix, défavorisant alors le consommateur. À quoi bon faire payer les riches ? Ils sont si peu nombreux que répartir leur fortune dans la société n’apporterait rien. Les salaires et les conditions de travail, « tout comme l’eau, finissent par s’établir à leur niveau naturel » puisque le salarié peut toujours démissionner. Une augmentation de salaire ne peut venir que d’un accroissement de la productivité. L’esclave salarié n’existe pas. En revanche, c’est bien l’État qui nous réduit en esclavage « par le biais de l’impôt ou de la conscription ». Apprenons que « le travail en usine n’était pas plus destructeur pour l’esprit que l’abêtissement de la vie rurale ». Enfin, dans l’Histoire, « ce sont des « capitalistes » et leurs descendants qui ont mis fin à l’esclavage ». 

Aveugles que nous sommes ! La pierre philosophale de la prospérité est à nos pieds, et nous ne la ramassons pas. Il suffirait de ne rien faire pour que se déploie ce libéralisme moderne qui est « une économie de marché éthique ». Ce bréviaire libertarien est si fervent qu’il en devient poétique. Incontestablement, l’ouvrage est très centré sur les États-Unis, et l’on sent souvent se profiler l’ombre des Pères pèlerins puritains des origines, d’ailleurs explicitement cités car « le Pacte bourgeois » fut longtemps porté par « les gens ordinaires » des congrégations religieuses protestantes « caractérisées par une hiérarchie minimale voire inexistante ». Toutefois, le tenace lecteur qui arrive aux dernières lignes de la dernière page se frotte les yeux, incrédule, lorsque, avant de clore le livre, il apprend que les « individus libres » peuvent « éventuellement » être protégés par « un État modéré » en cas d’invasion ou d’épidémie. Mieux encore, celui-ci peut même « éventuellement » taxer afin de financer « un filet de sécurité efficace aidant les pauvres et les handicapés ». Dostoïevski a raison, le remords existe !

Peter Turchin, dans Le chaos qui vient, ne pense pas que l’Histoire soit « une bête succession d’événements ». Il a contribué à créer la « cliodynamique ». Celle-ci se fonde sur un important regroupement de données, appelé « Seshat », qui touche à l’Histoire depuis les origines connues, mais aussi à la climatologie, la démographie, l’économie, la sociologie, la géopolitique. De cette banque de données, il extrait « Crisis DataBank », riche de l’étude d’une centaine de sociétés, et qui correspond à sa problématique d’anthropologue : pourquoi des sociétés durent-elles et pourquoi d’autres s’effondrent-elles ?

Dans le cycle « intégration/désintégration », trois facteurs d’instabilité apparaissent d’une manière récurrente : l’appauvrissement des classes populaires, la mauvaise santé fiscale de l’État et un environnement géopolitique défavorable. Pourtant, un autre facteur très important, auquel on ne songe guère, est la « surproduction d’élites ». Par exemple, Turchin observe que les nobles, propriétaires terriens qui produisaient des céréales grâce à la corvée, ne surent pas s’adapter après les réformes d’Alexandre II qui abolit le servage en Russie. Leurs enfants firent des études, et ainsi, entre 1860 et 1880, le nombre d’étudiants tripla. Vivant dans la pauvreté et la frustration, beaucoup furent séduits par les diverses théories révolutionnaires venant d’Europe occidentale. De même, la révolte des Taiping (1851-1864) est due à un surplus de lettrés sans emploi qui se transforment en contre-élite. Plus près de nous, les Printemps arabes furent largement provoqués par des diplômés n’ayant pas de métier correspondant à leur formation. Les conceptions de l’auteur amènent à reconsidérer les événements : les défaites de Crécy, Poitiers et Azincourt se sont révélées bénéfiques pour les Français car elles ont résolu le problème de la surproduction d’élites de l’époque ! Turchin fait remarquer que les sociétés polygames sont davantage l’objet de désintégration car les enfants des élites sont évidemment plus nombreux et se battent entre eux. L’historien arabe du XIVe siècle Ibn Khaldoun l’avait remarqué.

À l’inverse, il constate que les crises ne sont pas inévitables si l’élite sait modérer la pression qu’elle exerce sur les classes laborieuses. Ainsi, la Russie et l’Angleterre n’ont pas connu de révolution au XIXe siècle. Même si les deux pays étaient fort différents, l’un étant un empire autoritaire, l’autre un empire libéral, ils ont su réformer. Cependant, ce que l’auteur qualifie de « pompe à richesse » est un système auquel cèdent souvent les élites de l’oligarchie quand elles deviennent trop puissantes et qu’elles ont la possibilité d’accaparer les richesses au détriment de l’équilibre social. 

La première élection de Donald Trump était prévisible car fondée sur l’appauvrissement de la population, les salaires modestes se trouvant figés depuis 1975, et en particulier sur « le déclassement des blancs hétérosexuels sans diplôme ». En conséquence, il y a eu une surproduction d’élites richissimes ainsi qu’un surnombre de candidats fortunés aux diverses élections. Peter Turchin déplore que « les systèmes basés sur les classes » soient devenus des « systèmes de partis multi-élites ». Il considère que le Parti démocrate défend, à présent, les 10 % les plus riches, comme le Parti républicain, auquel il s’oppose toutefois. C’est pourquoi, voter Trump, au début candidat improbable et milliardaire, permet aux « roturiers » d’exprimer leur mécontentement à l’endroit des classes dirigeantes.   

L’histoire a des causes profondes qui se succèdent en cascade avec la possibilité toutefois d’infléchir son cours. Turchin étudie la possibilité de modéliser « des prévisions multi-trajectoires » en fonction des facteurs « pompe à richesse » et de la paupérisation, du degré de radicalité des dominés, de la contagion sociale, de l’indice de stress politique, de la diminution de l’espérance de vie. Les résultats n’ont rien de rassurant pour l’avenir des États-Unis si les inégalités ne sont pas jugulées : « Système social indéfiniment bloqué dans un État cumulant fort appauvrissement, intense conflictualité entre élites et radicalisation élevée ». La guerre civile est toutefois écartée du fait de l’importance de l’appareil coercitif américain. 

L’Europe occidentale doit regarder les États-Unis comme « un anti-modèle ». Cependant, elle souffre des mêmes problèmes : surproduction de jeunes diplômés, « pente glissante de la diminution des salaires », mais aussi « propagation du fondamentalisme néoclassique du marché, promu par des publications internationales influentes, à l’instar de The Economist, et d’organisations internationales dominées par les États-Unis telles que le FMI ». Peter Turchin affirme que les démocraties sont vulnérables à la subversion ploutocrate des élites, ce qui ne semble guère pris en considération par Deirdre N. McCloskey et Art Carden. Deux visions s’opposent donc frontalement. Où est l’Histoire, où est l’idéologie ?