L’éléphant dans le salon

Croissance oblige, la recherche économique a longtemps été convaincue de la disparition des inégalités de richesses. Ces derniers temps, Thomas Piketty ou Joseph Stiglitz ont pourtant donné une image moins irénique de la situation actuelle. Optant pour une perspective panoramique, Branko Milanovic, naguère chef économiste à la Banque mondiale, propose une analyse internationale de l’évolution des inégalités au cours des trente dernières années.


Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances. Préface de Thomas Piketty. La Découverte, 288 p., 22 €


Parfois, l’histoire joue des tours amusants. L’île de Jersey par exemple, avant d’être un paradis fiscal bien commode, fut le refuge d’exilés politiques. Et notamment d’un écrivain qui, par un mois de mars 1854 sans doute moins chaud que le nôtre, confiait à son journal: « et je dis que l’Humanité a un synonyme : Égalité… » Qui aurait de nos jours la candeur sublime d’écrire cela ? Même à son journal, on n’oserait pas. Il faut dire que, « de nos jours », Apple a pris la place de Victor Hugo en domiciliant son siège fiscal dans le bucolique petit port de Saint-Hélier. Rien de stable, ici-bas.

Mais ne cédons pas à la nostalgie. Tout n’est pas voué à une inexorable extinction. Songeons aux classes « aisées », « à très hauts revenus », etc. Jusqu’aux années 1980, on les croyait vouées au sort peu enviable réservé jadis aux hommes de Neandertal. Leur cohorte s’amenuisait petit à petit sous l’implacable pression des classes moyennes, nouveaux sapiens-sapiens. Lâchons le mot : les vrais riches étaient une espèce en voie de disparition. La social-démocratie, fossoyeuse sans respect, agitait déjà son mouchoir en un ultime au-revoir. Mais les possédants n’avaient pas dit leur dernier mot… et, si la science économique a bien une fonction, c’est de nous rassurer sur ce point : ils ont repris du poil de la bête.

Puisqu’on parle d’animaux, il faut regarder avec attention le passionnant graphique du livre de Branko Milanovic, dont les points reliés dessinent un bel éléphant, trompe dressée. Image géniale car synthétique et qui, depuis la publication américaine de ce livre en 2016, a rendu mondialement célèbre ce chercheur spécialiste des inégalités et actuellement enseignant à New York. L’éléphant, donc, représente la progression des revenus entre 1988 et 2008 à l’échelle mondiale en fonction du niveau initial de revenu par foyer. Qui a gagné le plus pendant ces vingt ans ? De très loin, les personnes situées autour du 50e décile de la distribution mondiale. Dit autrement, l’ouverture des marchés mondiaux dans le courant des années 1990 a entraîné une progression des revenus de 80 % pour les ruraux de Chine, d’Inde ou des pays de l’Est, passés tout droit de la paysannerie à la qualité d’ouvriers d’usines textiles ou d’employés de call centers. En revanche, la progression a été bien moindre, voire inexistante, pour les classes moyennes d’Europe occidentale, du Japon ou des États-Unis. Celles-ci fondent, ayant perdu un membre sur cinq depuis 1979. D’où un processus divergent : « Pour le dire vite, les grands gagnants de la mondialisation ont été les pauvres et la classe moyenne en Asie, et les grands perdants, les classes moyennes inférieures du monde riche. »

