Le roman du Biafra

Comment raconter la guerre, dans sa dimension universelle ? Et comment raconter un conflit spécifique, en l’occurrence la guerre du Biafra (1967-1970) ? Dans La route qui mène au pays, Chigozie Obioma répond à ces questions en grand romancier. Il use d’une langue moins lyrique que dans La prière des oiseaux, son précédent livre, pour dire le caractère écrasant, à la fois hébétant et suraigu, des batailles répétées. Il inscrit aussi dans son livre la diversité d’un pays à peine décolonisé.

Chigozie Obioma | La route qui mène au pays. Trad. de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal. Buchet-Chastel, 496 p., 25 €

Le destin dominait La prière des oiseaux sous la forme de la fatalité sociale. Chinonso, éleveur de poules, avait le malheur d’y tomber amoureux d’une jeune fille de la bourgeoisie. La question de la destinée se trouve de nouveau au cœur de La route qui mène au pays, mais étendue à l’échelle d’un pays, et, comme dans son précédent roman, Chigozie Obioma utilise les croyances traditionnelles pour construire une narration qui prenne en compte la conception du monde de ses personnages.

En 1947, Igbala Odulamisi, « le Devin », obtient de la divinité Ifa, « Historien de l’Inconscient », des visions lui révélant l’avenir d’un garçon à naître. À travers ces visions, le Devin découvre la guerre à venir. Il va même accepter de perdre son don pour mettre en garde publiquement contre le conflit futur. En vain : dans les années qui suivent l’indépendance de 1960, les principaux groupes ethniques du Nigeria, Haoussas, Yorubas, Igbos, se déchirent.

L’enfant dont le Devin a aperçu l’avenir, Kunle, est le héros du roman. Parce que, lorsqu’il avait neuf ans, il a envoyé son petit frère jouer dans la rue où celui-ci a été renversé par une voiture qui l’a laissé handicapé, Kunle se laisse ronger par la culpabilité. Absent aux autres et à lui-même, il ne trouve pas les mots pour communiquer. De mère igbo mais de père yoruba, étudiant à la capitale, quand le sud-est du Nigeria, pétrolifère et peuplé d’Igbos, déclare son indépendance sous le nom de République du Biafra, il ne devrait pas être concerné. Mais Tunde, son petit frère, a suivi celle qu’il aime au Biafra. Kunle part donc le chercher pour le ramener à la maison et se racheter. À partir de là, une sorte de malédiction fait que chaque fois qu’il essaie de quitter la région en guerre ou de déserter l’armée biafraise qui l’a enrôlé de force, il se perd, englué dans une espèce d’errance hallucinée qui le ramène toujours à la violence et à la guerre.

Chigozie Obioma, La route qui mène au pays
« Eketete et Erbeybuye », linogravure de Bruce Obomeyoma Onobrakpeya (détail) © CC0/NARA /WikiCommons

Loin de tout héroïsme, Chigozie Obioma représente la guerre à la hauteur de ce soldat de hasard. Les scènes de combat se répètent, pandémoniums où Kunle et ses compagnons ne maîtrisent rien et dont ils ne comprennent guère plus. Tel Fabrice dans une bataille de Waterloo qui s’étirerait, avec des pauses, mais sans réelle fin, cauchemar somnambule consistant surtout à rester recroquevillé dans une tranchée sous les barrages d’artillerie, avec comme seule variation un crescendo dans la saleté, les blessures et les morts : « tous pleurent constamment, laissent la morve s’étaler sur leurs figures, pissent et se chient dessus ». Les canonnades provoquent « l’engourdissement infini du corps, […] la folie de l’esprit qui tourne sans cesse aux confins de la vie, [le] givre qui finit par se poser sur l’âme et ne fond qu’une fois la journée terminée ». 

La représentation hyperréaliste des combats trouve son contrepoint dans les moments où le Devin, seul sur une colline pendant toute une nuit, reçoit les visions de ce que Kunle vit. Témoin inquiet ne pouvant intervenir, il est à la fois le double du lecteur et celui du narrateur. La tragédie se déroule à travers ses yeux. La route du titre, c’est celle qui mène Kunle au Biafra, foyer des Igbos, celle aussi qui le ramènera à la maison de ses parents, mais encore la voie mystique qu’empruntent les morts. Car le destin extraordinaire de Kunle permettra au Devin de voir « les morts-vivants parler et se mouvoir », faisant également de La route qui mène au pays un livre du deuil, tant individuel que collectif.

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Le contexte géopolitique apparaît en toile de fond trouée. Chigozie Obioma rappelle les « pogroms » contre les Igbos dans le nord du Nigeria qui ont précédé la déclaration d’indépendance et motivent l’engagement de plusieurs compagnons de Kunle. Le Biafra soumis à un blocus reçut l’aide de travailleurs humanitaires – de cette guerre découlera la création de Médecins sans frontières en 1971 –, humanitaires qui furent pris pour cible par l’armée nigériane. On croise des médecins, des infirmières, plus longuement des mercenaires réels, Rolf Steiner, Taffy Williams, ainsi que le journaliste Frederick Forsyth. Le Nigeria récemment décolonisé sert de terrain d’intervention aux puissances et aventuriers européens.

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On ressort sonné de La route qui mène au pays mais aussi comme lavé de quelque chose, heureux d’avoir lu une histoire qui devait être dite et écoutée.

Le personnage principal et ses camarades s’aguerrissent, deviennent un peu par hasard des combattants d’élite, et font preuve d’un héroïsme de la survie. Mais l’armée biafraise ne cesse de reculer, la famine et les destructions se répandent, et Kunle reste toujours plus empêché d’influer sur son destin personnel, d’apaiser sa culpabilité en secourant son frère ou de retrouver la combattante dont il est tombé amoureux.

Chigozie Obioma fait du langage presque un protagoniste de la guerre. Le brassage brutal qu’elle opère transparaît à travers un melting pot de langues. La traductrice, Mona de Pracontal, explique en avant-propos la difficulté de rendre la mosaïque de langages qu’utilise l’auteur, les différents personnages parlant « un anglais nigérian standard teinté d’igbo ou moins bien maîtrisé, un anglais nigérian oralisé, le pidgin nigérian, le yoruba, l’igbo, voire avec des croisements d’un idiome à l’autre, et de façon plus anecdotique, l’haoussa, le français, l’anglais américain ou celui de Shakespeare ». Le chaos où se débat Kunle se dit dans ces langues parfois blessées, tronquées, ou dans l’impossibilité de parler. À plusieurs reprises, son ignorance de l’igbo isole un personnage devenu un éternel étranger, un déraciné sans recours, mais, au fil du roman, la guerre amène ses frères d’armes – ceux qui ne sont pas morts – au même point. Chigozie Obioma arrive à raconter un événement historique parmi les plus difficiles à rendre, une guerre civile – il suffit de lire les articles de Wikipédia pour voir qu’une guerre mémorielle est toujours à l’œuvre – tout en exprimant des sentiments universels : l’impression de ne pas maîtriser son destin, l’irréalité de la vie : « Pendant qu’ils attendent, le monde se retire de nouveau, au pas lent, tel un accessoire à roues qu’on pousse doucement vers l’arrière de la scène ». On ressort sonné de La route qui mène au pays mais aussi comme lavé de quelque chose, heureux d’avoir lu une histoire qui devait être dite et écoutée, comme celles des morts que Kunle et le Devin se réjouissent d’entendre lors d’un « carnaval », scène magnifique de ce roman de la douleur et de l’attrition.