Jean Genet écrit Les Paravents en 1958, au cours d’une guerre dont il prévoit l’inévitable conclusion, l’indépendance de l’Algérie. Accompagnant la nouvelle mise en scène d’Arthur Nauzyciel, une exposition dans la salle Roger Blin, composée par l’archiviste de l’Odéon Juliette Caron, évoque celles de 1966 et 1983.
Bien que Genet s’abstienne de situer l’action – la seule ville nommée dans son texte, Taroudant, est au Maroc –, c’est cette guerre qui résonne en arrière-fond, avec des nuances différentes selon le contexte : la montée en puissance du FLN et les tortures infligées aux accusés de terrorisme du temps de Roger Blin, les immigrés et le printemps berbère chez Patrice Chéreau, les tensions en banlieue et les procès du colonialisme dans les marges du spectacle d’Arthur Nauzyciel. Ce qu’aujourd’hui on entend comme à neuf, ce sont les accents d’une France rancie, sectaire, bien-pensante, même si sa bien-pensance a changé de registre. La guerre est finie, mais les divisions, le ressentiment, n’ont jamais été aussi aigus.
Genet ne voulait pas faire une œuvre militante, et plutôt que des positions politiques, qu’il gomme au fil de remaniements successifs, en afficher la théâtralité. Il bombarde ses metteurs en scène d’injonctions contradictoires, multiplie les indications de jeu, de rythme, le détail des costumes, la diction. De longues didascalies précisent que les personnages doivent aboyer, imiter les bruits du vent, d’une basse-cour imaginaire, rendre la nuit sensible par leurs gestes, trembler tous ensemble de la tête aux pieds. Sa pièce « se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétique de la scène » , écrit-il à Roger Blin, elle ne doit pas être jouée comme une pièce, mais comme une cérémonie, une déflagration poétique « si forte et si dense qu’elle illumine, par ses prolongements, le monde des morts… Si nous opposons la vie à la scène, c’est que nous pressentons que la scène est un lieu voisin de la mort, où toutes les libertés sont possibles ». Il veut aussi dix-sept tableaux (vingt-trois dans la version de 1958), une centaine de personnages, un dispositif complexe de plateformes mobiles, des paravents à cinq branches manipulés à vue, car il rejette toute option réaliste.
Raison pour laquelle il ne veut pas non plus d’interprètes arabes. Roger Blin s’en autorise un seul, le Marocain Amidou pour le rôle de Saïd. Chéreau enfreint la consigne, inclut plusieurs Maghrébins dans sa distribution, et donne le rôle d’Ommou à Keltoum, la première actrice qui a retiré son voile sur scène en Algérie. Les acteurs de Nauzyciel sont pour la plupart des enfants d’immigrés avec souvent derrière eux une formation théâtrale, certains à l’école du TNB, et un parcours professionnel en France. Après Blin, Chéreau avait redonné le rôle de la Mère à Maria Casarès. Nauzyciel réemploie deux de ses comédiens : Hammou Graïa, le Saïd de Chéreau, tient aujourd’hui les rôles de Mr Blankensee et Si Slimane, Farida Rahouadj celui de Warda.
Tous les condamnés à mort chantent, dit le Gardien, rappel oblique du poème dédié à Maurice Pilorge, « un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour ». Mis en musique et interprété par Hélène Martin, il avait fortement contribué à la popularité de Genet dans les milieux étudiants, deux ans avant la mise en scène de Blin. La scène des pets du Lot-et-Garonne, émis par ses hommes pour offrir au Lieutenant mourant une dernière bouffée d’air de France, avait fait un tel scandale à la création qu’au bout de quelques représentations Blin l’avait reléguée en coulisse. Aujourd’hui, elle fait beaucoup rire le public, comme fait sourire l’interprétation de La Marseillaise à l’harmonica. Les militaires de l’époque du duc d’Aumale ou de Bugeaud – précisions données en didascalie –portent des costumes d’opérette. La Petite Communiante, fille de Sir Harold, est la première abattue. En représailles, le fils de Sir Harold tue Kadidja. Ensuite, on sursaute à peine aux rafales de mitraillettes qui ponctuent l’action. Le texte parcouru d’odeurs pour la plupart nauséabondes, crasse, putréfaction, ordures, excréments, dont s’était indigné le redouté critique du Figaro Jean-Jacques Gautier, n’indispose plus personne. Seules gardent leur force provocante la cohabitation du noble et de l’ignoble, des termes crus et des envolées lyriques, cette liberté aux mains pas toujours propres qu’avait défendue André Malraux.
Genet a une manière bien à lui de mettre du malaise partout dans la civilisation et les valeurs morales. Il « cultive l’odieux à plaisir », héroïse Saïd, « figure christique inversée ». Avec sa Mère et son épouse, Leïla, la femme la plus laide du pays, tous trois marginalisés dans leur village, ils composent la famille des Orties, « une trinité du refus [1]. » Constant dans l’abjection, le seul qui n’obéit à aucune norme quand les Arabes deviennent le reflet des colonisateurs, Saïd commet ses larcins dans l’espoir de partir pour Le Creusot où il gagnera de quoi s’acheter une épouse moins moche.
