Chéreau : lutter contre les trolls de l’âme

Le tome V du Journal de travail de Patrice Chéreau couvre les années 1977-1988, de Judith Therpauve à Hamlet. L’artiste a renoncé à l’action culturelle, au théâtre populaire qu’il n’a pu créer à Sartrouville, annonce en avant-propos l’éditeur de l’ouvrage, Julien Centrès. De fait, l’histoire des révolutions n’est plus le principal motif de ses spectacles, mais elle reste audible à l’arrière-plan, et son engagement militant s’affirme toujours aussi fort dans ses actions personnelles contre les atteintes aux droits de l’homme, à Prague lors du procès de Václav Havel, au sein de l’Association internationale de défense des artistes (AIDA) auprès d’Ariane Mnouchkine, en Pologne, au Maroc… partout où des artistes sont persécutés.

Patrice Chéreau | Journal de travail. De Villeurbanne à Nanterre, tome V, 1977-1988. Texte présenté, établi et annoté par Julien Centrès. Actes Sud-Papiers. 492 p., 29 €

Journal de travail. De Villeurbanne à Nanterre, tome V
Judith Therpauve, Patrice Chéreau © Buffalo Film Gaumont

Plus épais que les précédents, l’ouvrage se compose en grande partie de listes, de séquences numérotées sur lesquelles le cinéaste-metteur en scène revient maintes fois, « trop court », « trop long », d’innombrables révisions du scénario ou des dialogues avant le début des répétitions, musique, lumières, distribution, repérages, mais aussi les ambiances : « Dans une cour de HLM. Clodos. Bouteilles de vin. Morceau de pain », les scènes qui pourraient être « mieux racontées », les personnages mieux définis, l’orchestration des voix, la recherche de la note juste. Nombre de fragments sans ponctuation ni continuité apparente semblent plutôt des associations d’idées, des embryons de phrase comme des embrayeurs, qui éclairent un saut de la pensée ou restent énigmatiques. Des aphorismes à répéter aux élèves qui s’entêtent à rechercher le bagage génétique de leur personnage : « Ce que disait Luc [Bondy] : il n’y a pas de personnages, il n’y a que des rapports. » Des systèmes d’écho entre ses mises en scène, des thèmes récurrents, obsessionnels, des jugements incisifs, dont l’ampleur de vision, l’indépendance, la justesse sont d’autant plus frappantes avec le recul de près d’un demi-siècle. L’époque défile en accéléré, Watergate, Charte 77, les mouvements d’émancipation, les attentats, les espoirs et échecs autour de la planète, les « terribles ratages de la gauche ». 

Au moment où Robert Hersant installait son groupe de presse, Judith Therpauve  raconte la mort d’un journal régional fondé par un résistant. Les tentatives de sauvetage échouent, la liberté de la presse n’est plus qu’un combat d’arrière-garde. Parfois, un mot, un titre ou un nom indique le fil de la pensée, l’enquête du Washington Post pendant un moment d’espoir, Citizen Kane inspiré par le magnat de la presse Randolph Hearst, Raymond Aron, qui vient de quitter Le Figaro et son ambitieux patron. « Hersant  dit : le journal marchait à peu près bien. Les problèmes allaient surgir. J’ai été appelé  (comme les Soviétiques à Prague…) ». Chéreau s’intéresse de près à Numéros zéro, le documentaire de Depardon sur le Matin de Paris. Les dialogues s’accompagnent de questions en marge : « Comment donner vite l’impression de durée » ; d’injonctions : « À retravailler tout ça ». Filmer une période d’euphorie caméra à la main, « non pas pour faire tanguer l’image mais pour avoir beaucoup de liberté et se rapprocher des gens ». Comme souvent dans ses travaux, les rouages de mécanismes pervers, rapports de séduction, de pouvoir, manipulations, trahisons, occupent une large place. « Bien raconter le désespoir de Judith », son isolement, son mutisme. Il voit trop le visage de Simone Signoret derrière les traits du rôle-titre. Ses enfants sont « trop caricaturaux. Trop sales cons ». Quand Judith cherche à convaincre son équipe, « elle les prend tous à voix basse Chou-en-Lai ». Pour saisir tout le sel de l’allusion, on peut écouter l’entretien du ministre chinois avec un reporter de CBS en janvier 1965, un morceau d’anthologie où alternent sourires et menaces, sur les relations sino-américaines, Taïwan, la bombe atomique chinoise, le Cambodge, l’Union soviétique…

