Tandis qu’en France rares sont celles et ceux qui s’indignent de la construction de nouvelles prisons, dans plusieurs pays anglo-saxons une réflexion est ouverte, depuis les années 1970, sur l’abolition du système carcéral. Un recueil en forme de manifeste d’universitaires américaines, préfacé par Rokhaya Diallo, propose une série de réflexions intersectionnelles, un appel pour sortir de l’enfermement pénal qui, dès son invention à la fin du XVIIIe siècle, a montré son échec comme certains à l’époque le dénonçaient déjà.
S’appuyant sur les savoirs des luttes féministes et des minorités ethniques et sexuelles, il faut lire cet essai, dont la postface est rédigée par le collectif l’Envolée, qui publie l’un des rares journaux de détenu.e.s en France, tant notre degré d’ignorance est élevé s’agissant des réflexions sur l’abolition de l’incarcération comme peine, même si une littérature est disponible. Gwenola Ricordeau, dans un ouvrage paru en 2021, avait traduit trois articles importants du courant abolitionniste en criminologie : ceux de Nils Christie (1976), Louk Hulsman (1986) et Ruth Morris (1998), qui invitaient à une déconstruction des notions de crime et de justice.
Abolition. Féminisme. Tout de suite. propose une autre voie habitée par une radicalité plus forte encore. La lecture de ce volume est la meilleure manière de célébrer le cinquantenaire de la publication de Surveiller et punir dans lequel Michel Foucault faisait déjà la démonstration que la prison avait une existence récente, deux siècles à peine, et qu’elle pouvait aussi disparaître. Si le texte de Foucault était contemporain des deux vagues de révolte les plus spectaculaires dans les prisons françaises (1971 et 1973), cet essai collectif anti-carcéral, publié en anglais en 2022, s’inscrit dans la dénonciation des violences policières contemporaines, dont l’affaire George Floyd en mai 2020, mais il s’ouvre aussi sur les déclarations des Attica Brothers, frères de combat d’Angela Davis, alors l’une des figures des Black Panthers, au lendemain de la répression sanglante par le gouverneur de l’État de New York de la mutinerie de septembre 1971.
Le ton est donné dès l’introduction : « Nous croyons à la radicalité et à l’action. Nous pensons nos pratiques, apprenons d’elles, et les ajustons ; nous réagissons à l’injustice. Nous construisons des manières de vivre alternatives. Nous affirmons clairement que militer pour mettre fin aux violences sexistes va de pair avec la lutte contre le complexe carcéro-industriel ; contre les patrouilles aux frontières, contre la carcélarisation du handicap, contre la criminalisation des mouvements de protestation démocratique radicaux, et de manière tout aussi prioritaire, en faveur de l’entraide, des écoles sans police, de la justice reproductive et de la dignité des personnes trans. » L’intersectionnalité telle qu’elle est définie outre-Atlantique est plus large que celle qu’on entend en France (classe, genre et race). Mais surtout le féminisme y occupe une place centrale. Et c’est à nos yeux l’intérêt de cette pensée abolitionniste, si l’on considère que la proportion de femmes dans la population pénitentiaire est, aux États-Unis comme en Europe, beaucoup plus faible que celle des hommes, et qu’en outre le nombre d’hommes détenus pour des violences faites à des femmes s’est très nettement accru.

Le collectif dénonce violemment le « féminisme carcéral », basé sur la dénonciation d’une violence de genre et qui prospère, s’opposant au féminisme racisé qui montre comment ces violences sont largement nourries par un racisme structurel de la société et de l’État américain. Comme chez Gwenola Ricordeau, est dénoncé un continuum entre la répression policière à l’égard des afro-descendants dès leur plus jeunes âge, l’enfermement de centaines de milliers de jeunes gens et la mise à mort prononcée par les tribunaux des États-Unis. Mais, pour ces intellectuelles, la perspective doit être internationaliste. Il ne s’agit plus d’envisager l’abolition de la prison dans une logique semblable à celle de l’abolition de la peine de mort, mais bien de montrer comment le carcéral est dans l’ensemble des sociétés une des clés de voûte tout à la fois du libéralisme, du patriarcat et du racisme. Il ne s’agit pas de réformer la prison (en réduisant les peines ou en améliorant les conditions d’incarcération) ou de changer la police. Il faut rompre sans délai avec cette logique mortifère, déclarent les autrices, comme si elles faisaient leurs les mots de Jean Genet alors qu’Angela Davis était derrière les barreaux et menacée d’être condamnée à la peine capitale : « Donc tout est en place […] : vos flics, votre administration, vos magistrats qui s’entraînent tous les jours, et vos savants aussi, pour massacrer les Noirs. Tous. Ensuite les Indiens qui ont survécu. Ensuite les Chicanos. Ensuite les radicaux blancs. Ensuite, je l’espère, les libéraux blancs. Ensuite les Blancs. Ensuite l’administration blanche. Ensuite vous-mêmes. Alors le monde sera délivré ».
L’un des exemples à suivre est, selon les autrices, le collectif INCITE! qui organisa un rassemblement sur le thème Women of Color Against Violence au début des années 2000, rassemblement qui contribua à tisser un réseau à travers les États-Unis sur une même ligne : ne plus axer le travail militant sur la négociation et la conciliation mais développer une analyse anticapitaliste et antiraciste des violences de genre. S’appuyant sur l’expérience des femmes racisées incarcérées – en quarante ans, aux États-Unis, le nombre de femmes détenues est passé de 25 000 à 230 000 –, cette nouvelle radicalité milite pour une approche intersectionnelle dure : « la violence de genre est un problème social complexe aux racines culturelles profondes qui a été intégré par le système dominant au sein du projet carcéral au sens large ». En d’autres termes, « faire appel à des autorités punitives, recourir à des politiques de contrôle social ne saurait protéger les femmes et les personnes victimes de la violence de genre ». Au contraire, la prison n’est plus une école de la révolution comme les Black Panthers l’écrivaient en 1970, elle est désormais un des instruments de perpétuation de la violence contre les communautés opprimées.
Si le système pénal français n’est pas comparable à l’archipel pénitentiaire états-unien, le discours pro-carcéral et raciste des droites françaises se fonde en partie sur les violences de genre. Il nous oblige à ne plus considérer seulement l’intersectionnalité comme une méthodologie féconde pour les sciences sociales, mais aussi comme une arme de combat pour les luttes actuelles et à venir.