Obligés d’en faire toujours plus avec toujours moins, les enseignants-chercheurs n’ont pas le moral. Les vacataires non plus. C’est ce que montrent, chacun à sa manière, les livres du sociologue Dominique Glaymann et de l’économiste Thomas Porcher.
Le constat dressé est sombre : surcharge de travail, perte de sens, concurrence à tout crin. Sans avoir perdu tous ses charmes, le métier d’enseignant-chercheur n’est plus ce qu’il était. Et ce sont les étudiants qui en font les frais. À l’abri des regards, dans leurs laboratoires et leurs amphithéâtres, les enseignants-chercheurs exercent un métier mal connu. Ils sont aujourd’hui environ 46 000 en France (en excluant le domaine de la santé), répartis entre le grade de maître de conférences et celui, plus élevé, de professeur des universités – et les grades sont sans doute aussi importants à l’université qu’à l’armée. Si leurs conditions matérielles de travail ne sont pas mauvaises, tout le reste semble stagner ou se dégrader. C’est le constat qui ressort des 684 questionnaires et des 108 témoignages recueillis par le sociologue Dominique Glaymann. Seulement 11 % des répondants à ce questionnaire sont de plus en plus satisfaits au travail ; 40 % le sont de moins en moins.
Il y a d’abord les étudiants, toujours plus divers, ce qui complique l’enseignement, et toujours plus nombreux, alors que la taille du corps enseignant stagne depuis la fin des années 2000. En quinze ans, le budget de l’enseignement supérieur par étudiant a ainsi chuté de plus de 20 %. Il y a ensuite les membres du personnel administratif. Souvent peu qualifiés, peu investis, simplement parce que la plupart ont un CDD mal payé, ils sont cantonnés dans des tâches répétitives et mal intégrés dans les équipes pédagogiques et scientifiques. Les enseignants-chercheurs se retrouvent ainsi à effectuer eux-mêmes un volume croissant de tâches administratives (c’est le cas de 89 % des répondants au questionnaire). Il faut faire des emplois du temps, il faut recruter et suivre les enseignants vacataires, il faut promouvoir les diplômes auprès de potentiels étudiants, il faut encadrer des stages de plus en plus nombreux, il faut assurer la logistique des projets de recherche, il faut lire les dizaines de mails quotidiens, et il faut saisir des données, renseigner des plateformes et notifier à sa hiérarchie les candidatures, les admissions, les inscriptions, les absences, les abandons, les notes, les réussites au diplôme, l’occupation des salles, le coût de chaque diplôme, de chaque parcours, voire de chaque groupe de travaux dirigés. Le tout produit souvent, écrit Glaymann, une « surcharge mentale et cognitive », mais aussi un sentiment de gâchis : au lieu d’enseigner, ou de faire de la recherche, des universitaires surdiplômés (et parfois payés plus de 5 000 € par mois) remplissent sans fin des tableaux que personne ne lira.

Si les enseignants-chercheurs sont bombardés de tâches administratives, c’est en partie à cause d’Internet, qui fait de chacun de nous le petit bureaucrate de sa propre vie. C’est aussi, écrit Glaymann, parce que l’enseignement supérieur s’est « managérialisé ». Les présidents d’université ont davantage de pouvoir et sont flanqués d’un état-major de vice-présidents, de chargés de missions et de directeurs (des services, des achats, des systèmes d’information, des affaires juridiques, du patrimoine, de la communication, des ressources humaines, etc.). Toujours plus nombreux et influents, des bataillons de cadres, souvent étrangers à la culture de l’université, y importent les manières de faire et de penser du monde de l’entreprise. Le travail universitaire est ainsi devenu plus procédural, plus normé, plus chiffré.
Les enseignants-chercheurs sont évalués sur leurs recherches, et non sur leur enseignement, mais ni les présidents d’université ni les ministres qui se succèdent rue de Grenelle ne leur donnent les moyens de faire de la recherche, observe encore Glaymann. Depuis une vingtaine d’années, les établissements n’ont plus guère de budgets récurrents pour financer leurs laboratoires, et les enseignants-chercheurs, qui doivent répondre à de fastidieux appels à projets dont les taux de réussite avoisinent ceux du loto, ont le sentiment de passer plus de temps à demander de l’argent pour faire de la recherche qu’à faire de la recherche.