Journal de travail. De Villeurbanne à Nanterre, tome V, 1977-1988 (Détail) © Actes Sud
Journal de travail. De Villeurbanne à Nanterre, tome V, 1977-1988, Patrick Chéreau (Détail) © Actes Sud

La gestation de Peer Gynt dure près de neuf mois pendant lesquels Chéreau rumine en lisant Freud, Lacan, les philosophes et les conteurs scandinaves, la correspondance d’Ibsen. Il se propose d’exhumer des légendes comme l’ont fait Synge, Joyce, Pirandello. Convoque pêle-mêle Faust, Prométhée, Hamlet, Œdipe, Siegfried, Hercule, Don Quichotte autour de son anti-héros, Claudel, Stendhal, Lukács sur la recherche de soi, le surhomme de Nietzsche, Wilhelm Reich sur la projection des désirs, les fantasmes, Goya et Hoffmann pour la cour de monstres, les miroirs de Baltrušaitis. Une lettre détaillée de François Regnault sur la mise en scène récente de Peter Stein, qu’il juge génératrice d’images-clichés, lui recommande  de distinguer « Peer Gynt petit-bourgeois en général, de Peer Gynt individu singulier à l’essence inatteignable ». À n’insister que sur son versant petit-bourgeois, on le fait aussitôt un troll, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, insiste Regnault, et Chéreau le suit sur cette piste : « Que sont donc les trolls sinon la société chauvine, repue et la lâcheté au fond populaire. Vivre, c’est lutter contre les trolls de l’âme. » Solveig, « c’est la transcendance », c’est Béatrice et Marguerite, « l’attirance superbe de Peer » mais quand elle arrive, « il fait le con, le fou », coupé en deux par elle, « grand et misérable. Touriste petit-bourgeois poète et odieux. Rimbaud en Abyssinie ». Être soi-même, c’est affronter le risque de sa propre liberté, qui nous constitue saint ou criminel. « Dieu ne parlant plus, ce qui reste c’est la voix de soi. Abandonné à soi, laissé à soi, hors de soi. » Stein avait raccourci le drame d’Ibsen, fait réécrire quelques passages par Botho Strauss, et partagé le rôle titre entre cinq acteurs. Chéreau le confie au seul Gérard Desarthe, et représente pour la première fois le texte intégral. Quête initiatique à travers l’histoire des formes théâtrales, le spectacle dure sept heures (une demi-heure de plus que celui de  Stein), en deux soirées successives, certains jours en une seule continue, dont la dernière est donnée le 20 décembre 1981 au profit de Solidarność.  

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Rien de surprenant si le metteur en scène suractif manque de temps pour développer ses réflexions sur le papier. Il jongle entre les répétitions du Ring à Bayreuth, une reprise des Contes d’Hoffmann, le scénario de L’Homme blesséLe Procès de Prague à Munich, le tournage au Caire d’Adieu Bonaparte où il tient le rôle titre, les repérages de Quai Ouest à New York. Pour la Lulu d’Alban Berg, il lui faut plus de documentation : « Livres à trouver sur l’Allemagne 1930-1935, sur les films. Retrouver M. le Maudit. Les spectateurs de Bayreuth. Photos. Chercher ce monde-là – dur. ». Il revoit aussi les films de Pabst, et note que Berg a fait d’importantes coupes à la pièce de Frank Wedekind.  « Ne pas oublier qu’on a là une œuvre qui fut jugée scandaleuse… Que Berg lui-même ne sait pas écrire certaines choses. Il faut retrouver ce scandale. »  

