Avec l’aide du passé

L’humanité prend conscience des périls environnementaux qui l’assaillent : la Terre sera-t-elle encore viable en 2050 ? Beaucoup redoutent « la fin du monde » tandis que certains l’espèrent secrètement. À rebours des eschatologies inquiètes ou revanchardes, le géohistorien Christian Grataloup propose une autre logique : avant de redouter l’avenir, mieux vaut mettre en ordre le passé. Un bon moyen pour garder la tête froide face aux ennuis qui nous attendent ?

Christian Grataloup | Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre. Les Arènes, 447 p., 24 €

Ce livre simplement intitulé Géohistoire raconte l’histoire de l’humanité, des premiers représentants de l’espèce Homo jusqu’aux chambardements climatiques contemporains. Géographe, Christian Grataloup propose une géohistoire, soit une histoire de la façon dont les sociétés humaines ont fabriqué leurs espaces de vie. Donnant son titre à l’ouvrage, le terme « géohistoire » est donc déterminant car il annonce une approche spécifique, mêlant géographie et histoire, espace et temps : « La géohistoire, parce qu’elle prend en compte l’ensemble des sociétés qui cohabitent sur la Terre et leurs interrelations (voilà pour « géo- »), est amenée à saisir du même mouvement des temporalités multiples, des dynamiques divergentes (voilà pour « -histoire ») ». 

La dimension « géo » de la géohistoire concerne les relations progressivement nouées entre les êtres humains et le reste de la matière terrestre, vivante ou inerte. Dès qu’elles se sont constituées, les sociétés humaines ont dû composer avec les climats, les sols, la végétation, afin de s’insérer au mieux dans une mince pellicule de vie, la biosphère, qui concentre l’ensemble des êtres vivants sur une épaisseur de quelques dizaines de mètres au-dessous de la surface terrestre, de quelques kilomètres sous les mers et dans l’atmosphère. 

Outre leurs relations avec le reste de la « nature », communes à toutes les espèces vivantes, les humains sont uniques. La dimension « histoire » de la géohistoire rappelle qu’ils sont les seuls à profiter d’une façon aussi intense des bénéfices procurés par les relations sociales nouées avec leurs semblables. Ces relations étroites ont eu pour effet de produire des compétences permettant de modifier la biosphère, pour y fabriquer des écosystèmes de plus en plus anthropisés. Les humains sont les seuls à avoir inventé le feu, le langage, l’agriculture, les outils complexes. Avec ces inventions, ils ont changé la face de la Terre comme aucune autre espèce vivante. Et, au cours de cette histoire, ils se sont changés eux-mêmes.

Christian Grataloup | Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre
Les « Mains négatives » du panneau de la grotte ornée de Gua Tewet à Bornéo, caractéristique de certaines phases de l’art du Paléolithique supérieur européen © CC0/WikiCommons

L’espèce humaine, aujourd’hui réduite au seul groupe Homo sapiens, est la seule qui soit capable de parcourir l’ensemble de la surface terrestre par ses propres moyens. C’est également la seule qui peut y créer des espaces de vie jouant avec les conditions variées des différents biotopes. À partir du foyer africain, les anciens Homo ont commencé à se déplacer dès 2 millions d’années BP (Before Present). Les mouvements se sont généralisés avec Homo sapiens, qui a profité des ponts terrestres ménagés par les périodes glaciaires et l’abaissement corrélatif des niveaux marins, entre 70 000 et 15 000 ans BP. Les Sapiens s’installent alors sur l’ensemble du globe, cohabitant avec les anciens Homo. Souvent, ils se métissent avec ces derniers, ce dont témoignent les génomes des populations actuelles. De tels métissages sont possibles du fait de l’interfécondité entre les différents groupes d’humains. Ils sont également bénéfiques car ils permettent à Sapiens de profiter de gènes plus anciens, déjà adaptés aux conditions locales. Métissés, les Sapiens renforcent leur présence sur Terre, accélérant la disparition des anciens groupes d’Homo. 

Dans la dernière période post-glaciaire (à partir de 12 000 BP), la rupture des ponts terrestres entre les continents a pour effet de figer les différences entre les divers foyers du peuplement humain. Jusqu’au XVe et au XVIe siècle, point de départ d’une seconde mise en connexion généralisée, l’irrégularité de la surface terrestre va donc pleinement conditionner l’histoire et la géographie de l’espèce humaine. En dépit de l’isolement, de troublantes concomitances chronologiques autour de – 10 000 confirment toutefois l’unification ontologique des êtres humains. Sans communiquer entre eux, les humains font partout la même chose, à peu près au même moment : ils domestiquent des animaux et des plantes, deviennent de plus en plus sédentaires, travaillent la terre et introduisent des produits agricoles dans leur alimentation. Ces changements matériels s’accompagnent de transformations religieuses et symboliques qui stimulent le mouvement et le déclenchent peut-être. Semblables dans leur structure, ces transformations sont très différentes dans leurs modalités, du fait des différents écosystèmes et des différents métissages dans lesquels elles s’insèrent. L’homme d’aujourd’hui est donc un produit paradoxal, qui témoigne simultanément de la progressive unification de l’espèce humaine et de la diversité des sociétés que cette dernière a été en mesure de construire.

