Vertu de la surprise 

La philosophe-romancière Natalie Depraz représente une phénoménologie qui ne craint pas de dialoguer avec les neurosciences, mais aussi bien avec la théologie, et n’esquive pas non plus la responsabilité politique du penseur[1]. Pourquoi s’intéresse-t-elle, depuis longtemps, à travers numéros de revues, articles et livres (parmi d’autres, Le sujet de la surprise. Un sujet cardial, Zeta Books, 2018), mais aussi conception et participation à des programmes de recherches en psychopathologie, au thème de la surprise ? Avec ce nouveau livre, elle fait de la surprise, qui a peu intéressé les philosophes, un objet de pensée à part entière et révèle ses vertus paradoxales de transformation du sujet, ouvrant la voie à une nouvelle anthropologie.

Natalie Depraz | La surprise. Crise dans la pensée. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 343 p., 24 €

Dans le corpus philosophique occidental, on trouvera peu de choses sur cette thématique. Est-ce le symptôme d’un monde qui, depuis les Grecs, a chassé la surprise, s’en défend, s’en est prémuni : « la pensée grecque s’est protégée à jamais contre toute convocation absolument surprenante » (Derrida dans L’écriture et la différence) ? Un monde sans surprise pour une humanité jamais surprise ! Mr Gradgrind du Dickens de Temps difficiles élevé au rang de type universel et exclusif ! C’est, à l’heure du pharmakon (remède et poison) de l’intelligence artificielle, de la robotique généralisée, de la jonction entre sciences du langage, neurosciences et informatique dans les sciences cognitives, ce qui, proprement, terrifie Natalie Depraz. Que triomphe, à partir d’une mésinterprétation, fondée sur une sous-estimation de l’enjeu d’une compréhension adéquate, du phénomène de la surprise, figé dans la « mécanique capture-sursaut », une anthropologie d’inspiration machinique, visant l’idéal d’une automaticité régulatrice, loin du modèle de l’autopoïèse du vivant. C’est pourquoi elle a entamé de longue date un combat, qui n’est pas sans rappeler celui de Gilbert Simondon, contre une conception de la machine comme automatisme, « assez bas degré de perfection technique », contresens sur l’essence de la machine, qui « douée d’une haute technicité est une machine ouverte, et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres » (Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958).

La philosophe peut aujourd’hui élargir encore son questionnement à la dimension de l’histoire de la philosophie pour comprendre pourquoi, le plus souvent, tout a conspiré pour neutraliser la surprise. La prendre au sérieux, ou plus exactement repérer les lieux textuels où la philosophie a manqué de peu l’authentique phénomène en l’obscurcissant sous les espèces, par exemple, de « l’événement », de « l’inattendu », et revisiter toutes les expériences, coextensives à la vie humaine, de la psychologie à la politique en passant par l’art et la religion, qu’elle génère, offre un moyen de reconfigurer une anthropologie et une philosophie moins engluées dans des oppositions binaires (corps/esprit, immanence/transcendance, activité/passivité, etc.), plus ouvertes, y compris à la logique paradoxale de l’antinomie et de l’oxymore, rendant impossible toute obsession systémique cherchant à la réduire. 

Natalie Depraz, La Surprise. Crise dans la pensée
L’éclatement du ballon © CC-BY-4.0/Grégoire Lannoy/Flickr

Afin de distinguer la surprise de ce qui n’est pas elle, notamment de l’événement, pour en libérer le potentiel, Natalie Depraz élabore ce qu’elle appelle son « modèle ». Celui-ci ne repose pas sur une structure binaire, mais ternaire. Ce qui crée la surprise, c’est la condition d’apparition de l’objet, autrement dit son contexte, ce n’est pas tant son caractère nouveau ou insolite que « la relation de décalage » entre les attentes et l’horizon, le contexte qu’elles engendrent. Le sujet et l’objet de la surprise s’inscrivent dans un temps de « crise », comme un « processus » se déployant selon une double ternarité phasique : d’abord « l’attente-ouverte », puis le « choc-rupture » et enfin « la résonance », « l’après-coup ». Ces trois phases opérant elles-mêmes selon trois niveaux intriqués : la temporalité, le cognitif et l’émotionnel. Autrement dit, il ne peut y avoir de surprise sans une sorte d’anticipation de ce qui peut venir, anticipation, pressentiment constitué de toute la vie (affective, physique, intellectuelle) du sujet que quelque chose, quelqu’un peut le sur-prendre et qu’il faudra ensuite, après le choc, faire face, « s’envisager » dans une nouvelle situation.