En 1979, entre deux séances de travail sur le scénario de L’Homme blessé, sa liste de tâches prépare l’avant et l’après du procès des dissidents tchèques : conférence de presse, correspondants étrangers, texte français aux journaux,  et « ­— choses à raconter après », « Havel —> ministère de la culture ». Sur place, il note des hésitations au sein de la bureaucratie, « la peur est dans le camp de ceux qui veulent réprimer ». La romancière Zdena Tominová prévient les observateurs français que s’ils lui parlent ils seront contrôlés : « un quart d’heure plus tard, trois flics uniformes, les papiers – repartentLes deux civils derrière appareil photo. Filature en voiture au pas ». Le 24 octobre, ils sont arrêtés, passent la nuit en cellule et sont reconduits en fourgon à la frontière allemande, où Chéreau appelle à la rescousse Wolfgang Wagner qui leur envoie une voiture. Les noms de ses compagnons sont fournis en note : Jean-Pierre Faye, Daniel Ouaki, Jean Dieudonné, et le journaliste Jean-Yves Potel, notre spécialiste de l’Europe centrale. Celui-ci va publier chez Maspero Procès à Prague. Le VONS devant ses juges, dont il établit le texte à partir de notes prises par les familles des accusés, et jouer le greffier dans la mise en scène de Mnouchkine. Jusqu’aux répétitions des Contes d’Hoffman, le 13 novembre, l’agenda de Chéreau est exclusivement consacré à l’AIDA et aux moyens de soutenir les accusés. 

Toutes ces activités ne l’empêchent pas d’assister aux spectacles de ses confrères, Strehler, Bob Wilson, Vitez, Peter Stein, André Engel, Jorge Lavelli, de jouer Camille Desmoulins dans le Danton de Wajda, de rédiger un projet pour le théâtre de Nanterre et d’en prendre la direction. Après l’échec relatif de Sartrouville, après la codirection du TNP de Villeurbanne où il avait le sentiment d’être un invité de luxe, le Théâtre des Amandiers va ranimer l’utopie d’un phalanstère théâtral, à la fois lieu de vie et de travail, un jardin enclos ouvert sur le monde. Koltès apparaît pour la première fois dans son agenda en octobre 1979, mais leur rencontre est différée par le procès de Prague. Combat de nègre et de chiens fera l’ouverture des Amandiers en 1983, accomplissant le désir de Chéreau de livrer au public une pièce à l’encre encore fraîche et de lui faire découvrir un auteur vivant. 

Chéreau Journal de travail. De Villeurbanne à Nanterre, tome V
« Vaclav Havel après sa condamnation en 1979 (extrait brochure de soutien aux prisonniers politiques en Tchécoslovaquie) » © DR

Aux Amandiers vont se succéder Les ParaventsLucio Silla, Quai OuestLa Fausse SuivanteQuartettPlatonov, une ébauche des Trois Mousquetaires qui resservira dans La Reine Margot, et enfin Hamlet. L’agenda déborde, observe Centrès, mais les notes de travail se raréfient. Au total une centaine de pages, où sa marque s’affiche par intermittence. L’opéra de Mozart a perdu le secret de Monteverdi – une forme musicale qui savait épouser la mobilité du récit : « Donc l’opération qu’on fait c’est grand respect à l’idée de forme et violence totale au livret. » Parmi ses sources, figurent Plutarque « (modèle de Shakespeare) à la fois vie politique et vie privée », et Carcopino, auteur de Sylla ou la Monarchie manquée. Sur Koltès : « Quelques lignes parce que je ne veux pas être absent de ces pages qui présentent Quai Ouest. Quelques lignes seulement, parce qu’à quatre semaines de la première représentation on croit savoir des choses. » Il est encore trop tôt pour en savoir plus. « Mais il n’est pas trop tôt pour parler de Bernard, de sa pièce, pour dire… »