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Au Néolithique, la géographie humaine de la Terre est fixée pour une grosse centaine de siècles. Partout où les Sapiens sont présents, travail de la terre et densité d’occupation augmentent, permettant le développement d’interactions entre sociétés proches. Cependant, « ces deux processus entrelacés n’ont pas eu la même intensité ni la même continuité partout », une dissemblance majeure opposant « l’Eufrasie » aux « mondes périphériques ». Ce que l’auteur dénomme « Eufrasie » (Europe, plus une partie de l’Afrique, plus Asie) regroupe la majorité des humains et des terres émergées, de la façade pacifique de l’Asie jusqu’aux confins atlantiques de l’Europe et de l’Afrique du nord-ouest. Aujourd’hui encore, près de 9 humains sur 10 y résident, dans des sociétés qui ont tissé des relations précoces et intenses. A contrario, les sociétés dites « périphériques » (Pacifique, deux Amériques, Grand Nord, Afrique subsaharienne) ont été isolées les unes des autres durant plusieurs dizaines de millénaires et elles n’ont jamais été intensément reliées à l’Eufrasie avant le XVe-XVIIe siècle. Les sociétés périphériques se sont donc développées de manière autonome, dans des espaces et des temps qui leur étaient propres. 

Le planisphère de Cantino est l’une des plus anciennes cartes nautiques représentant les découvertes castillanes et portugaises des années 1492-1500 © CC0/WikiCommons

Le raisonnement géohistorique dresse donc un portrait complexe de l’espèce humaine, cette dernière étant à la fois unifiée par sa genèse et diversifiée par ses bifurcations historiques. L’unité de l’espèce est démontrée par l’interfécondité, possible entre toutes les humains vivant sur Terre. Elle consacre leur égale humanité, rendant irrecevable tout scientisme raciste. La reconnaissance de la diversité interdit, quant à elle, toute hiérarchie entre les sociétés humaines, selon laquelle certaines seraient considérées comme plus « civilisées » que d’autres. La condition humaine est donc un processus dialectique dans lequel les sciences de l’homme doivent simultanément affirmer l’unité de l’espèce et les particularités de chacune des sociétés humaines, tout en évitant de sombrer dans le relativisme et le culturalisme. De ce fait, les enjeux scientifiques sont cruciaux, alors que de nouvelles pistes de recherche modifient constamment la donne. 

À partir du XVe siècle de notre ère, la stabilité inaugurée au Néolithique est rompue. Les navigateurs ibériques « découvrent » de nouvelles terres et font le tour de la planète. La mise en connexion de l’ensemble des espaces terrestres consacre une première mondialisation qui affecte l’ensemble des sociétés humaines, ainsi que l’ensemble des organismes vivants. Les humains, les animaux, les végétaux circulent entre les deux Amériques et le reste du monde, au gré de déplacements devenus plus intenses. Les maladies européennes se diffusent, tuant la moitié des populations amérindiennes entre le XVIe et le XVIIe siècle.

Pour le meilleur et pour le pire, la Terre devient alors un Monde connecté et hiérarchisé au profit de l’Europe. Par des récits contrefactuels, l’auteur suggère qu’un tel scénario n’était pas inéluctable. Au début du XVe siècle, les empereurs chinois lancent le navigateur Zheng He dans une exploration de la mer de Chine méridionale. Que se serait-il passé s’ils avaient persévéré ? Des navigateurs chinois auraient-ils passé le cap de Bonne-Espérance ? Auraient-ils « découvert » l’Amérique avant Christophe Colomb ? Et si les empires européens avaient renoncé à l’outre-mer avant les décolonisations du XXe siècle ? Et si l’échange microbien qui a décimé les populations amérindiennes avait joué dans l’autre sens ?

Ces scénarios ne se sont pas réalisés et l’hégémonie mondiale de l’Europe s’est renforcée, donnant à notre monde le visage qu’il présente aujourd’hui. Avec la colonisation, les Européens ont exploité les minerais et les végétaux, développé les plantations et généralisé l’esclavage, choses qui ont bouleversé toutes les sociétés et refondé l’ensemble des circuits mondiaux. À partir du XIXe siècle, ils ont imposé le capitalisme au gré d’une deuxième mondialisation appuyée sur la surconsommation des énergies fossiles. 

L’aventure humaine s’est poursuivie, conduisant à une troisième mondialisation. Divisées mais hyper-connectées, les sociétés humaines doivent désormais faire face au dérèglement climatique et à l’ensemble de ses conséquences. Au terme de la lecture, il demeure impossible d’affirmer si ce péril sera plus grave que ceux déjà affrontés au cours du long compagnonnage noué entre les humains et la Terre. 

Christian Grataloup ouvre toutefois quelques pistes. Le réchauffement climatique étant un phénomène d’ampleur mondiale, il lui semble vain d’entretenir l’illusion localiste des circuits courts, où des « communautés » s’organiseraient de manière autonome. Ce genre de repli limiterait les connexions mondiales, générant d’énormes effets négatifs, en particulier pour les plus pauvres : « Remplacer le thé ou le café du matin par des tisanes locales aboutirait moins à améliorer le bilan carbone des transports qu’à ruiner de petits producteurs lointains ». Il serait donc suicidaire de croire que des changements localisés permettront de régler une question qui se joue à une échelle plus large. Depuis les débuts de leur aventure, les êtres humains se sont progressivement interconnectés mondialement. C’est à cette échelle de connectivité et de solidarité qu’ils doivent imaginer les transitions qui les mèneront vers un monde décarboné. Devant ces enjeux, un seul mot d’ordre semble donc s’imposer : « serrons les rangs… et gardons la tête froide ! ».


Pierre Bergel est géographe et enseigne à l’université de Caen-Normandie. Il a notamment co-dirigé La ville en ébullition. Sociétés urbaines à l’épreuve (Presses universitaires de Rennes, 2014)