Dans ce panorama, si l’Asie émerge, l’Afrique reste en dehors de l’évolution générale. Quant à la trompe dressée du pachyderme, elle symbolise la progression de plus de 40 % des revenus des 1 % les plus riches pendant ces deux décennies. On entend déjà les optimistes claironner : tout le monde s’est donc enrichi ! Dans une certaine mesure, oui. Mais pas de manière égale. Car, au cours de la même période, 44 % des gains totaux de revenu ont bénéficié aux 5 % les plus riches de la population mondiale. Ou encore : 20 % de ces gains ont fini chez les 1 % les plus riches. Et si l’on observe non plus le revenu mais la distribution mondiale du patrimoine, les inégalités prennent des proportions plus astronomiques encore, la dynamique de concentration s’étant accrue depuis 2010. Tant et si bien qu’en 2013 le dit « top » 1 % possédait 46 % du patrimoine mondial. Champagne ! Grandes masses, abstraites car colossales, et pourtant bien utiles pour saisir les logiques hétérogènes et contrastées de la globalisation. En somme, l’éléphant risque de ne plaire ni aux critiques de la mondialisation ni à ses sectateurs.

Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances

Mais réduire cet ouvrage à des séries statistiques ne lui fait pas honneur tant il embrasse de sujets et révèle l’étendue des lectures de Milanovic. En effet, on a d’abord là une roborative somme d’histoire économique, qui interroge le mouvement des inégalités sur le long terme, compare les sociétés pré-industrielles et contemporaines, ou examine les théories qui se sont succédé en la matière. À commencer par la courbe de Kuznets. Il vaut la peine de s’attarder sur cette théorie centrale, tant elle a dominé les pensées à partir des années 1950. Simon Kuznets établissait que le processus d’industrialisation et de scolarisation augmenterait fortement les inégalités dans un premier temps puis déboucherait sur une égalisation des conditions. Thomas Piketty rappelait déjà les faiblesses de ce modèle dans Le Capital au XXIe siècle, et Milanovic ouvre ici un passionnant débat avec notre économiste (inter)national.

Selon Milanovic, la réduction des inégalités provient avant tout des conflits mondiaux et de politiques de redistribution ambitieuses. En d’autres termes, les inégalités ne se réduiraient pas naturellement grâce à un jeu de rééquilibrage propre au capitalisme. S’accordant avec Piketty, Milanovic bat aussi en brèche le caractère téléologique et mécaniste du modèle de Kuznets. Pour autant, il ne l’exclut pas non plus dans son ensemble et propose l’idée de « cycles ou de vagues de Kuznets » : il y aurait des phases de réductions et d’amplifications des inégalités. Mais ainsi, jusqu’à quand ? Ce n’est pas dit.

En somme, le modèle de Milanovic, moins idéal, dénué de la moindre linéarité rassurante, est peut-être aussi plus empreint de pessimisme : il trahit autant notre époque que Kuznets la sienne. Du reste, Milanovic pense lui aussi que les facteurs endogènes à l’économie restent la première explication des inégalités. Sans focaliser son attention sur l’accumulation du capital comme Piketty, il considère que l’augmentation des inégalités à partir des années 1980 résulte de l’irruption des nouvelles technologies, corrélées à l’ouverture des marchés mondiaux (et la permettant). Ces derniers auraient permis une concentration du capital tandis que des moyens techniques neufs conféraient au capital une mobilité inattendue… rendant bien difficile de l’imposer. D’où l’interprétation suivante de la mutation enclenchée par Thatcher ou Reagan : « Les nouvelles politiques qui ont débuté dans les années 1980 étaient moins mues par un sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de l’État social (ce qui était leur logique initiale et affichée) que par le processus de mondialisation inhérent à la révolution de l’information. » Certains sociologues, philosophes ou historiens des idées nomment « néolibéralisme » cette dynamique. Et lui attribuent bien d’autres causes, tant intellectuelles qu’internes aux États. Incontestables, la profondeur et la largeur de vue de Milanovic achoppent néanmoins sur ce refus rentré de prendre en compte d’autres perspectives que celle de sa discipline. Mais peut-on lui reprocher d’être économiste, ou de considérer que le capitalisme est l’horizon indépassable du XXIe siècle ?

