Antipolitique des communaux

Le fil des idées n’est qu’une image qui peut faire oublier que nous ne possédons que des fragments du monde. « Toute nécessité logique signifie seulement un déguisement de la contrainte du monde », disait Carl Einstein. Depuis des années, le psychothérapeute et écrivain Josep Rafanell i Orra cherche à penser depuis ce lieu où les fragments ne sont pas encore rassemblés, pour saisir ce qui échappe à la représentation.

Josep Rafanell i Orra | Petit traité de cosmoanarchisme. Divergences, 170 p., 14 €
Josep Rafanell i Orra | En finir avec le capitalisme thérapeutique . Météores, 314 p., 17 €

Le Petit traité de cosmoanarchisme s’ouvre sur ces lieux possibles où se crée, par-delà le temps et les océans, une communauté : la Catalogne en 1936, le Chiapas, les Gilets jaunes, la révolte asturienne de 1934, les migrants de 2022. Tout au long du livre, cette communauté qu’il fait déborder dans le livre réalise en acte littéraire ce qu’il invite à réaliser, c’est-à-dire des amitiés, qui ne peuvent se contenter, claires et nettes, de s’exempter du trouble qui les traverse. Le cosmoanarchisme est une conciliation des références : le tournant ontologique, Viveiros de Castro, Isabelle Stengers ou Anna Lowenhaupt Tsing dialoguent avec les partisans de toutes les résistances, les révolutionnaires italiens des années 1970, Gustav Landauer dont on découvre l’idée de panpsychisme, Graeber et Wengrow

Josep Rafanell i Orra, Petit traité de Cosmoanarchisme
Poupées fabriquées dans les communautés autonomes zapatistes ©CC-BY-SA-4.0/Xolotl32 /WikiCommons

Ce travail de la communauté est à l’œuvre et son œuvre est sans fondement, embrassant le « sans-fond anarchique » de la vie. Elle est sans fin : le cosmoanarchisme réclame de l’impossible, plus que le tout ou la totalité. La communauté est également contre la société. Pour réanimer le monde, il s’agit de refuser la société, c’est-à-dire le regroupement artificiel de sujets qu’on gouverne par la représentation. « Pornographie de la représentation », dit Jacques Rancière, qui signe l’impasse de la politique et du social, condamnés d’avance pour s’être fondés sur l’idée qu’il fallait produire des sujets, et qu’on pouvait les représenter et parler à leur place. Au cœur d’une réflexion ancienne, qu’il donne à saisir dans ses essentiels fragments, le Petit traité de cosmoanarchisme permet de reprendre une nouvelle fois ces idées qui ont eu de longue date (Rancière, Deleuze, Foucault, Kropotkine…) le tort d’avoir trop raison pour pouvoir convaincre au-delà des communautés qui les hébergent. Notre monde, s’il est bien nôtre, déteste les fragments et fabrique compulsivement des sujets à représenter.

En traversant les représentations du monde et des êtres, le livre parvient à des intuitions frappantes, dont cette idée d’un fascisme de la négligence : « Nous le savons, le libéralisme aujourd’hui est le moteur d’un fascisme d’une nouvelle espèce. Non plus la forme anachronique des quelques milliers de crânes rasés qui, certes, partout, se sentent pousser des ailes. Mais le fascisme sournois de la négligence qui nous happe, rendant l’engagement du partisan abstrait, idéel, l’objet d’un oisif bavardage politique. » Négligence par laquelle l’auteur parvient à penser ensemble les divers effondrements qui nous assaillent : celui du vivant, celui des communautés et des êtres, celui de nos productions elles-mêmes. Josep Rafanell i Orra en appelle à l’éthopoïetique et aux manières d’être, qui seules peuvent lutter contre cette négligence qu’aucune politique ne peut affronter. 

En Finir Avec Le Capitalisme Thérapeutique Josep Rafanell i Orra

Les manières d’être, parce qu’elles sont situées et qu’elles nous engagent, permettent de sortir des abstractions du politique, du social ou de tout ce qu’on voudra négliger. La réédition par les éditions Météores d’En finir avec le capitalisme thérapeutique permet de mettre en évidence comment l’auteur a édifié ses propres manières d’écrire, de penser, de communiser. La première partie du livre, « Déambulations », avec une force d’écriture déstabilisante à force d’investiguer là où on ne regarde que trop peu, retrace de nombreuses expériences vécues par Josep Rafanell i Orra dans son métier de psychologue : en prison, dans un squat de crackeurs de la Chapelle à Paris, aux côtés de Rroms expulsés à Pantin avec l’aval du maire, dans diverses institutions de Seine-Saint-Denis. 

Déstabilisant, comme cette « situation clinique » qui, en quelques lignes sidérantes, laisse la parole à un père incarcéré suite à des agressions incestueuses contre sa fille. Lui-même se décrit comme monstrueux : comment soigner ? Comment soigner, au sein d’institutions archaïques et violentes ? Peut-on abolir ces institutions ? Comment ? Ces situations cliniques où l’auteur nous invite à saisir cette communauté à faire advenir contre la société témoignent de l’importance du soin, loin de tout care, pour construire la communauté pourtant impossible qui ne peut se construire qu’avec les vulnérables, tous les vulnérables. On le sait, nous sommes loin d’époques où l’abolition des prisons et des hôpitaux psychiatrique était un idéal banal dans le débat public : Josep Rafanell i Orra fait partie de celles et ceux qui continuent de le faire vivre.

À l’issue de ces livres habités – car ils vont en enquêtant vers les habitants – plutôt que tissés de fils directeurs, on ressent surtout un prodigieux désir de porter attention. On pourrait dire agir, pour reprendre à Giorgio Colli cette idée qu’un livre est « un succédané de l’action » (et seulement cela). C’est dans les perspectives nécessairement multiples des rencontres animées qu’ils inaugurent et perpétuent que ces livres nous touchent, prenant parti pour l’amitié contre l’idée, pour les lecteurs et lectrices plus que pour les livres. Cette préférence, devenue rare, est celle où les livres nous sont souvent les plus précieux.


Josep Rafanell i Orra a été reçu à la librairie le Monte-en-l’air le 10 octobre 2023, dans le cadre d’un partenariat avec En attendant Nadeau.