La littérature à l’état spectral 

« Tu n’auras pas ma voix, grande voix » : extraite du poème « Immense voix », qui ouvre le recueil Épreuves exorcismes d’Henri Michaux, l’épigraphe du dernier roman d’Alban Lefranc résonne tout à la fois comme un avertissement adressé au lecteur et comme l’annonce d’un programme narratif. Car la voix dont il est question n’est plus seulement celle d’un poète réfractaire, qui cherche à « tenir en échec les puissances environnantes d’un monde hostile » par la pratique de la poésie.

Alban Lefranc | Dis-moi qui tu hantes. Verticales, 184 p., 20 €

Cette voix, c’est aussi celle de Julien Mana, l’écrivain fictif au centre de ce roman. Qui est cet écrivain né en Normandie en 1970 et mort à Paris en 2022, soit notre immédiat contemporain inconnu au bataillon ? Telle est la question autour de laquelle tournent les monologues des sept témoins qui relatent alternativement des segments de son existence. Au fil de cette pseudo-biographie fragmentaire, s’élabore le portrait d’un écrivain autodidacte entièrement façonné par l’écrit, qui trouve son nom de plume sur la couverture d’un livre (Mauss ?) : « MANA : le pouvoir surnaturel en Polynésie, disait le livre – et Julien l’avait saisi, comme une couronne disponible. » Si ce pseudonyme révèle d’entrée de jeu une obsession pour le pouvoir magique prêté aux mots, il n’occulte pas pour autant le nom d’origine de ce personnage d’auteur: Julien Ménard, écho au Pierre Ménard de Borges. Ligne de fictions enchevêtrées, l’identité de Mana demeure indécidable, tout comme le genre du livre que nous lisons.

Certes, il pourrait être tentant de chercher quelque ressemblance biographique entre cet écrivain imaginaire et l’écrivain, traducteur et fondateur de la revue La Mer gelée, Alban Lefranc : né à Caen en 1975, l’auteur de Dis-moi qui tu hantes a vécu à Berlin et vit actuellement à Paris. Comme Mana. À ceci près que l’écrivain fictif, qui sombre peu à peu dans la folie et finit sa vie dans la misère, est mort, assassiné d’un coup de couteau dans le XXe arrondissement de Paris. Qu’est-ce qui a pu provoquer un tel meurtre ? Si l’on ignore qui a tué Mana, le roman cherche en tout cas à saisir ce qui, dans les actes de cet écrivain, dérange au point que tous ceux de son espèce ont aujourd’hui disparu, massacrés. « Tous les Mana sont morts », nous assure-t-on. Aussi Dis-moi qui tu hantes les fait-il revenir, réaffirmant la puissance critique de leurs mots et de leurs gestes intempestifs. On a ainsi moins affaire à la biographie d’un double fantasmatique de l’écrivain réel qu’à une hantologie de la « littérature en personne », pour reprendre une expression de Michon au sujet de Beckett. 

Alban Lefranc, dis moi qui tu hantes
Alban Lefranc © Francesca Mantovani/Gallimard

Dis-moi qui tu hantes emprunte certainement au genre du roman de la quête de l’écrivain (Rilke, Joyce ou Gide) repris et frappé au sceau du négatif par de nombreux auteurs contemporains (Javier CercasPaul AusterEnrique Vila-Matas…). Le roman interroge la vocation de l’écrivain, cite des pages du journal fictif tenu par l’auteur avant sa mort à la fin du livre. Néanmoins, rien d’idéal ni d’abstrait dans ce roman de l’écrivain. L’activité littéraire est présentée dans toute son immanence, ramenée aux conditions matérielles de son exercice : sa fragilité et sa grandeur viennent précisément de ce rapport à la fois prosaïque et sacré à l’écriture. Mana entoure son lit de livres qu’il dispose à la manière de talismans dont il attend protection et envoûtement. Ses références éclectiques, littéraires, philosophiques, théologiques, forment moins une bibliothèque ordonnée qu’un compagnonnage d’auteurs que Mana incorpore à la manière d’un Quichotte, qu’il convoque et revitalise par la citation. Ce rapport « primitif » et anachronique à la littérature trouve son expression dans la pratique quotidienne, hygiénique et maladive, du prélèvement d’énoncés extraits de la presse, de tags, d’affiches, auxquels l’écrivain oppose les phrases tirées de livres à la langue réputée nécessaire et implacable. Cet art du bricolage visuel hérité des avant-gardes du XXe siècle vise à rendre visible et à neutraliser ce qu’Éric Hazan a nommé la « propagande du quotidien ». Mana voit le langage. Comme Barthes, en plus malpoli. Il cherche jusqu’au bout les phrases qui agiront de telle sorte que l’idéologie dominante n’aille plus de soi, brouillée et recouverte par d’autres mots.

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Cette quête maniaque d’une rhétorique littéraire agissante, fantasme partagé et interrogé par nombre d’écrivains contemporains, trouve à s’incarner dans un corps en excès dans le roman d’Alban Lefranc. Mana est grand, il parle d’une voix « trop forte, presque scandaleuse », il boit « comme un barbare », il aime faire l’amour – il refuse de dire « baiser » – avec des femmes. On le voudrait volontiers homosexuel. Sa vitalité va de pair avec une laideur appuyée : yeux exorbités, bedaine d’alcoolique, débraillé de clochard. Mana est un silène, un Socrate contemporain. Or, Le Banquet nous enseigne que, sous ses dehors repoussants, le silène abrite la présence d’une divinité. Vu sous cet angle, le roman composé de quatre parties (Paris 2007-2008 ; Berlin 2017 ; Paris novembre 2021-avril 2022 ; Paris 18 mars-9 avril 2022) pourrait se lire comme un retable, exposant les étapes du destin de saint Julien Mana, héritier spirituel des grands iconoclastes et des poètes maudits, prêchant la révolte romantique contre la culture marchandise. Cette hypothèse hagiographique est séduisante, mais elle résiste mal à la lecture de ce roman choral. Tout l’intérêt du récit tient au montage polyphonique de témoignages lacunaires, peu fiables, entourant la vie de Mana de zones d’ombre.