D’autant que cette surdétermination de l’économie conduit l’auteur à des vues d’une franche radicalité sur le jeu politique occidental, américain en particulier. Non sans ironie, cette perspective le conduit souvent à une tonalité marxiste. (Soit dit en passant, l’un des plaisirs de ce livre réside dans ces citations inopinées de classiques du mouvement ouvrier, traitées avec un distrayant mélange de familiarité et de distance. Rémanences, peut-être, d’une thèse soutenue à Belgrade en 1987, dans la lointaine Yougoslavie socialiste…) Ses analyses de la ploutocratie locale n’invitent pas à un optimisme démesuré. Milanovic remarque que les détenteurs de hauts revenus sont dorénavant aussi les détenteurs du capital. Il y voit une mutation sociologique profonde. Citons cette remarque, incidente mais très rusée : « L’acceptation de la structure sociale est renforcée par le fait que les personnes riches travaillent. » Ce point explique en partie le désarmement actuel d’un certain anticapitalisme, qui continue à voir dans les possédants des « inactifs » dont le corps social peut fort bien se passer.

Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances

Branko Milanovic

Cela dit, l’inquiétude de Milanovic face à la ploutocratie demeure celle d’un libéral. En d’autres termes, c’est d’abord leur puissance de corrosion de la démocratie représentative qui rend les inégalités condamnables. D’où le dilemme suivant : d’un côté des gouvernements dont les politiques à destination des plus riches grippent la démocratie… et de l’autre des régimes dont les velléités de fermeture des frontières menacent la croissance ! Avec quelques années de recul depuis l’écriture de ce livre, remarquons qu’aujourd’hui, en Europe comme aux États-Unis, la ploutocratie s’accommode très bien du nativisme ! Et, en la matière, les pronostics de Milanovic prennent une teinte fort sombre : « Les travailleurs des pays riches sont pris en étau entre les plus riches de leurs propres pays, qui continueront à tirer profit de la mondialisation, et les travailleurs des pays émergents, plus attractifs à l’embauche compte tenu de leurs salaires bon marché. »

Quels sont les remèdes ? L’auteur n’accorde pas grand crédit à la faisabilité de « l’impôt mondial » proposé par Piketty. Quant à un rééquilibrage du rapport de force en faveur du travail au détriment du capital, Milanovic ne semble guère y croire non plus. De fait, dans ce récit « économiste », le « volontarisme politique » appliqué aux affaires économiques, sans être complètement écarté, est envisagé avec suspicion. Et, sans surprise, des pistes sont évoquées du côté de mutations technologiques qui pourraient profiter aux classes moyennes des pays riches. Enfin, soucieux de ménager efficacité économique et réduction des inégalités, l’ouvrage s’étend sur les effets bénéfiques de l’ouverture des frontières, propre à faire baisser les inégalités mondiales, ce qui est difficilement contestable… tout en reconnaissant que les arrivées de migrants en Europe ou aux États-Unis faisaient baisser les salaires des classes moyennes inférieures. Nouveau dilemme. D’où une proposition alambiquée et peu heureuse, consistant à « introduire de légères différences de traitements définies par la loi entre les locaux et les travailleurs étrangers ». Quand bien même un tel type de solution réconcilierait libéraux et nativistes, ce serait au prix d’une mise en danger des principes les plus élémentaires de nos sociétés.

Le futur apparaît donc incertain. Milanovic prévoit que les inégalités entre pays peuvent continuer à se réduire, les nouvelles classes moyennes asiatiques finissant par rejoindre doucement celles des pays développés. Sans illusion, l’économiste rappelle qu’on en est encore loin. Naître dans un pays riche place d’emblée les individus très au-dessus de la moyenne mondiale en termes de revenu : « Du simple fait d’être né aux États-Unis plutôt qu’au Congo, une personne verra son revenu multiplié par 93. » L’auteur nomme « prime de citoyenneté » cette inégalité première. Cela l’entraîne vers de stimulants commentaires sur John Rawls : à l’échelle mondiale, la notion d’égalité des chances reste, dans la situation actuelle, un vain mot.

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