L’anthropologie de Günther Anders

Le volume qui paraît sous le titre L’humain étranger au monde rassemble divers textes de Günther Anders (1902-1992) se rapportant à la conférence éponyme qu’il prononça en 1930. Beaucoup sont inédits, certains inachevés, quelques-uns se répètent, l’ensemble donnant à première vue l’impression d’une liasse de feuillets épars plus ou moins difficiles à déchiffrer, mais d’où s’échappe presque à chaque page un éclair de pensée nouvelle.

Günther Anders  | L’humain étranger au monde. Une anthropologie philosophique . Trad. de l’allemand par Anika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David. Fario, 408 p., 33 €

Non des éclairs isolés, cependant, en ce qu’à chaque fois qu’ils frappent c’est une constellation qui se dessine – Anders dirait une « généralité », d’où le sous-titre : Une anthropologie philosophique. Ni des instantanés, car ce qu’ils éclairent l’est durablement ; son anthropologie fonde une pensée, qui est aussi une critique. 

De Heidegger d’abord, qui, écrit Anders, en posant que « la vie est en général un “être-déjà-dans-le-monde” […] tranche le problème en considérant le fait même qu’on le pose comme absurde, passe finalement à côté du fait troublant de ce questionnement séculaire ». Si ce fait trouble effectivement la philosophie, explique plus tard Anders dans « Besoin et concept », en 1936-1938, c’est précisément que le besoin y dérange le concept.

On peut certes admettre avec Heidegger que l’on « est toujours déjà “dans le monde », concède alors Anders, mais y être ne veut pas dire pour autant qu’on soit « déjà auprès des choses qui constituent ce monde ». Entre l’être et le monde subsiste en effet à ses yeux une distance que le besoin fait sentir, qu’il fait ressentir comme irréductible puisque le besoin persiste.

« Même celui qui meurt de faim et qui ne peut pas s’approvisionner en nourriture est “dans le monde”. Mais il ne serait pas contre l’idée d’échanger le monde contre un rôti », glisse Anders. En confrontant le théorique au prosaïque, son analyse ne signale pas simplement l’idéalisme inavoué de la philosophie heideggérienne, elle pointe aussi comment le besoin révèle à la fois l’étrangeté radicale de l’homme au monde (son « extranéité », qui traduit l’allemand « Weltfremdheit ») et ce qui, dans ce monde, lui résiste. 

Parce que le lièvre résiste au chasseur qui a faim en le faisant courir derrière lui, écrit par exemple Anders, « cette résistance (la rapidité) est en fait la première propriété du lièvre. Elle est vraiment sa propriété propre, c’est-à-dire précisément ce qui empêche qu’il devienne ma possession » ; « la propriété d’un objet est donc le pouvoir de cet objet de ne pas devenir ma possession ». Autrement dit, son pouvoir de maintenir une distance apparaît comme la donnée essentielle de la relation d’extranéité qui s’impose à l’homme et le définit à l’égard du monde comme « être-dans à distance ».

Gunther Anders, L'humain étranger au monde
Sources matérielles © CC BY 2.0/Carolyn P Speranza/Flickr

Bien qu’il ne fasse que l’insinuer, Anders soupçonne qu’il y a plus encore dans le fait que la philosophie de Heidegger « escamote le besoin » : c’est qu’en l’escamotant elle se soustrait finalement au sentiment comme à la notion de honte. À une honte de promiscuité, celle qu’entretiennent l’homme et l’animal, comme Anders s’en amuse dans une interview fictive de 1988 où il soutient que Heidegger « avait une peur de païen (ou plutôt une peur de cureton) de l’existence du règne animal », et à une honte qui, en fin de compte, a à voir avec la conscience de la distance qui sépare l’homme du monde, et que dévoile précisément le besoin (animal) de manger. Pour Anders, l’homme serait en somme à la fois trop loin du monde dans lequel il tombe et trop près des animaux sur lesquels il tombe pour que la honte ne l’assaille pas d’une manière ou d’une autre ; ce dont Heidegger a cherché à se dédire.

Dans l’anthropologie philosophique que développe ainsi Anders par touches successives, la honte occupe une place centrale : à équidistance de la liberté, dont elle est le « corrélat existentiel », et de la timidité, dont « elle se distingue essentiellement ». Tandis que la honte désigne « une non-congruence définitive et irrémédiable de l’humain avec lui-même », la timidité, quant à elle, « exprime le ne-pas-être-encore-congruent avec son monde. » Lorsque l’homme s’ouvre timidement au monde – « même s’il lui fait peur » –, la timidité, écrit Anders, connaît alors son « moment spécifiquement esthétique » : la grâce, laquelle « est certes à la distance de la beauté, mais elle n’y reste pas, elle se rapproche du monde ».