La méthode de l’ouvrage est maintenant bien rodée : la forme du journal qui permet de suivre le fil de la pensée, des notes de travail restituées dans l’ordre chronologique, de préférence à la lecture téléologique que suscite la division par œuvre des archives, et complétées par l’agenda ; des passages entre crochets là où Centrès a complété une ellipse, des [sic] quand l’orthographe est fantaisiste, des paragraphes de contexte en italique, un index des mises en scène, et d’abondantes notes explicatives sur une partie des noms cités dans les commentaires, sans qu’on saisisse toujours sur quels critères ils ont été sélectionnés. Les ministres de Giscard, divers journalistes et cinéastes ont droit à une note mais pas Ben Barka, Mendès France, Grieg, ou Ophüls. Philippe Coutant, administrateur des Amandiers avec Catherine Tasca, corédacteur du projet pour Nanterre, brille par son absence. Centrès avoue n’avoir pu identifier « Antoine », mentionné plusieurs fois à propos de Judith Therpauve : Antoine Dulaure, écrivain qui participa à la création de L’Autre Journal. Non identifiés également « Le Condamné à mort » – un poème de Genet dédié à Maurice Pilorge, mis en musique par Hélène Martin, et « Banco »  (sans sic) – le Banquo dont le spectre revient hanter Macbeth. 

Le plus frustrant, c’est la dernière partie, consacrée à Hamlet, dix-huit pages contre cent cinquante sur Judith Therpauve. En consultant les archives de l’IMEC, j’avais trouvé le dossier relativement mince, comparé aux analyses de jadis où Chéreau creusait sous les croûtes de l’œuvre en chantier, débattait avec l’auteur d’une thèse en vogue, André Müller, Erlanger, Shaw, Jan Kott. Cette fois, l’un de ses guides, John Dover Wilson, est mentionné plusieurs fois comme un nota bene, sans commentaire. Chéreau lit les leçons de Lacan apportées par Regnault, cite à plusieurs reprises le nom de Lev Vygotski, un psychologue russe qui, fort impressionné par une représentation de Hamlet, entreprit en 1915 une analyse des mythes littéraires, mais c’est avec Yves Bonnefoy qu’il converse et s’aventure dans le mystère de la pièce. 

Sa réflexion prend pour point de départ l’acte V, le retour d’Angleterre du héros, dans un cimetière. « Il revient au Danemark : donc  il accepte de mourir, accepter qu’il va mourir sans avoir rien fait. » Le contraire de Coriolan, de Bolingbroke. Hamlet parle comme Lorenzaccio, comme Siegfried. Trois fils vivent sous l’emprise d’un père, deux s’entretuent, et Fortinbras ramasse la mise. « On connait la fin : il faut créer une véritable surprise. » Le personnage est une énigme, pour lui-même et pour Chéreau, qui l’approche par cercles concentriques. Le combat n’est que la confusion finale « où l’on s’abandonne dans le bruit et la fureur, à l’impossibilité de comprendre et de mettre en ordre ».

Julien Centrès l’avait annoncé au départ de l’entreprise, il a dû renoncer à inclure les notes techniques, mais aussi les notes de production, de répétitions et de filage, qui auraient grossi démesurément les volumes. Ce faisant, il s’est privé de la part la plus intéressante du dossier CHR 165, les brochures de travail et le texte intégral du Hamlet  de Bonnefoy, ponctués de notes manuscrites sur la direction des acteurs, la trajectoire des personnages, les révisions des dialogues, les instructions de régie. Selon le projet annoncé de tout publier en six volumes, le prochain tome devrait couvrir une nouvelle série d’œuvres magistrales, De la maison des morts, Phèdre, Elektra, une carte blanche au Louvre avec un nouvel auteur, Jon Fosse, quatre films, et, après nombre de péripéties Tristan und Isolde, dernière revanche avec Daniel Barenboim sur l’adversité politique.