Paul de Tarse en chrétien originel

« Introduire à l’essence du christianisme », comme s’y essaie Olivier Boulnois dans son dernier ouvrage, ne va pas sans risque. L’entreprise a été souvent tentée, notamment au XXe siècle, qui s’ouvre avec la publication, en 1900, du fameux livre du théologien allemand Adolf von Harnack intitulé précisément L’essence du christianisme (Labor et Fides, 2015). Il s’agissait pour le théologien de montrer, contre Feuerbach, auteur en 1841 d’un ouvrage portant le même titre (Gallimard, 1968), que le phénomène historique connu sous le nom de christianisme avait une consistance propre impossible à réduire à une vérité essentielle cachée purement anthropologique.


Olivier Boulnois, Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l’essence du christianisme. PUF, coll. « Chaire Étienne Gilson », 264 p., 22 €


Dans L’essence du christianisme, Harnack cherchait à discerner les traits principaux : « ce qu’il y a de commun dans les phénomènes contrôlés par l’Évangile et les traits fondamentaux de l’Évangile contrôlés par l’histoire ». En 1959, le grand théologien luthérien Gerhard Ebeling, en écho explicite à Harnack, préférait intituler son livre L’essence de la foi chrétienne (Seuil, 1970) en précisant, d’une part que le christianisme « a vu lui-même en tous temps et en tous lieux dans la foi ce qui constitue son essence », et, d’autre part, que se poser sérieusement la question de l’essence de la foi chrétienne engageait l’interrogateur et pouvait l’entrainer au bouleversement complet de sa pré-compréhension du phénomène ; et ce, que l’on soit croyant, incroyant, hostile ou indifférent.

Saint Paul et la philosophie, d'Olivier Boulnois : Paul, chrétien originel

Saint Paul, par Rembrandt (vers 1633)

Olivier Boulnois, grand connaisseur de la pensée médiévale, se jette à son tour dans l’aventure. En philosophe de la religion et non en théologien, il choisit comme porche d’ouverture à l’essence du christianisme les lettres de l’apôtre Paul. Le titre de son livre, « Saint Paul et la philosophie », est ambigu : il laisse entendre que l’ouvrage va offrir une nouvelle analyse des relations de Paul avec la philosophie et notamment avec le stoïcisme (la critique savante continue de débattre de l’authenticité de la correspondance entre Sénèque et l’apôtre). L’objectif serait plutôt de montrer que les lettres apostoliques « sont des évènements qui bouleversent et reconfigurent la philosophie » et que Paul « remanie et réarticule autrement les concepts fondamentaux de la philosophie ». Successivement, Olivier Boulnois va examiner la pensée de Paul sur le temps, le cosmos, l’usage du monde, la loi, le mal et le moi.

Mais, s’il est certain que l’apôtre donne « quelque chose de neuf à penser » à la philosophie, et s’il est tout aussi sûr que Paul occupe une place privilégiée pour introduire au christianisme, on ne voit pas bien en quoi « mieux comprendre [philosophiquement, c’est moi qui ajoute cette précision] Paul » permettrait « d’être introduit philosophiquement à l’essence du christianisme ». À moins de considérer, comme Hegel, qu’il faut porter le christianisme au « concept » et, comme Heidegger, que les « noms » fondamentaux du christianisme (sont-ils des « concepts » ? gardons l’appellation prudente de « nom », comme il y a des « noms divins ») tels que péché, salut, etc. ont des significations dérivées qui ne prennent sens que rapportées au sens originel, que seule la philosophie discerne.

Cette ambiguïté ne serait-elle pas celle de la philosophie moderne et contemporaine dans ses rapports avec les écrits de l’apôtre ? Alain Badiou a recherché dans les lettres de Paul de quoi repenser l’universel, Jean-Michel Rey a élevé l’apôtre en paradigme même de la rupture révolutionnaire déniant au passé, en l’occurrence celui d’Israël, toute vérité, Giorgio Agamben, qu’Olivier Boulnois cite davantage, a interprété dans Le temps qui reste (Payot, 2000) la pensée de Paul dans ce qui était pour lui sa situation d’énonciation, l’imminence du retour du Messie. Avant eux, Heidegger, dans ses cours de phénoménologie de la vie religieuse (Gallimard, 2012), avait choisi de « mettre en évidence l’expérience religieuse fondamentale » de Paul et, en se maintenant en elle, avait tenté de comprendre la connexion de tous les phénomènes religieux originels avec celle-ci. Heidegger partait alors à la recherche d’une « philosophie authentique de la religion » et, dans cette perspective, ne s’expliquait guère sur les raisons de sa « focalisation sur la religiosité chrétienne » : « question difficile », indiquait-il ; on comprend qu’elle tient essentiellement, non à la factualité de la provenance chrétienne de notre présent, mais à son sens. On pourrait encore évoquer le cas de Stanislas Breton, philosophe chrétien, qui a été invité à rédiger pour la petite collection « Philosophies » des PUF (dirigée, entres autres, par Françoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey) un Saint Paul (1988) au motif que les épîtres ont exercé une grande influence sur la philosophie occidentale. Dernier en date, il faudrait citer le livre consacré à une lecture juive de Paul par René Levy (Verdier, 2020).