La verve satirique de Genet vise pêle-mêle les Français, la Légion étrangère, les colons aux noms anglais ou néerlandais, les combattants arabes, qu’il réunit dans le domaine des morts, « où toute haine a disparu » : ici Odette Aslan rappelle que Genet voulait qu’on joue sa pièce comme une cérémonie, une offrande aux morts. Le cérémonial, Chéreau dit le voir uniquement « dans la première scène du bordel et dans celle de l’armée puis, tout de suite, Jean Genet casse. Il fait toujours un travail de renversement. Il raconte comment il parvient à rire de ce qui le fait souffrir ». Chéreau s’applique à détruire le lyrisme ritualisant, l’élément sacré. « Dès qu’il frôle le sublime, Genet repart dans le sarcasme. Chéreau l’a bien fait ressortir », observe Didier Sandre, qui jouait le rôle du Lieutenant [2].
Ce cérémonial, ces rituels, Arthur Nauzyciel les construit admirablement. Il avait monté Splendid’s en 2015 et poursuit son exploration avec ces Paravents qu’il relie aussi à leur histoire théâtrale. Fidèle aux volontés de Genet, il se donne pour but d’offrir aux morts un rituel de sépulture, et célébrer une autre vie possible, la vie rêvée. Le texte enchaîne les événements de manière fluide, sans cohérence, comme dans un rêve, sur les traces de Saïd, en qui il voit « un vagabond céleste ». Extraordinaire coïncidence, « il y a eu ce hasard : je découvre les lettres d’Algérie que mon cousin Charles, alors jeune appelé étudiant en médecine à Tlemcen de 1957 à 1959, adresse à ses parents pendant son service [3] ». Le médecin vieilli les relit à voix haute sur une vidéo, en dialogue avec la pièce où le mouvement révolutionnaire algérien prend modèle sur le pouvoir colonial. Il ne fait pas bon être musulman par les temps qui courent, écrivait le jeune médecin, de plus en plus désabusé : « C’est le camp qui se lassera le premier de tuer des Arabes qui perdra. »
La Mère et Saïd font leur entrée au sommet d’un grand escalier blanc qui occupe tout le plateau et prend des teintes diverses, parfois recouvert de photos grisées, fugaces, parfois coupé en deux par un grand cadre que les personnages enjambent comme pour franchir un seuil. La Mère et Leïla aboient devant comme des chiens auxquels on a interdit l’entrée de la maison. Les travailleurs des plantations de chênes-lièges marchent cassés en deux, bras croisés derrière le dos, sous la surveillance d’une énorme main de plâtre, insolite dans ce décor épuré, inspirée elle aussi par une didascalie : un « merveilleux gant en pécari » jeté de la coulisse « reste comme suspendu dans l’air, au milieu de la scène ». Comme il n’y a pas de paravents sur l’escalier, les Arabes guidés par la défunte Kadidja ne dessinent pas les revolvers ni les flammes ni les membres coupés prévus par Genet, mais alignent de petits braseros sur une marche. Après l’entracte, les protagonistes traversent un écran blanc percé d’une fente qui marque leur passage dans le domaine des morts. À la fin d’une lente et magnifique cérémonie, ils remontent un par un les marches et sautent dans le vide. Seuls absents, Leïla qui s’est suicidée, et Saïd, jugé traître à la cause révolutionnaire, tué en coulisse par les vainqueurs.
Si le temps semble long, parfois, ce n’est jamais pendant ces fascinantes chorégraphies. Jouée dans son intégralité, la pièce durerait sept heures. Elle a donc comme chaque fois subi des coupes importantes. Genet l’écrivait à Chéreau : « Toute la première partie, sauf quelques répliques à effacer, se tient à peu près. Pour la seconde partie, surtout, dans mon texte, il y a de telles redondances qu’il faut carrément cisailler. » Il trouve les acteurs superbes, mais déplore une uniformité dans l’outrance vocale : « La voix, à son paroxysme de volume, articule mal. » Tous reproches qu’on ne saurait faire au parti pris de Nauzyciel, dont l’esthétisation a en partie éteint la colère. Ce sont bien des tableaux qu’il compose quand les corps se figent dans des poses insolites, hiératiques ou baroques, telles des sculptures de Giacometti qu’admirait Genet. Chez les morts, quand les assassins rencontrent leurs victimes, les contentieux sont effacés. Réunis au dernier tableau, pour Nauzyciel ils forment « face à la salle, c’est-à-dire au monde, une communauté humaine réconciliée ». Les jeunes spectateurs, et ceux qui comme moi gardent dans l’oreille le rire caquetant, la voix inimitable de Maria Casarès, applaudissent ensemble cette version apaisée, touchés par la vaillance, le talent, la souplesse physique des comédiens, la virtuosité de la mise en scène.
[1] Notice de l’édition de la Pléiade établie par Michel Corvin et Albert Dichy.
[2] Odette Aslan, « Les Paravents », Les Voies de la création théâtrale vol. III, 1972, et Chéreau. Les Voies de la création théâtrale vol. XIV, 1986, Paris, CNRS Éditions, coll. « Arts du spectacle ».
[3] Entretien d’Arthur Nauzyciel avec Leïla Adham, dramaturge du spectacle