Une autre écriture de la Révolution

Pour vous combattre est un récit tressé de geste nationale : il y a, dans la texture du verbe, du Michelet et du Lamartine, voire du Jaurès, car la veine de Joseph Andras est faite des flots qui rugissent sur les contradictions et le tragique de l’histoire. Son souffle, ses grands, ses noms et ses anonymes charrient, outre ce qui se sait, ce qui ne se sait pas, ainsi que tout un imaginaire fait d’empathie avec son objet : Camille Desmoulins et la révolution française.


Joseph Andras, Pour vous combattre. Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 176 p., 17,50 €


Ainsi va la littérature selon Joseph Andras : la sienne est efficace, somptueuse, baroque (1). L’homme a réfléchi politiquement sur tout, la domination et les révolutions, le traitement sensible que les hommes peuvent, malgré tout, réserver aux animaux, le rôle de l’oppression coloniale dans la formation d’un Hô Chi Minh jeune et provisoirement parisien. De l’histoire sous sensibilité classiquement communiste, il sait les apories, les refrains. Il les fredonne sans se départir d’un côté brechtien : car la littérature est la littérature, elle indique, elle fait rêver, elle suggère, et quand il s’agit du positionnement politique décisif d’un individu singulier prédéterminé par des vécus énigmatiques, l’aléatoire est là, forcément âpre, toujours spectral.

Pour vous combattre, de Joseph Andras : écrire Desmoulins

Joseph Andras © Rezvan S./Actes Sud

C’est grâce à l’angle, au point de vue d’auteur, que nous tenons cette extension du domaine du texte qui fait de Joseph Andras un auctor au sens le plus classique du terme, sur un sillon où peu réussissent. On n’est pas dans le roman historique, moins encore dans l’illustration, genres tous haïssables… Résultat, le livre est superbe, le ton juste comme du Novarina ; la subjectivité de l’auteur nous entraine envers et contre tout. Nos superstitions et nos faux-semblants évincés, l’affaire, chaotique, fragmentée, va l’amble dans une modernité pétrie de ruptures et d’ellipses directement issue de la langue du XVIIIe siècle.

Ici la littérature prévaut, même si l’auteur, tout à fait informé, gère habilement les historiographies. C’est un plaisir de spécialiste que de supputer la provenance possible de bribes d’éléments, toujours très proches des bons maîtres en Sorbonne, tant sont mêlés le sûr et le moins sûr, le partisan et le critique. Certes, Camille Desmoulins, jeune, avocat et journaliste, brillant, humain, gentil père de famille et heureux mari de la riche et belle Lucile, est un bon client (2) pour des temps qui voudraient, par-delà les révolutions, la vie heureuse. Cela animait déjà le projet de Jules Clarétie en 1875. On sait que Pierre Pachet s’enticha du Vieux Cordelier qu’il préfaça, et dont il établit l’édition Belin de 1987. Il ne fut pas le seul.

Pour tous ses biographes, Desmoulins devient Camille par droit de proximité posthume. Et c’est autour de la sortie des sept numéros du Vieux Cordelier qu’est bâti ce récit, donc lors de l’hiver terrible de l’an II, hiver terrible car terriblement froid, hiver dit communément de « terreur » politique (encore que le terme soit impropre), et surtout hiver terrible pour les ventres creux parce que les années de cherté se sont succédé, que s’y ajoutent les déficits de récoltes, rendant plus difficile encore la vie ordinaire – on prélève pour la guerre et les armées tout ce qui est possible.

C’est ainsi que se médite, se redit, se relit une révolution, non pas en tant que contexte pour une analyse idéologique, mais comme sensible approche des vies et des situations, de l’éphéméride des uns et des autres, de leurs façons d’être, de faire et plus encore de subir, y compris dans la guerre de Vendée. Car on entrevoit des bribes de la prise du Mans par la colonne de 20 000 chouans constituée de paysans ivres et rompus de fatigue, derechef mis en déroute. Si l’on peut lire : « Il est probable que Desmoulins rentre à son domicile », la familiarité d’époque est pour le chef défait, Monsieur Henri (de la Rochejaquelein) dont le nom est tu comme celui de Marceau. Tout ne se dit pas, mais c’est cela qui donne l’épaisseur du moment dans sa brutale et saine franchise : « Je ne saisis, en somme, que ce que l’on a fait d’eux », écrit Andras.

Pour vous combattre, de Joseph Andras : écrire Desmoulins

Portrait anonyme de Camille Desmoulins (vers 1790) © CC0/Musée Carnavalet

L’auteur sait la violence de guerre, les bandes de nuit comme les détails de la vie parisienne, ses pavés, ses quartiers, ses clubs. Et pour la compréhension de la grande histoire, il rappelle des noms majeurs et d’autres, simplement significatifs de ce sur quoi on se partagea. En quelques moments, on voit, on comprend Hoche ou Brune, ou « le petit roi » potentiel, Louis XVII, confié à un cordonnier et qui se meurt dans la forteresse de Paris. Andras n’oublie jamais la disparité des positions, même quand il pense à la déclinaison des rapports au peuple de chaque tendance politique ; le tout est soldé par cette remarque : « peut-être il faut se contenter de dire que le peuple n’est pas ceux qui s’en méfient ». Et le refrain social en est que le peuple siégea à la venue de la Révolution, donc bien plus que le journaliste condamné sous cette cote envolée à la figure du lecteur : BB3/71 dossier 396 des Archives nationales, soit le document du Comité de surveillance qui fut fatal à Desmoulins.

Andras sait aussi le tumulte des réunions politiques, leur tempo, leurs aléas, ce qui se trouve ailleurs que dans les livres, et il se sépare de l’historien bien au-delà de ce qu’il partage, lorsqu’il écrit : « Le fond des cœurs est sans doute ragoût à irriter les historiens » et s’engage dans ce qui n’a rien d’une psycho-histoire ; sa mise à distance par le jeu d’images fortes fonctionne sur le détail.

Sa fresque établit un après-Patrick Rambaud, mais aussi un après-Pierre Michon. Ce texte court qui, sans haleter, ne pratique pas le maniérisme de pensée, trop vulgaire, ni celui de l’intrigue, trop attendu, sait faire mouche de pointes de langue. On est en marge du Salammbô de Flaubert et du Balzac des Chouans. Ce maelström est toujours personnel, dense comme une bande dessinée ; mais il peut se méditer dans un temps à soi, et ce tempo inégal, soutenu, rapide comme ce qui se lirait par fragments sur internet, ce tempo contemporain est toujours diablement inventif. C’est là que l’homme de lettres se démarque de l’historien, toujours balourd dans ses inventions : car le second est asservi à un savoir lourd d’explicitations permanentes de sa position critique, quand le premier est libre.


  1. Voir Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou, Actes Sud, 2018 ; Au loin le ciel du Sud et Ainsi nous leur faisons la guerre, Actes Sud, 2021.
  2. Chez les historiens, voir Jean-Paul Bertaud, Camille et Lucile Desmoulins. Un couple dans la tourmente (1985), et Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins. Un rêve de démocratie (2018). Du côté du roman, citons celui de Christophe Bigot, L’archange et le procureur, 2008.

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