Car ces différents narrateurs ne sont pas de simples thuriféraires. Tous portent des coups de canif à l’image du saint ou du héros. Chacun interroge à sa manière ce qui fait et défait la réputation d’un écrivain. Tandis qu’Élisabeth et Hervé, le duo qui ouvre la première partie, font état d’une fascination durable et mêlée pour Mana quadragénaire, auteur d’un premier roman remarqué, La Vision dans l’île, les narrateurs qui suivent entretiennent avec lui une relation spéculaire étonnante. Les narratrices prêtent successivement une oreille complaisante et sceptique (Michaëla), aimante et lucide (Alice), amicale et irritée (Virginie), aux tourments existentiels et littéraires de l’auteur. Quant aux narrateurs masculins, ils s’apparentent à des doubles possibles. Interné à l’hôpital de la Charité, Luc se confond pour Mana avec un personnage nihiliste tout droit sorti de son roman pour l’assassiner. Le cas de Peter est différent : ce maniaque se présente comme une version réduite, appauvrie et vieillissante de Mana.

Dis-moi qui tu hantes d’Alban Lefranc
Etude pour « La Mort de Socrate », Jacques-Louis David (1787) © CC0/MET

Instables, divisées, ces voix troublent le portrait de Mana plus qu’elles ne le fixent. Comme les livres antérieurs d’Alban Lefranc, qui dynamitaient la légende de figures réelles – Nico dans Vous n’étiez pas là (2009), Fassbinder dans La mort en fanfare (2012), Ali dans Le ring invisible (2013), Ulrike Meinhoff et Andreas Baader dans Si les bouches se ferment (2014) –, le roman met à mal l’illusion biographique. Quand Michaëla, doctorante en littérature comparée, entend intégrer à sa thèse sur la « vocation agonistique » (DostoïevskiKafkaBolaño) les données d’une enquête sur un auteur vivant qu’elle voit comme un « mini-Bolaño », la démarche prend une allure franchement parodique. Des rites sociaux de l’écrivain, Michaëla ne retiendra qu’une cuite mémorable et une aversion à l’endroit d’un « pochard » dont les « fusées » font tout juste l’effet d’un pétard mouillé. Que perd-on à accorder plus d’importance à la personne de l’écrivain qu’aux écrits d’un auteur ?

Si les livres publiés par Mana demeurent dans une ombre relative, c’est sans doute que l’essentiel n’est pas là. Le seul livre dont il est question, La Vision dans l’île, est ainsi considéré comme un livre culte par le jeune Hervé mais aussi comme un livre daté, partiellement raté, par Élisabeth. Au fond, le livre est toujours à venir : seules comptent la recherche de phrases percutantes, « nécessaires comme le sperme de pendu », l’adresse lyrique, agonistique ou messianique. Ce fantasme d’une langue effective se heurte à l’échec. Mana manifeste une difficulté, voire une incapacité à parler aux autres. Ces failles de l’échange, sources de scènes comiques et tragiques, semblent vouer l’individu à la solitude. Mais l’incompréhension, l’admiration ou l’effroi sont aussi la preuve qu’une véritable rencontre a eu lieu. Les personnages capturent sans cesse des mots à la volée qu’ils ne comprennent pas immédiatement, qu’ils ressassent pour en éprouver la sonorité, le signifié flottant, la puissance d’ouverture ou de clôture. La ritournelle, la citation et l’adresse sont ce qui permet ultimement à celui qui s’en nourrit de se sauver.

Bien sûr, on pourra trouver tragique la fin de Mana : victime d’un acte à la fois gratuit et inévitable, le romancier meurt dans l’oubli. Ses dernières manifestations sur la scène littéraire s’avèrent navrantes : esclandres en librairie, diatribes jalouses contre son ancien protégé, qui a réussi à s’imposer dans le milieu culturel grâce à son autobiographie de transfuge homosexuel. Mais ce récit d’un déclin pathétique ne permet-il pas de railler indirectement la rentabilité des standards éditoriaux et l’innocuité d’une littérature d’ambiance ? Le basculement dans la folie soulève des problèmes d’interprétation identiques. Quand il craint une attaque de Luc, militant d’extrême droite, Mana est-il fou ou visionnaire ? Si le corps de Mana abrite bien un illuminé et un « idiot », rien ne permet d’y voir le signe d’une déchéance absolue. Les dernières pages font plutôt penser à une involution. Rendu à une solitude ascétique, l’écrivain trouve au contact de signes et de bêtes un apaisement contre les voix du dehors aux accents fascistes. La voie du « salut » paraîtra bien étroite, aporétique, impraticable. Elle est surtout éminemment fictionnelle : corps fantôme, Mana fait intrusion dans notre réel pour y pratiquer des brèches. Sa voix spectrale, si elle nous échappe, nous interpelle encore.


Aurélie Adler est maîtresse de conférences à l’université de Picardie Jules Verne, spécialiste de littérature contemporaine. Auteure d’un essai sur les récits de vie de Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Annie Ernaux et François Bon (Éclats des vies muettes, PSN, 2012), elle a consacré depuis de nombreux travaux aux narrations autobiographiques, documentaires et romanesques au XXe et au XXIe siècle.