Retour à Lwów

Ukraine

Faut-il revenir à Léopol, à Lemberg, à Lwów, à Lvov ou à Lviv ? La ville ukrainienne est un condensé tragique d’histoire et de culture européenne. Le souvenir de l’école de philosophie qui y fleurit entre les deux guerres du siècle dernier n’est pas mort.

La relation entre les philosophes et les pouvoirs politiques a, notoirement, toujours été mauvaise, sauf quand les premiers défendaient les idéologies promues par les seconds. Mais ces derniers ne recoururent que rarement à l’assassinat, même s’ils censurèrent, emprisonnèrent, embastillèrent, ceux qu’ils jugeaient dangereux. À partir du début du XXe siècle, les choses changèrent, parce que les clercs cessèrent d’être de petites minorités et que les idées politiques devinrent le fait des masses. Les communistes et les fascistes, mais aussi les tenants du libéralisme économique, en prirent acte, en ne dissociant pas le combat politique du combat idéologique. Cela induisit un changement crucial : il ne suffisait plus de se débarrasser de ses adversaires politiques, il fallait aussi se débarrasser des élites intellectuelles. Et quand il fallut se débarrasser de peuples entiers, comme les paysans d’Ukraine en Russie soviétique, et les Juifs sous le Troisième Reich, les intellectuels en firent aussi les frais.

Retour à Lwów : hommage à l'école de philosophie de Lvov-Varsovie

Façade de l’université de Lwow criblée de balles pendant la Première Guerre mondiale (1921) © Gallica/Bnf

Pour les Français, la capitale de la Galicie était Léopol. Elle se nomma Lemberg sous l’Empire autrichien jusqu’en 1918, puis, quand elle fut rattachée à la Pologne renaissante, Lwów, puis derechef Lemberg quand les nazis la prirent en 1941, Lvov quand elle devint soviétique en 1945 et finalement Lviv depuis qu’elle est ukrainienne ; elle a été tellement changée par les famines, les pogroms, les massacres, qu’on a presque envie de dire qu’on n’a plus affaire à une ville unique, mais plutôt à des tranches temporelles de ville. Dans Terres de sang (Gallimard, 2012), Timothy Snyder suggère, contre la thèse classique d’Adorno et Horkheimer, que ce n’est pas la raison des Lumières qui a produit les totalitarismes soviétique et nazi, mais les conceptions du progrès de ces totalitarismes : alors que pour l’idéal des Lumières le progrès découlerait de la science et serait continu, Hitler et Staline considéraient qu’il ne pourrait s’accomplir qu’à la suite d’une lutte violente entre les races et les classes. C’est pourquoi il était légitime de détruire les classes supérieures polonaises (stalinisme) ou les couches artificiellement instruites de la sous-humanité polonaise (nazisme).

Ce programme fut accompli systématiquement par les Soviétiques sur les Polonais en 1939, puis par les nazis à Lvov en 1941, quand les Einsatzgruppen du Reich (épaulés par certaines milices ukrainiennes) y exterminèrent la plus grande partie de la population juive, mais aussi nombre de Polonais, et particulièrement les professeurs d’université, des médecins, des historiens, des mathématiciens et des philosophes. Dans un camp, le philosophe Tatarkiewicz fut sommé par un soldat allemand d’ouvrir sa valise pour voir ce qu’elle contenait : « Un manuscrit sur le bonheur », répondit-il, et le soldat le jeta au caniveau, en disant : « Il n’y a plus aucune culture polonaise ».

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Reconstruction du centre de Lwow après la Première Guerre mondiale (1921) © Gallica/BnF

Revenons, comme Philippe Sands, à Lemberg avant 1918. En 1895, un jeune philosophe polonais, Kazimierz Twardowski, qui avait fait sa thèse à Vienne sous la direction de Franz Brentano et discuté ses théories sur l’intentionnalité dans son livre Contenu et objet, ce qui l’avait amené notamment à discuter avec Husserl, prend un poste de professeur à l’université de Lemberg. Il y crée de toutes pièces un séminaire de philosophie, y adjoignant sa bibliothèque, et animant infatigablement un enseignement très structuré et une véritable communauté de chercheurs, qui se consacrent à ses sujets de prédilection, la philosophie, la logique et la psychologie. Son enseignement rayonne dans toute la Pologne, notamment par sa revue Ruch Filosoficzny. Il forme ceux qui vont devenir les plus grands logiciens et psychologues polonais : Wladislaw Witwicki, Jan Lukasiewicz, Stanislaw Lesniewski, Kazimierz Ajdukiewicz, Tadeusz Kotarbinski, Roman Ingarden, Wladislaw Tatarkiewicz, qui enseigneront à Varsovie et dans toute l’Europe. Le plus fameux des élèves de Lukasiewicz et Kotarbinski sera Alfred Tarski.

Twardowski ne fait pas que fonder une école qui essaime entre les deux guerres sous le nom d’école de Lvov-Varsovie ; il incarne au plus haut point, non seulement la rigueur intellectuelle, mais aussi une conception très exigeante de la liberté académique : « L’Université, dit-il en 1933, forte de son droit à exiger que son indépendance d’esprit ne soit violée par personne, a également le droit de se défendre contre toute tentative, ouverte ou dérobée, de mettre son travail scientifique sous contrôle ou la commande de quiconque ». Il est certain que, s’il avait pu connaître les massacres d’universitaires à Lvov qui eurent lieu après sa mort en 1938, il y aurait vu une manière assez radicale de violer cette indépendance. Il était patriote, mais aussi profondément universaliste, ignorant toutes les différences de nationalité, de race, de genre : ses élèves étaient allemands, ukrainiens, russes, juifs, lituaniens, autant que polonais, et les étudiantes (comme Izydora Dąmbska) étaient presque aussi nombreuses que les étudiants.