Dans le cas où il est cette fois le fruit de la liberté, ce rapprochement n’intervient pas esthétiquement, mais plutôt artistiquement, bien qu’Anders ne le définisse pas exactement en ces termes. Si on peut néanmoins le lire à l’aune de l’activité artistique, au double sens technique et poétique du mot, c’est qu’« en tant qu’homo faber l’homme façonne le monde, le change par son intervention, transporte en lui son propre devenir ». De même que « son essence est l’instabilité », note Anders, « l’artificialité est la nature de l’homme ». 

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Sa liberté, soutient-il, « consiste manifestement dans ce fait que l’humain est capable de compenser dans une certaine mesure son extranéité au monde et sa coupure au monde ». L’art est l’un des moyens de compensation à sa disposition et la distance la condition de possibilité de ce moyen. L’homme est en effet libre dans la mesure où il jouit de ce dont il souffre – cette distance qui lui garantit sa « non-fixation-à ». 

La thématisation que propose Anders s’avère ici très proche de celle que développe Emmanuel Levinas en 1935 dans De l’évasion. Une proximité qui n’est sans doute pas fortuite, puisque Levinas a traduit dès 1930 « Une interprétation de l’a posteriori » d’Anders qui figure en deuxième position dans le présent volume. Pour sa part, Levinas parle de « dérivation », et juge que « ce qui apparaît dans la honte c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même », tandis que chez Anders (mais cette différence résulte en réalité d’un même processus) elle vient de ce que « le moi veut se débarrasser du fait d’avoir été livré », d’avoir été livré ainsi au monde – nu dirait Levinas, affamé pense Anders – et de constater ainsi que l’origine a, comme le monde, « une longueur d’avance sur moi (en tant que je ne me suis pas posé moi-même) ».

La liberté offre cependant à l’homme une possibilité de réduire cette longueur d’avance et de s’imposer lui-même, de reprendre l’avantage en transformant le monde qui lui a été donné pour se l’approprier. « Pour pouvoir vivre “dans son monde”, l’humain en crée et en développe un autre ; il transforme le monde. » Le monde qu’il se forme ainsi est toutefois nécessairement un autre monde, en effet. Par quoi « l’humain est un être véritablement utopique », observe Anders en se référant explicitant à Karl Mannheim et en anticipant sur les développements que donnera plus tard Hannah Arendt à cette faculté humaine de commencer quelque chose de fondamentalement nouveau. 

Ce dernier adverbe est d’importance dans la mesure où Anders précise lui-même, par contraste avec Mannheim et d’accord avec Arendt, qu’il ne conçoit « cependant pas l’être utopique comme une conscience spécifique, mais comme la position fondamentale de l’humain dans le monde, la position à partir de laquelle seulement une conscience spécifique est compréhensible ». L’homme est donc fondamentalement utopique parce que sa seule manière de coïncider avec le monde est de s’en créer un autre, si bien que la honte ne cesse jamais de le guetter, ni la timidité de le porter esthétiquement au seuil du monde pour tenter, non pas d’abolir la distance qui l’en sépare, ce qui reviendrait à se séparer du même coup de la honte, mais de la réduire.

Le timide ressent sa propre étrangeté comme l’étrangeté du monde. C’est pourquoi il est tout près d’être libre comme il est tout proche du monde, d’où la grâce qui entoure par moments son approche. Mais il sait qu’il n’y est pas encore, qu’il n’est pas encore au monde car, le besoin se faisant sentir de vaincre sa timidité, la honte continue d’accompagner son approche. 

Sans doute serait-il réducteur de définir la pensée d’Anders comme une philosophie de la timidité, ne serait-ce que parce que cette dernière notion n’y évolue pas seule, mais indissociablement, on le voit, de celles de honte et de liberté. La regarder sous cet angle permettrait cependant d’apercevoir la direction qu’indique sa philosophie – vers la rencontre.

« Être-libre, écrit Anders, signifie : ne pas être lié à quelque chose de déterminé, ne pas être taillé pour quelque chose de déterminé, être dans la possibilité de rencontrer une chose arbitraire ». Or, quoi de plus intimidant qu’une « chose arbitraire » ? Et s’il est vrai qu’étant libre « c’est aussi mon propre moi que je rencontre », lequel, « pour autant qu’il est du monde, […] est étranger à lui-même », en sorte que « rencontré comme contingent, le moi est pour ainsi dire victime de sa propre liberté », quoi de plus intimidant que de rencontrer un être arbitraire ?

Mais dès lors que faire la rencontre – de quelque chose ou de quelqu’un – implique d’en faire l’expérience, et qu’il n’est pas de rencontre ou d’expérience qui n’engage une transformation de l’être, alors la liberté que prend le timide en se portant à la rencontre de quelque chose ou de quelqu’un devient « le fondement du logos, de l’“interpeller en tant que…” », écrit Anders. Là où, chez Levinas, cette interpellation se produit sur le mode d’une épiphanie ouvrant à une éthique, chez Anders, en définitive, la rencontre éclaire un espace politique.