Toute cette littérature accorde trop ou pas assez à l’apôtre – pour bien le mesurer, peut-être faudrait-il reprendre tout l’écheveau complexe des relations entre philosophie et théologie en Occident – dont l’identité profonde n’est pas d’être un penseur, encore moins un anti-penseur, comme le rappelle à juste titre Olivier Boulnois, ni même un théologien proprement dit, mais, selon son témoignage sur lui-même, d’avoir été choisi pour participer à l’évènement du salut en train de s’accomplir comme « proclamateur ». Paul n’est pas un sauvé issu du judaïsme qui ensuite proclame les merveilles de Dieu, comme les guéris de l’Évangile, mais un événement de parole (son Évangile n’est pas à « mesure humaine » Gal, 1, 11), enté sur la Parole du Verbe, traversé par l’énergie de la Résurrection.

Saint Paul et la philosophie, d'Olivier Boulnois : Paul, chrétien originel

Saint Pierre et saint Paul, par Konstantinos Paleokapas (1640) © CC4.0/Tzim78

Olivier Boulnois ne veut ni relever le christianisme dans le concept comme Hegel, ni le dissoudre en montrant qu’il s’agit d’un dérivé inauthentique issu d’une mécompréhension de l’expérience de l’Être comme Heidegger. Il cherche, en phénoménologue, à retourner à la source du fleuve de l’expérience chrétienne. S’il choisit le corpus paulinien, ce n’est pas par souci chronologique (les lettres apostoliques étant les premiers écrits chrétiens, bien avant les évangiles) mais parce que la parole paulinienne représente le premier effort pour dire la nouveauté de l’expérience chrétienne. Mais Paul n’écrit pas de traité, il ne tient pas école (philosophique), il rédige des lettres (à l’instar, il est vrai, des maîtres de sectes philosophiques) véritables actes pastoraux (et non procédures didactiques) qui, à temps et contretemps, admonestent, consolent, éclairent. Toutes ces opérations, l’apôtre, « hébreu, fils d’hébreux », pharisien de l’école d’un des maîtres les plus prestigieux, Gamaliel, et citoyen romain hellénisé, les accomplit dans la langue commune de l’empire qui doit pouvoir dire l’inouï du salut.

Si Paul semble presque citer les philosophes ou se servir d’images aux consonances politiques appartenant au monde romain, c’est selon ses interlocuteurs, Juifs, Grecs, Romains, Celtes de Galatie, etc. Il se fait « tout à tous » (1 Cor, 9,22). Rien de systématique, rien qui ne puisse être interprété dans divers sens – l’apôtre Pierre (2 P. 3, 16) reconnait que l’on rencontre dans les lettres de son frère Paul « des points obscurs » – ce qui nécessite de lire ces textes, immergés dans le rabbinisme, avec toute leur tradition de lectures et non en « détruisant » celle-ci, selon la méthode choisie par Olivier Boulnois. La pensée de saint Augustin, dans un contexte polémique avec les pélagiens, continue à sa façon le pilpoul engagé par Paul avec les maîtres rabbiniques sur la nature et les conséquences du péché d’Adam sur le péché ; Luther hyperbolise (comme Descartes avec le doute) les propos de l’Épitre aux Romains et répète d’une certaine manière l’opération paulinienne visant à modifier l’axe central du couple foi/loi pour insister sur la foi comme pivot du couple foi/œuvre.

Le terme de « destruction » est emprunté à Heidegger et, à travers lui, remonte à Luther. Le travail de la destruction herméneutique était supposé retrouver le sens originaire ; mais n’est-ce pas se représenter toute tradition comme infinie digression, éloignement inexorable de la lumière de la source, sédiment occultant que l’on doit déblayer ? Ne néglige-t-on pas ainsi le fait que la distance se creuse surtout dans l’oubli de la « situation », pour reprendre une expression de Heidegger, qui donne sens à une tradition textuelle. Sur ce point, le livre d’Olivier Boulnois porte au plus juste et consonne avec les propos de Giorgio Agamben dans sa conférence de Carême en 2009 (voir Saint Paul, juif et apôtre des nations, Parole et Silence, 2009) dans laquelle il invite l’Église, après avoir rappelé la structure du temps chrétien explicitée par le Tarsiote, à renouer avec sa tradition messianique. Tout chez l’apôtre découle de cette conscience aiguë que le « maintenant » du salut est là. Avec la résurrection du Messie, c’est toute la tradition du testament premier qui est assumée alors même qu’elle débouche sur un évènement hors de sa « logique », mais qui témoigne de l’absolue liberté de Dieu-Père.

C’est pourquoi, et en regard même des forts propos d’Olivier Boulnois sur le kairos du salut, il est peut-être trop faible de qualifier le christianisme (ou plutôt faut-il parler de la Christelige ‒ la « christianité – kierkegaardienne, le « isme » étant toujours susceptible de tourner en imposture), c’est-à-dire le toujours-devenant-chrétien, de « forme de vie », dont il faut « analyser le discours qui l’informe ». Le jeune Heidegger avait une formule plus percutante : « le christianisme est quelque chose qui comporte un principe entièrement nouveau de l’existence : la Rédemption chrétienne ». Paul a annoncé ce principe nouveau aux zététiques (les Grecs) à Athènes et il en discute encore à travers les textes dans le dialogue infini entre juifs et chrétiens.

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