L’école de Lvov-Varsovie incarnait les Lumières polonaises. Elle se distinguait par son souci de la clarté et de la précision, qu’elle avait hérité de Brentano, mais aussi par son sens de la tolérance, qui acceptait toutes les positions philosophiques, du moment qu’elles étaient argumentées. En cela elle différait beaucoup du Cercle de Vienne, auquel on l’a souvent comparée : elle n’avait pas de positions officielles, et elle ne voyait pas d’inconvénient à pratiquer la métaphysique et l’éthique. Il y avait parmi ses membres des catholiques et des juifs aussi bien que des athées. C’était surtout une école de logique, alliée à l’école mathématique de Lvov – dont les membres donnèrent leur nom à nombre de théorèmes, mais elle pratiquait la logique en alliance étroite avec des problèmes philosophiques traditionnels. Ainsi, Lukasiewicz fonda les logiques trivalentes parce qu’il s’intéressait au problème du déterminisme et de la contingence des futurs, Lesniewski fonda son système parce qu’il voulait défendre une ontologie nominaliste, Twardowski défendit le caractère absolu de la vérité contre le relativisme (question reprise de manière fameuse par Tarski), Kotarbinski fonda une théorie de l’action sous le nom de praxéologie, Tatarkiewicz développa une théorie des valeurs. Le fonds philosophique venait, comme chez Twardowski lui-même, en grande partie de Brentano, et il avait beaucoup en commun avec la phénoménologie réaliste du premier Husserl, comme le montre l’œuvre de Roman Ingarden, et plus tard avec la philosophie analytique anglophone.

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Kazimierz Twardowski (1933)

Le maître mot de l’école de Lvov était, selon les termes d’un de ses principaux représentants, Ajdukiewicz, l’ « anti-irrationalisme ». Il prenait tout son sens au moment où en Allemagne fleurissait la Lebensphilosophie, mais aussi face aux tendances romantiques de la philosophie polonaise, et face au marxisme qui devint la langue officielle de la philosophie en Pologne après la guerre. Nombre des membres de l’école, ainsi que les mathématiciens de l’université de Lvov, furent assassinés par les nazis, comme la logicienne juive polonaise Janina Hosiasson-Lindenbaum et son mari Adolf Lindenbaum ; ou Mojżesz Presburger. Nombre d’autres, comme Lukasiewicz, s’exilèrent. Ensuite, les communistes attaquèrent le « rationalisme logique » de Twardowski et de ses disciples. On retrouve ici la lutte commune des marxistes et des nazis : les uns comme les autres détestent toute philosophie détachée du social et de « la vie ». Mais les léopoliens ne vivaient pas en apesanteur. Au contraire, ils pensaient, comme Brentano, que l’on ne peut pas avoir d’éthique ni de conception de la vie si l’on n’a pas d’abord une conception de la pensée et de la nature de la connaissance, et une ontologie. Ils payèrent souvent de leur vie leur attachement à la pensée.

L’histoire aujourd’hui bégaie, et les Ukrainiens se voient aujourd’hui traités comme leurs compatriotes jadis par Staline et comme les Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais que vaut, des décennies voire des siècles plus tard, le souvenir des penseurs de ces lieux ? Quand nous visitons aujourd’hui la tombe d’Aristote à Stagire, les ruines de l’Académie de Platon à Athènes ou la prétendue tombe d’Archimède à Syracuse, que nous importe qu’ils moururent au calme dans leur lit ou assassinés par des reîtres ? Mais il valait mieux, pour que leurs idées nous parviennent, qu’ils n’aient pas été assassinés trop tôt.


Sur l’école de Lvov-Varsovie : en français, voir notamment Kazimierz Twardowski et Edmund Husserl, Sur les objets intentionnels (1893-1901), Vrin, 1993, ainsi que Denis Fisette et Guillaume Fréchette (dir.), À l’école de Brentano, Vrin, 2007 ; Jan Lukasiewicz, Le principe de contradiction selon Aristote, L’Éclat, 2000, Alfred Tarski, Logique, sémantique, métamathématique, Armand Colin, 1976, et Tadeusz Kotarbinski, Écrits sur l’éthique, Hermann, 2018.
Nombre d’auteurs, comme Jacek Jadacki, Anna Brozek, Peter Simons, Roger Pouivet, Denis Vernant, Denis Miéville, ont écrit sur l’école de Lvov-Varsovie, mais peu ont autant contribué à la faire connaître que Jan Woleński ; en français, on lira de lui L’école de Lvov-Varsovie. Philosophie et logique en Pologne (1895- 1939), Vrin, 2011. Voir aussi Roger Pouivet et Manuel Rebuschi (dir.), La philosophie en Pologne (1918-1939), Vrin, 2006 ; ou encore une excellente présentation générale de Wioletta Miskiewicz, « La philosophie polonaise au XXe siècle : autour d’un paradigme perdu », Revue des études slaves LXXXV-4, 2014.
Les archives Poincaré de Nancy ont mené nombre de travaux sur l’école de Lvov. Voir aussi un site varsovien en anglais.

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