S’ils veulent pouvoir enseigner, conduire des recherches et arriver au bout de leur longue liste de tâches administratives, les enseignants-chercheurs doivent presque tous prendre sur leur temps personnel. Les femmes, qui consacrent environ deux fois plus de temps que les hommes aux tâches domestiques et parentales, sont ainsi désavantagées. Sans surprise, elles représentent 45 % des maîtres de conférences, mais seulement 29 % des professeurs. Le plafond de verre pèse aussi sur les universités.
La situation n’est pas désespérée pour autant. S’ils sont obligés d’assurer entre 128 et 192 heures de cours par an, les enseignants-chercheurs sont libres d’organiser à leur guise le reste de leur temps. Leurs responsabilités sont souvent gratifiantes, leur cadre de travail agréable, et ils travaillent sur les sujets de leur choix. Le métier, longtemps prestigieux, continue d’ailleurs de susciter des vocations (le nombre de doctorants diminue mais ne s’est pas effondré). Et si Glaymann parle de « souffrance au travail pour beaucoup d’enseignants-chercheurs », il reconnaît qu’ils semblent « assez préservés tant des risques pour la santé physique que pour la santé psychique ».

C’est le défaut du livre, dont on ne peut contester par ailleurs le sérieux et la minutie. Il documente le ressenti des enseignants-chercheurs, sans enquêter sur le fonctionnement réel des universités ni donner la parole au personnel administratif et aux dirigeants – Glaymann cite à peine les cinq présidents et vice-présidents qu’il a interrogés. Assumant sa posture militante, il pioche dans une littérature secondaire presque toujours à charge, mais pas toujours pertinente. Il plaque sur ses données des concepts critiques, comme « bureaucratisation néolibérale », « managérialisation », « gouvernementalité », « gouvernance par les nombres » et « société de l’accélération », souvent sans prendre le temps de les définir et de les adapter à son objet. Il écrit par exemple, à propos des enseignants-chercheurs contribuant à la « néolibéralisation » de leur université : « On retrouve ici ce que Foucault nommait la gouvernementalité qui consiste notamment à “l’élaboration et la mise en place de techniques pour gouverner les individus, c’est-à-dire pour conduire les conduites” ». Mais le concept de « gouvernementalité », ainsi défini, éclaire-t-il vraiment la situation actuelle des universitaires français ?
Si les universités fonctionnent tant bien que mal, ce n’est pas seulement parce qu’elles peuvent compter sur le dévouement de fonctionnaires investis dans leur travail, comme c’est le cas des lycées, des collèges, des écoles, des crèches, des hôpitaux et de tous les autres services publics. C’est aussi que les universités profitent d’un vivier de vacataires compétents et motivés prêts à accepter de mauvaises conditions de travail dans l’espoir de décrocher la martingale : un CDI. Ces enseignants précaires, que Glaymann laisse dans l’ombre, sont l’objet du livre de Thomas Porcher, qui condense en une journée type les cinq années qu’il a passées à faire des vacations.
Les vacataires sont des précaires, explique Porcher. Obligés d’accumuler les contrats en CDD, ils courent d’un établissement à l’autre et attendent des mois avant d’être payés, souvent en dessous du SMIC horaire (si l’on compte le temps de préparation des cours et de correction des copies). Les vacataires sont des travailleurs recrutés et remerciés par mail, soumis au bon vouloir des enseignants statutaires mais aussi des étudiants, qui peuvent se plaindre à l’administration jusqu’à obtenir leur renvoi. Glaymann aurait ainsi pu ajouter « ubérisation » à sa liste de concepts critiques.
Cette précarité professionnelle entraîne souvent d’autres formes de précarité : difficile de se loger sans CDI, difficile de bien se nourrir quand on a peu d’argent et seulement dix minutes de pause le midi, difficile d’avoir des relations affectives à long terme et des enfants quand on est prisonnier de l’urgence et de l’aléatoire. « J’étais devenu nerveux, aigri et anxieux », écrit Porcher.
Aux côtés des 46 000 enseignants-chercheurs, on compte aujourd’hui environ 13 000 enseignants du second degré, 23 000 contractuels et le nombre effarant de 167 000 vacataires, qui ne cesse de croître. Ce sont ces 167 000 enseignants non titulaires, dont la plupart n’ont ni thèse ni formation pédagogique, qui assurent aujourd’hui la majorité des cours à l’université, notamment en licence, auprès des étudiants tout juste auréolés de leur réussite au baccalauréat. C’est à ces travailleurs jetables et mal formés que la France choisit, chaque année un peu plus, de confier son avenir.