Ce schéma de la surprise, Natalie Depraz va l’éprouver et en analyser les variantes dans et selon divers domaines : celui de la psychologie avec la crise traumatique et de la psychose, de l’expérience esthétique, celui de la politique avec l’exemple presque paradigmatique de la « surprise révolutionnaire », et enfin, dans le domaine théologique, avec l’hypothèse, non du Dieu « caché » ou de l’opus alienum (façon d’agir étrange et étrangère) du Dieu de Luther, mais celle du « Dieu-le Suprenant ». Ces différents « tests » de son modèle sont accompagnés, plutôt qu’encadrés, de traversées du corpus philosophique des Grecs à Paul Ricœur. On peut regretter que ce parcours passe un peu rapidement sur le cas d’Aristote qui fait commencer la philosophie avec l’étonnement et, une fois le savoir atteint, autant qu’il est possible à l’homme, la fait s’achever avec un étonnement contraire, d’une autre nature que le premier, plus contemplatif et émerveillé, qui ne s’étonne plus de ce que les choses soient comme elles sont, mais de la supposition qu’elles puissent devenir différentes de ce qu’elles sont. D’autre part, si Heidegger n’accorde pas à la surprise la fonction qu’a l’angoisse de révéler la différence entre l’être et l’étant, c’est qu’il la situe confinée dans le contexte du « s’attendre à » ajointé à chaque « tournure », le « de quoi il retourne de chaque étant-sous-la-main », dans la logique de l’attention et non du souci. Dans ces pages traversant l’histoire de la philosophie, il faut remarquer celles sur Husserl, dont Natalie Depraz est une grande spécialiste et traductrice, qui s’achèvent, après avoir parcouru les principaux textes, sur un constat « d’absorption de la surprise dans la dynamique perceptive ».

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Deux de ces pierres de touche se détachent, parce qu’elles semblent indiquer la proposition ultime que la philosophe voudrait apporter au débat commun : celle d’une anthropologie « antinomique et oxymorique ». L’expérience du beau et l’expérience religieuse reprise par la théologie sont porteuses d’une dynamique anthropologique qui dépasse la synthèse dialectique. Elles assurent une « mise en tension transformative ». Loin d’être des impasses, « des contradictions indépassables », comme les antinomies chez Kant, ou des contradictions rendant impossible la réalité vers laquelle elles font signe (l’oxymore), et qui pourtant persistent dans leurs signifiances, l’expérience de l’effroi du beau ou celle de la foi dans l’entrée de Dieu dans la chair sont « ouvrantes d’une réalité autre ». Elles autorisent la « coïncidence entre attention et surprise, attention « hyper focalisée » et surprise s’excluant mutuellement] sous la forme d’un accueil vigilant ». Ainsi, le prisme de la surprise ne permet pas seulement une « autre histoire de la philosophie », mais il dévoile sans doute, à l’intérieur d’une tradition phénoménologique qui ne veut pas renoncer à promouvoir « une alliance d’un nouveau type entre l’empirique et le transcendantal », de nouvelles directions pour l’anthropologie « d’un point de vue pragmatique », selon l’expression kantienne, que Natalie Depraz, du reste, explore déjà dans sa collaboration avec les psychopathologues. La surprise libère paradoxalement une anthropologie de la « déprise », puisqu’elle manifeste l’impossibilité pour le sujet de maîtriser sa temporalité projective, mais cette déprise n’est pas l’opposé de la maîtrise et ne se résout pas en simple passivité. Il s’agit alors d’une passivité active (oxymore) propre à relancer le temps du sujet (et qui fait descendre « l’événement » de son absoluité, chère à la pensée contemporaine), à ouvrir sa connaissance et son affectivité. Cette anthropologie de la surprise doit pouvoir nous servir à penser à neuf les questions les plus vives de notre actualité, celle du genre, de la dignité du mourir, et de notre « terrestritude ».

Natalie Depraz est-elle parvenue à « déterminer phénoménalement le surprenant dans son être-surprenant », pour détourner une expression concernant le « redoutable » de Sein und Zeit (§ 30) ? Si l’on partage le même sentiment de malaise devant l’absolutisation de l’événement, hors tout horizon d’attente, rendu phénoménalement impossible dans ses apories, sidération pour la pensée, on se demande si considérer la surprise comme un processus phasé ne revient pas à la constituer en quasi vertu (hexis) capable par son exercice ‒ « je peux apprendre à « m’attendre à être surprise » », énonce la philosophe ‒ de discipliner la réceptivité, pas seulement affective, et de la transformer en « accueil vigilant ». Ce qui équivaudrait à une façon très subtile, très riche, de la faire disparaître. De même qu’il est difficile de se tenir dans l’aporie de l’événement, il n’est toutefois pas question de s’enfermer dans « le choc » de la surprise, mais de la prise (le choc) à la déprise de l’après-coup, le sujet arrive toujours trop tard, et au fond c’est sans doute là que nous attend l’anthropologie antinomique de la Savoyarde philosophe. 


[1] Dans cet ordre d’idées, signalons également l’activité de romancière de la philosophe et notamment Martine H. (éditions Compagnons d’humanité, 2023), fiction dans laquelle Heidegger, devenu Martine et marié(e) au vieux Husserl, a quitté l’Allemagne pour se retrouver à New York et vivre avec Hannah Arendt. On associera à cette exploration des « replis intimes » des personnages l’étrange note de la p. 25 de La carte postale de Derrida, dans laquelle il raconte avoir reçu, en août 1979, des États-Unis un coup de téléphone de « Martine » (comme le prononce la téléphoniste américaine) Heidegger. Derrida commente : « que va-t-il faire avec le ghost ou le Geist de Martin Heidegger ? »